Keep Watching the Skies! nº 12, mai 1995
Jack Finney : la Pièce d'à côté
(Woodrow Wilson dime)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial
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Datant de 1968, ce livre n'avait jamais été traduit. Ce ne sont pourtant pas les traductions d'œuvres mineures qui manquent. Peut-être Finney ne pouvait-il être que l'auteur de l'Invasion des profanateurs de sépultures… Et puis “Présences” a publié le Retour de Marion Marsh et le Voyage de Simon Morley. Une histoire de fantôme et d'actrice de cinéma, une histoire de voyage dans le temps par la seule force de la pensée. Du fantastique, à vrai dire, mais tellement adossé à la réalité historique, tellement lié à ce jeu avec le temps qui est l'un des ressorts majeurs de la SF, qu'on pouvait hésiter. Et se demander dans quelle PdF Denoël les rééditera un jour. Enfin, c'et peut-être cela qui a débloqué la machine et fait publier ce roman. Pas désagréable, loin de là.
Cette fois, il est question d'univers parallèles. Avec même un article du Scientific American sur le sujet, lu par le héros, pour que tout un chacun comprenne. Sait-on jamais. Comme dans le Voyage…, on ne va pas s'embarrasser de quincaillerie, d'inventions, ou de gadgets. Une pièce de monnaie, celle du titre, celle du titre original aussi, suffit pour changer d'univers. Il faut dire qu'elle n'existe pas dans le nôtre. Et lorsqu'on l'utiliser pour acheter le journal, dans un kiosque qui existe, identique à lui-même, dans deux mondes, on glisse. Et on reçoit le New York Sun, disparu depuis longtemps chez nous, à la place du New York Post. Et New York a encore des bus à impériale où les passagers chantent en chœur, ne connaît pas la fermeture éclair, ni la bicyclette, vient tout juste de découvrir le Coca-Cola, n'a jamais entendu parler des livres de Mark Twain, ni de Autant en emporte le vent. Pas plus que des chansons du Grateful Dead.
Dans ces conditions, l'amateur de SF se lèche les babines. S'il s'intéresse à l'Histoire, il imagine ce que peut impliquer le fait que Wilson bénéficie d'une pièce d'usage courant. Il rêve d'un monde complexe, avec sa logique, son histoire, ses idéologies. Et il est déçu. Parce que ce n'est guère de cela qu'il s'agit. Parce que le fait que Paul Newman vende des bonbons ne saurait le satisfaire. Pas plus que quelques allusions manifestes (et alors passablement prémonitoires) à Ronald Reagan. Parce que même la catastrophe engendrée par la première tentative de bicyclette artisanale n'est pas suffisante. Parce que, tout simplement, l'auteur a écrit un scénario de téléfilm, réalisable à moindres frais (les bus à impériale sont la seule source de dépenses exagérées, on coupera dans l'adaptation).
Parce qu'il a écrit aussi, et avec talent, un vaudeville. Qu'il s'est intéressé à son héros, raté notoire et que l'habitude conjugale mène lentement mais sûrement à couler son mariage, qu'il l'amène dans un monde où il est un publicitaire brillant, où il a épousé la fille de ses rêves, où il fait dix centimètres de plus et a les cheveux qu'il souhaite, bref où tout va bien pour lui. Quitte à le faire s'ennuyer, à lui faire rencontrer celle qui est, dans “notre” monde, son épouse, à l'embarquer dans une histoire compliquée et passablement loufoque (un vol exécuté déguisé en chien Saint-Bernard, ce n'est pas à proprement parler courant), et à le ramener dans son monde d'origine, au nom de la morale toute leibnizienne qui veut qu'au bout du compte nous vivions dans le meilleur des mondes possibles.
On est aux limites du théâtre de boulevard. Ça pourrait être plus drôle, plus délirant (on se demande ce qu'en aurait fait Sheckley). Ça pourrait être plus pétillant (on imagine aux commandes le Wodehouse des Jeeves, ou le Guido Morselli de Divertimention 1889). Mais il faut avouer que comme tel, ce n'est pas désagréable, que ça assure un bon moment de distraction. Et dans les transports en commun, autobus à impériale ou pas, ce n'est déjà pas si mal.