Keep Watching the Skies! nº 15, octobre 1995
Greg Bear : Héritage
(Legacy)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.
Avec Éon, Greg Bear avait enfin créé un artefact géant à la mesure de ses ambitions dans la SF “hard” — ce tube infini peut transporter la semence humaine au travers d'incroyables distances dans l'espace et dans le temps.
Il est donc naturel qu'il revienne greffer des branches à sa création et, plus encore que dans Éternité, la Voie elle-même n'est que prétexte et cadre préalable aux péripéties vraiment prenantes qui vont se produire loin d'elle.
L'action se situe donc avant la découverte de Thistledown par les humains du xxie siècle décrite dans Éon (ou après, selon l'échelle temporelle dans laquelle on se place…) et met en scène Olmy, jeune officier des forces de Défense de la Voie, qui accepte une mission d'espionnage un peu particulière : se rendre sur la planète Lamarckia, accessible seulement au travers des géométries spatio-temporelles enchevêtrées de la Voie, pour en apprendre plus sur le sort de la colonie de Lenk. Lenk, un Nadérite (nous dirions écologiste) extrémiste, avait entraîné dans son hégire quelques milliers de ses fidèles, il y a de cela des années, en quête d'un nouveau mode de vie loin de l'ambiance ultra-technologique de la Voie.
Caprice de l'espace-temps : des décennies ont passé sur Lamarckia, et, les communications se révélant impossibles avec ses supérieurs, Olmy se trouve entraîné dans des aventures qui, sur un monde pauvre en métal et en équipement perfectionné, ont un fort parfum de la marine à voile du 19e siècle. Et le voyage d'exploration scientifique qui va occuper la meilleure part du livre projette l'ambiance qui a dû être celle de ceux de… Darwin.
Car, comme son nom l'indique, la grande particularité de Lamarckia est la façon dont la vie s'y est développée : on n'y trouve ni animaux, ni plantes au sens habituel, ni même de chlorophylle, de structure cellulaire ou d'ADN ! Les êtres vivants, baptisés ecoi, sont gigantesques — ils peuvent couvrir un continent entier — et donc très peu nombreux, mais ils s'adaptent constamment, et peuvent, en fonction des informations reçues, créer de nouveaux appendices qui seront capables de croître ou se déplacer. Et l'arrivée des humains constitue pour certains des ecoi à la fois un danger et une information de première grandeur…
Bear sait se montrer fascinant quand il décrit un ecos qui est en fait une tempête vivante d'un diamètre qui se mesure en centaines de kilomètres ; les détails de la biologie de son monde, présents dans la vie de tous les jours (on ne dit pas bois mais xyla, ni plante, mais phytid, etc) finissent par acquérir une présence pesante.
Pesantes aussi sont bien des interactions, et bien des dialogues, entre les personnages humains. Comme cela lui arrive, Bear n'a pas su leur donner une dimension qui leur permette de tenir tête à l'environnement ahurissant qui est le leur. Cela peut s'expliquer en partie par leur isolement, le facteur “village” — les scientifiques de Lamarckia, par exemple, sont bien conscients que, même s'ils sont les plus doués parmi les quelques milliers de colons humains de la planète, ils n'ont sans doute pas les capacités intellectuelles, ni la formation, ni les sources documentaires, qui leur permettraient de tirer pleinement profit de l'extraordinaire objet d'étude au sein duquel ils survivent.
Survivent, plutôt que vivent, car la culture des plantes d'origine terrienne n'a jamais réussi pleinement sur Lamarckia. Et la pauvreté a délité la société utopique que Lenk, qui se révèle un chef indécis, voulait construire. Au point qu'Olmy arrive sur une planète déchirée par la guerre civile, et que sa première vision en est un village dont la population entière a été systématiquement massacrée par une bande appartenant à une fraction sécessionniste. On se croirait en Bosnie…
Dans la Reine des anges, Bear avait fort bien exploité l'horreur du mal que peut recéler l'esprit de l'homme. Il y a des scènes poignantes dans Lamarckia, mais rien de comparable ; le livre n'arrive pas à se décider entre exploration exotique et conte moral — ou ne sait pas entrelacer les deux. Cela explique sans doute ma relative déception avec ce livre, qui, malgré l'originalité de ses idées, doit naviguer au mieux des possibilités d'un vaisseau à voile construit sans talent, et se passer des feux d'artifice technologiques de Éon ou l'Envol de Mars. Quant à la source du mal, elle est aussi humaine, aussi faible, que Lenk a pu l'être — et, même si cela sonne très vrai, ce n'est pas spectaculaire.
Bear dénonce tranquillement les ravages d'un refus obstiné de la technologie, et nous plonge dans une biologie onirique. Ce n'est pas suffisant pour réussir un livre, même si celui-ci se lit avec intérêt.
Notes
››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 26.