Keep Watching the Skies! nº 16, janvier 1996
Charles Sheffield : Georgia on my mind and other places
recueil de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Sheffield est arrivé en SF à la fin des années 70, déjà riche d'une carrière scientifique respectable. A l'époque, il faisait figure de nouveau Arthur C. Clarke. Il a fait preuve depuis d'une bonne diversité d'inspiration, mais est toujours resté fidèle à la SF classique, campbellienne — ainsi qu'à cette forme d'expression privilégiée de la SF campbellienne qu'est le texte court, récit ou nouvelle : rares en effet sont les auteurs qui, à côté d'une abondante œuvre romanesque, peuvent se vanter de compter six recueils de nouvelles (dont les tables des matières ne se recoupent jamais, souligne fièrement Sheffield en avant-propos).
Il y a quelque chose de fanique dans les gags de Sheffield, en particulier les deux textes très courts qu'il a inclus ici et sur lesquels il se refuse à faire le moindre commentaire… mais dans le portrait d'un auteur de SF intolérablement imbu de lui-même qu'il donne dans "Obsolete Skill".
Plus sérieuse et toujours profondément pétrie de culture SF, "Humanity Test" travaille un thème éternel du genre : quelles sont les limites de la condition humaine ? Ici, il s'agit de singes à l'intelligence améliorée, qu'une entreprise traite comme du bétail. Les avocats de la société tirent argument d'une mutinerie dans l'espace où ils seraient impliqués pour les dépeindre comme des bêtes sauvages ; curieusement, tout le débat se concentre alors sur la question de leur culpabilité dans la mutinerie — qui ne serait pas, à mon sens, une preuve de manque d'intelligence, mais seulement de manque de soumission ! De tels manquements mineurs à la logique, souvent causés par la simplicité émotionnelle des intrigues, sont typiques des maladresses qui font de Sheffield un auteur qui, s'il est attachant, ne peut être rangé au nombre des maîtres du genre. Cela dit, "Humanity Test" propose une variation astucieuse sur une œuvre qui est un point de repère du genre — ce qui est une grande tradition de la SF — et y arrive grâce à une cruauté d'imagination qui fait souvent défaut à la SF.
Toutefois, Sheffield est souvent plus intéressant quand il se laisse aller à son intérêt pour l'histoire de la science, comme dans "Beyond the Golden Road" ou "Georgia on My Mind". La passion pour l'érudition oubliée se double souvent d'une passion pour les lieux exotiques — site d'archives encore inconnues, de découvertes à faire dans notre monde, ou lieux d'émerveillement pour les hommes d'une époque où le monde connu était tellement plus restreint. On retrouve l'exotisme dans "Trapalanda", qui est située en Patagonie.
Un autre motif récurrent marque ce recueil, celui du décès d'un conjoint, réalisé ou potentiel, morbide ou accidentel. Sheffield laisse clairement entendre qu'il a perdu sa propre épouse, et on sent qu'il en reste marqué.
Plus profondément, et comme dans le Frère des dragons, Sheffield est obsédé par la dérive du pouvoir absolu. Pouvoir politique dictatorial, conçu comme une donnée du récit dans "The Bee's Kiss" ou "The Fifteenth Station of the Cross", ou pouvoir de l'argent dans "Deep Safari", "Health Care System", "Trapalanda". Que les questions médicales soient au premier plan dans deux de ces histoires sur trois n'aura rien pour surprendre quand une proportion de plus en plus élevée des richesses que nous produisons est consacrée à la médecine — et quand le fossé entre riches et pauvres sur ce plan est sans cesse plus criant, aux USA tout au moins.
En dépit de ces quelques fils conducteurs, ce recueil présente une remarquable diversité de ton, de longueur, d'atmosphère. Sheffield nous fait partager son érudition sur des sujets invraisemblables (la philathélie, par exemple), et montre pour des sexualités déviantes un niveau de compréhension rarement atteint par les auteurs de SF de la vieille école.
Cela dit, ses dialogues ne sont pas les plus légers du monde, et les tournants de ses histoires s'annoncent à grands coups de freins. Chacune de ses nouvelles est centrée sur une idée directrice, presque mathématique dans sa rigidité. Cela plaira aux gens qui aiment leur SF non-délayée, même si on pourrait ergoter sur la classification d'un texte ou deux (en dépit de ses spéculations, je considère "Beyond the Golden Road" comme pure fiction historique — l'histoire en question touchant aux mathématiques, certes, mais sans rien de conjectural).
Il est intéressant de noter que la plupart des récits de SF “pur sucre” de ce recueil sont parus dans ce même Isaac Asimov's science fiction magazine qui a publié quantité de textes éloignés des canons du genre (cf. les recueils de Connie Willis et Lisa Goldstein chroniqués dans ce numéro). Malgré son éclectisme, la revue demeure un lieu de création de la SF d'aujourd'hui. Quant à Sheffield, il nous rappelle pourquoi nous aimerons toujours la SF d'hier… et pourquoi elle sera encore vivante et évolutive demain !