Keep Watching the Skies! nº 16, janvier 1996
Marc Lemaire : imagine… 72
revue de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel
Le numéro 72 d'imagine… étant arrivé dans ma boîte à lettres, je me suis empressé de le lire. Il s'agit d'un numéro un peu hétéroclite, mais d'une bonne tenue en général.
Il y a une coquille dès la première page de la Présentation, où Marc Lemaire affirme que la revue compte bien résorber son retard d'ici la fin de 1995. Il faut bien sûr lire 1996, puisqu'en ce mois de décembre, nous recevons le numéro de juin. Je parle coquilles puisque, dans la liste des livres reçus, la rédaction d'imagine… relève les coquilles un peu trop nombreuses dans l'anthologie Out of this world en formulant le souhait que la version française soit moins entachée d'erreurs typographiques. C'est assez rigolo puisque, juste en face, imagine… recense un roman inédit d'Ayerdhal appelé Sexomorphes, qui fait suite sans doute à Sexomorphoses… Par contre, je dois malheureusement signaler aux gens d'imagine… que les erreurs, à en juger par ma propre expérience, seront sans doute plus nombreuses dans la version française de l'anthologie de la Bibliothèque nationale du Canada : non seulement les éditions RD qui s'en occupaient ont fait fi de toutes les corrections que j'avais portées sur les épreuves de mon propre texte, mais la bande d'incompétents en question a aussi retranché la petite bibliographie à la fin de mon article. À bon acheteur, salut !
Cinq nouvelles dans ce numéro. La première, "la Cité de Penlocke", a remporté le Concours Septième Continent en 1995. Signée Natasha Beaulieu, cette nouvelle nous transporte dans la ville de Penlocke, occupée par des criminels et donnée en pâture à des visiteurs extraterrestres, ravagée par la peste et la désespérance, le lieu de mystérieux enlèvements… Le suspense et l'ambiance sont tout à fait au point. Le personnage du détective déchu est amusant et les péripéties sont percutantes, mais la fin reste dans la même note que le reste de l'histoire, c'est-à-dire que c'est une nouvelle anecdote dans une série d'anecdotes d'égale valeur. Malgré une révélation glaçante quant à la nature de la femme aimée par ce privé, la fin nous fait seulement plonger plus loin dans le désespoir, et d'un seul incrément. Autrement dit, l'auteure n'offre ni l'annihilation de tous les espoirs ni la rédemption des personnages, et c'est ce qui empêche le texte de transcender pleinement un décor qui joue sur les archétypes au point de friser parfois les stéréotypes.
La nouvelle d'Yves Meynard, "Chasseur et proie", joue aussi sur les effets de familiarité, puisqu'on a droit aux scènes d'une exposition, pourrait-on dire, dans un univers néo-victorien. En effet, un homme visite systématiquement les pavillons d'une exposition universelle, à la recherche de la femme qu'une mystérieuse organisation l'a chargé de tuer. Mais lorsque les médicaments qu'il prend viennent à manquer, il perd ses certitudes, se laisse convaincre qu'il n'était qu'un mythomane qui avait tout inventé. Si la nouvelle se résumait ainsi, on ne s'y arrêterait pas longtemps. Toutefois, Meynard engage un jeu subtil avec le lecteur puisque le monde fabulé par le protagoniste ressemble fort au nôtre. Autrement dit, il faudrait croire à l'univers fictionnel de la nouvelle, un monde au charme vieillot où il y a des sirènes et des hybrides, pour être certain de la mythomanie du protagoniste, mais ce serait alors au prix de croire un peu moins à la réalité de notre propre monde. Et puis, que penser du fait qu'un personnage appelé Andersen — comme dans Hans Christian — se retrouve face à face avec une sirène ou que la drogue qui lui manque s'appelle la calliopine, du nom de la Muse protectrice de la poésie épique et de l'éloquence ? C'est clair qu'à la fin de la nouvelle, Andersen est un peu comme une sirène hors de l'eau, dont les jambes lui permettent de marcher dans le monde de tous les jours, mais qui regrette le royaume dont il a été expulsé. Et Meynard sait nous faire regretter par la même occasion la poésie de tous les mondes imaginaires, qu'ils soient ou non le sous-produit d'une simple drogue.
