Keep Watching the Skies! nº 16, janvier 1996
Jean-Luc Fromental : Dix retours vers le futur
anthologie de Science-Fiction ~ chroniqué par François Rahier
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Le livre à 10 F, une idée venue d'Italie très vite reprise en France par un petit éditeur, les "Mille et une nuits", a redonné un second souffle aux textes brefs, nouvelles ou courts romans. Librio, Les Classiques d'Aujourd'hui au Livre de Poche, Flammarion avec une formule à 15 F en GF, reprennent des textes parfois introuvables suscitant un intérêt renouvelé chez les lecteurs peu fortunés ou qui reculent devant les gros pavés.
Les Mille et une nuits justement proposent depuis peu des coffrets anthologiques rassemblant des textes quelquefois mal connus de leur catalogue : ainsi ont vu le jour récemment Dix morales pour le monde, Dix petits noirs ou Dix chefs-d'œuvres de l'érotisme. Le dernier paru, Dix retours vers le futur, offre un éventail diversifié de petits joyaux de la littérature d'anticipation, venus d'un passé fort honorable (Verne, Wells ou Maurice Renard décidément très courtisé en ce moment [1]), de l'âge d'or américain (Simak ou Sheckley), ou de notre post-modernité tragiquement circonspecte (Dick, Moorcock, Ballard ou Gibson). Pour couronner le tout, un inédit dû à la plume du français Lorris Murail, La méthode albanaise, un texte dur à l'écriture âpre sur des lendemains qui déjantent.
Publié sous la responsabilité de Jean-Luc Fromental, qui signe les notes biographiques à la fin de chaque volume et a traduit les textes de Moorcock, l'ensemble se présente sous la forme de dix petits volumes au format approximatif 10, 5 x 14, 5 ; les couvertures sobrement illustrées sont quelquefois signées Marion Bataille ; le nombre de pages varie de 30 à 103. L'emboîtage cartonné propose, comme le dossier de presse, les volumes dans un ordre à peu près chronologique, qui ne correspond pas à la numérotation — partielle — des volumes dans la série.
Le premier volume propose la xième reprise de La journée d'un journaliste américain en 2890, de Jules Verne. Il s'agit du texte paru pour la première fois dans la revue américaine the Forum en février 1889 dont on sait maintenant que la paternité revient à Michel, le fils de l'écrivain. Quoi qu'il en soit, l'oeuvre, que Jules Verne assuma dans une version légèrement différente publiée l'année suivante, s'inscrit bien dans la perspective des rares anticipations authentiques de la série des "Voyages extraordinaires", situés dans leur grande majorité au xixe siècle. La publication en 1994 d'un inédit de taille, Paris au xxe siècle (Hachette), qui est avec "l'Éternel Adam" [2] le troisième récit de Verne situé dans le futur, a montré que l'auteur, héritier du romantisme et des Lumières, n'était pas l'optimiste béat et bon enfant que le dossier de presse des "Mille et une nuits" s'obstine à voir en lui.
On oppose encore Verne et Wells, en effet ; en comparant leurs productions à l'occasion de cette publication, le lecteur leur découvrira bien des points communs : une vision ironique, teintée de pessimisme, de l'avenir d'un homme dont ni l'un ni l'autre ne désespèrent pourtant. De H. -G. Wells, l'éditeur reprend Le Nouvel accélérateur, dans la traduction d'Henry D. Davray et B. Kozakiewicz publiée déjà par le Mercure de France (Récits d'anticipation, 1988).
L'Homme qui voulait être invisible, de Maurice Renard, que son auteur sous-titre "Histoire dans le goût britannique", appartient aussi à cette première époque de la science-fiction où, des deux côtés du Channel, sous l'influence des pères fondateurs Verne et Wells, et encore mal assurée sur le terreau des origines (le conte philosophique du xviiie siècle dans le goût de Voltaire ou de Diderot), la littérature de SF hésite toujours entre l'anticipation et l'apologue, l'utopie et la satire.
Outre-Atlantique, c'est d'une littérature de pur divertissement, souvent tendancieuse, que la SF dut naître, au forceps quelquefois. Dans l'anthologie, Simak et Sheckley sont des témoins de cet âge d'or, qui prirent leurs distances par le rêve, la poésie, l'humour. Mirage de Clifford D. Simak est d'abord paru dans Amazing stories en Octobre 1950, sous le titre "Seven came back". Un autre texte intitulé "Mirage" (en anglais et en français cette fois), a été publié dans l'anthologie Strangers in the universe chez Simon & Schuster en 1956 (et traduit dans Fiction spécial nº 16 en juillet 1970 et dans l'anthologie Des souris et des robots chez Lattès en 1981.
