Keep Watching the Skies! nº 15, octobre 1995
Mike Resnick : Enfer ~ Paradis ~ Purgatoire (l'Infernale comédie)
(Inferno ~ Paradise ~ Purgatory)
romans de Science-Fiction ~ chroniqué par Éric Vial
Les trois derniers volumes de Mike Resnick sont typiquement de ceux dont on ne parlera pas de la même façon dans un fanzine ou dans le recoin réservé à la SF dans une revue non spécialisée. Dans ce second cas, on parlera des personnages, chasseur de gros gibier, chef d'Etat corrompu et quelque peu assassin, mais qui finit par représenter un moindre mal, missionnaire ou copie conforme du peu regretté Idi Amin Dada. Pour dire qu'il y a là une épaisseur qui n'est pas négligeable dans un genre réputé à tort pour en manquer. On parlera même peut-être du jeu des récits successifs, des points de vue divergents, des histoires qui se relient entre elles, de la technique qui fait de diverses nouvelles un roman, grande spécialité de la SF, parfois un peu oubliée depuis l'âge d'or, et particulièrement efficace ici. Et on parlera évidemment du fond du récit, c'est à dire de l'histoire de trois planètes, transpositions tout à fait explicites du Kenya, du Zimbabwe et de l'Ouganda.
Ce qui permet quelques réflexions sur la colonisation, sur la décolonisation, sur l'état dramatique de l'Afrique d'aujourd'hui. Avec quelques nuances selon l'orientation idéologique du journal où l'on écrit. Avec de toutes façons des considérations élogieuses sur l'absence de manichéisme de l'auteur, qui veut comprendre tous les points de vue, qui ne fait pas dans l'angélisme primitiviste pseudo-rousseauiste et ne se fait guère d'illusions sur la misère pré-coloniale, mais qui n'entonne pas non plus la vieille antienne du “fardeau de l'homme blanc”, et qui montre comment et l'égoïsme “civilisé” et les meilleures intentions aboutissent également à des catastrophes (de la simple misère aux massacres massifs), la leçon tenant peut-être dans un des derniers dialogues du dernier volume, quand il est dit que les Faligoriens (lire “Ougandais”), après s'être longuement entre-massacrés, veulent montrer qu'ils ont pardonné aux humains (lire “Européens”) :
« Pardonné ? et quoi donc ?
— Ce que nous avons fait à un monde parfaitement paisible et magnifique.
— Ce que vous avez fait ? Mais enfin, vous lui avez apporté l'alphabétisation, la médecine et la civilisation !
— Et s'il a de la chance, il y survivra peut-être. ».
Quitte à préciser qu'il y a parfois, fugacement, de l'espoir, un semblant de dignité retrouvée pour les habitants de Peponi, le “paradis” kenyan en déconfiture, ou une volonté de s'en sortir après les pires massacres sur Faligor (encore que le contexte puisse aussi faire conclure aux nouvelles bonnes intentions prêtes à paver un nouvel enfer, et à de nouvelles monstruosités au-delà des pages du livre, c'est à dire dans notre avenir).
Bref, ailleurs que dans un fanzine, il sera bon soit de montrer qu'il s'agit de romans intéressants, avec une réelle épaisseur des personnages, soit qu'il ne s'agit pas, bien loin de là, du pire moyen de découvrir, à peine transposée, l'histoire de pays que la culture francophone ignore superbement, à quelques neiges de Kilimandjaro près.
Evidemment, c'est là que, justement, dans un fanzine, le bât blesse. Je peux bien jubiler en trouvant la confirmation de l'identité entre SF et histoire, vieille obsession personnelle, mais je suis tenu de râler. Parce qu'il ne suffit pas de donner un autre nom aux éléphants, aux girafes ou aux lions, aux big four et de les agrandir un peu, ni même de remplacer l'ivoire par des pierres précieuses, pour faire des bestioles extra-terrestres décentes. Parce qu'il ne suffit pas de décider que les indigènes ont des ouïes, sont dérivés des reptiles, ou sont couverts d'une sympathique fourrure dorée, pour que leur société devienne en quoi que ce soit étonnante. Parce que l'on est en droit de s'étonner de ce que la psychologie humaine, dans assez de millénaires pour qu'un empire stellaire ait été élaboré, soit aussi peu différente de celle de notre xxe siècle, même si c'est là un problème permanent, et à peu près insoluble sauf à risquer l'illisibilité totale. Parce qu'on a affaire au décalque pur et simple, jusque dans nombre de détails, de l'Histoire telle qu'elle s'est déroulée, telle qu'elle se poursuit, dans les trois pays sus-cités.
D'où un exercice de grand écart pour le critique. Parce que ces livres se lisent avec plaisir, avec intérêt. Surtout quand on ne connaît pas déjà l'histoire, ce qui doit, aux fantaisies idi-amin-dadiennes près, le cas de nonante-neuf-quelque-chose pour cent des francophones. Parce que c'est bien construit, bien écrit, intéressant, que (voir plus haut) ça peut même faire réfléchir. Et qu'en même temps, cela pourrait mériter la traditionnelle (et infâmante ?) mention "ceci n'est pas de la SF". Mais après tout, il n'y a heureusement pas que la SF dans la vie… Et d'habitude, quand autre chose (histoires de pirates, polar ou surréalisme de bazar) se cache sous cette étiquette chère à notre cœur, c'est en moins réussi que ces trois romans, éminemment recommandables.