Cependant, faudrait-il alors croire, comme le protagoniste vers la fin de l'histoire, que l'univers est plein de sens, ce qui n'est proprement vrai que dans une fiction ? Cette piste métafictionnelle n'est qu'esquissée. Les faits objectifs de la nouvelle militent en faveur de l'interprétation la plus évidente, c'est-à-dire que ce monde est rêvé par le chasseur Andersen, victime des drogues qu'il absorbait pour édulcorer la réalité trop plate, trop grise de sa vie. La subjectivité d'Andersen le porte à croire qu'il s'est fait rouler, même s'il ne sait pas comment. Le lecteur peut choisir de croire à un jeu métafictionnel, à une manipulation, à une fabulation dans un monde parallèle ou à une ambiguïté voulue. Je n'ai pas trouvé d'indices décisifs, car on en sait très peu sur ce monde. C'est le genre de texte qui court le risque de la surinterprétation sauf si c'est l'ambiguïté qui est la finalité désirée, car, une fois qu'on encourage le lecteur à appliquer le doute systématique, on n'est plus maître de l'histoire. Stratégie dangereuse, donc…
Par bien des côtés, la nouvelle "Gloup !" de Sylvain Lafontaine fait un peu l'effet d'une guimbarde inutilement flamboyante quand on la lit à la suite du texte beaucoup plus riche d'Yves Meynard, dont le style est parfaitement maîtrisé, fluide et mesuré. C'est un texte parodique qui s'en prend à l'idée du mercenaire sans peur et sans reproche. Un mercenaire provenant d'une colonie lointaine est envoyé sur Terre pour exécuter quelqu'un, mais il est vite dérouté par les Terriens et leur manie de la publicité. Il est pris au piège de la lutte entre les bières Beurk et Gloup, mais tout est bien qui finit bien. Gloup ! Efficace et amusant, et un début prometteur pour un jeune écrivain de 24 ans dont c'est le premier texte publié.
La nouvelle "la Fleur noire" de Luc Labbé est moins amusante et moins efficace. Je me demande d'ailleurs si, à la demande de la direction littéraire, l'auteur n'aurait pas été obligé d'ajouter une sorte de postface péniblement explicative à l'histoire principale de deux marginaux, chômeurs et terroristes, qui, capturés par la société, se font expédier dans une enclave bucolique et naturelle. Sans doute que non puisque se font déjà jour dans cette première histoire certaines failles logiques. Et certaines faiblesses. Si les deux protagonistes ont passé tout ce temps dans une sorte de réalité virtuelle, on se demande comment ils y entrent, alors qu'il est clair quand ils en sortent. Si, à l'aller comme au retour, c'est dans la soi-disant navette qu'ils sont endormis, la scène avec le fonctionnaire frustré apparaît comme fantasmatique et plutôt comme une preuve que le mépris que le fonctionnaire leur voue est rendu au centuple par ces marginaux, qui ont du sang sur les mains. Enfin, lorsque les personnages ont le choix entre un retour dans ce paradis naturel et une remise en liberté assortie de menaces de harcèlement continu, ils ne savent pas et on ne leur dit pas que c'est une réalité virtuelle. D'une part, ils semblent moins intelligents que nécessaires et ça contredit un peu ce qu'on nous a dit de ce monde si prévenant, si libéral, qui voudrait certainement que même des délinquants sachent dans quoi ils s'engagent (et de futurs délinquants l'apprendraient sûrement, d'une façon ou d'une autre). D'autre part, le texte est moins mordant qu'il aurait pu l'être, puisque ce serait beaucoup plus intéressant de voir ces marginaux choisir sciemment entre la Noble Cause de la subversion de l'ordre établi et dix ans dans une réalité virtuelle idyllique…
Enfin, nous avons droit à un texte très court de Thierry Deluc, "Je ne suis pas un numéro…", où l'auteur déploie une prose très poétique au service de quelques jeux de mots (assez réussis), d'une thèse sur l'élimination des travailleurs par l'informatique et d'une chute plutôt faible (je l'ai jugée ainsi en tous cas, puisque je me souviens d'avoir vu au Musée de Québec, il y a quatre ans, un cliché par une artiste-photographe représentant la nuque d'un homme, marquée par un code-barres).
Le niveau de l'ensemble est fort bon et ce sera intéressant de voir si Galaxies livrera des numéros d'un niveau comparable, ou meilleur…