Un Billet pour Tranaï de Robert Sheckley est paru en 1955. La nouvelle a été traduite par Michel Deutsch dans Histoires de mondes étranges pour la Grande anthologie de la Science Fiction du Livre de Poche. C'est cette traduction qui est reprise ici. Cette contre-utopie délirante nous propose le portrait-charge d'une Amérique ultra-libérale, sexiste et irresponsable, très portée sur le calibre 22.
La deuxième partie du coffret comprend des textes différents, beaucoup plus proches de la sensibilité contemporaine, qui appartiennent à ces mouvances voisines et cependant distinctes qu'on appelle speculative fiction ou cyberpunk.
L'Orphée aux pieds d'argile de Philip K. Dick est à lui seul une mini-anthologie, un Dick-portable où l'on trouve, dans la traduction d'Emmanuel Jouanne, la nouvelle-titre, les "Notes rédigées tard le soir par un écrivain de science-fiction fatigué" (encore disponibles chez Denoël dans le volume l'Œil de la sibylle) et la BD de Robert Crumb "L'expérience religieuse de Philip K. Dick" (parue dans Métal hurlant nº 106). Le texte est une subtile variation sur le thème très dickien de l'instabilité du réel : on y apprend que Dick n'était que le pseudo d'un écrivain raté qui perdit son inspiration à la suite de l'intervention inopportune d'un voyageur temporel particulièrement maladroit. La version originale de cette nouvelle était parue en 1964 dans Escapade. Dick avait choisi de la publier sous le nom de Jack Dowland. John — ou Jack — Dowland est aussi le nom du compositeur anglais du xviie siècle dont les lamentos déchirants ouvrent chacune des parties du roman Coulez mes larmes, dit le policier paru en 1974. Il y a une vieille histoire entre lui et Dick, sans doute.
Le Massacre de Pangbourn de J.G. Ballard est le plus gros des dix livrets ; c'est une novella parue sous le titre Running wild à Londres en 1988. La traduction française, due à Dominique Sila-Khan, a été publiée en un volume de 121 pages chez Belfond en 1992 : des enfants d'un quartier chic de Londres, gavés d'amour et soumis à un régime forcené de tolérance et de compréhension, trouvent dans la folie meurtrière une issue à leur désarroi. Avec ce petit chef d'oeuvre de froideur et de cynisme J.G. Ballard retrouvait la thématique de ses grands romans de speculative fiction comme Crash ou Sécheresse qui l'avaient fait surnommer le "chirurgien de l'Apocalypse".
Les Souvenirs de la Troisième Guerre Mondiale de Michael Moorcock constituent eux aussi une anthologie dans l'anthologie. Et l'oeuvre est partiellement inédite en français. "Incursion au Cambodge" ("Crossing into Cambodia") avait été publié par Maxim Jakubowski dans l'anthologie Twenty houses of the zodiac en 1979 et presque aussitôt traduit sous le titre "La traversée du Cambodge" dans Vingt maisons du zodiaque (Présence du futur/ Denoël). Peu après, Moorcock reprenait ce texte dans une version plus longue avec d'autres nouvelles dans le volume My experiences in World War Three (Savoy 1980). Jean-Luc Fromental a retraduit "Incursion au Cambodge" d'après cette dernière édition, et propose des versions françaises inédites de deux autres nouvelles : "Escale au Canada" et "Rupture à Pasadena". La troisième guerre mondiale n'a pas eu lieu, l'URSS s'est effondrée et l'utopie khmer rouge a fini dans le cauchemar. Ces trois textes reliés par le fil directeur d'une narration au cynisme calculé où l'horreur toujours présente est reléguée dans les marges, ne se lisent pourtant pas comme le mirage d'un futur à jamais dépassé qu'on devrait abandonner dans le bourbier des anticipations hâtives : l'intemporalité voulue de l'étonnante charge, sabre au clair, des cosaques sur Angkor ravagée par le feu nucléaire, dénonce par avance toutes les interprétations triomphalistes de l'histoire. Le vieux monde court toujours.
Le dernier volume, le plus proche des préoccupations de la SF contemporaine sur le plan de l'écriture, la belle et poétique rêverie de Bruce Sterling et William Gibson intitulée Étoile rouge, orbite gelée, semble lui aussi paradoxalement décalé par rapport à un réel qui l'aurait impitoyablement distancé. Paru dans Omni en 1983 et repris dans l'anthologie-manifeste du mouvement cyberpunk, Mirrorshades, en 1986, le texte apparaît plutôt cependant comme la chronique d'une mort annoncée : la nostalgie d'un passé pour le moins encombrant y cède le pas à de joyeuses embrassades avec l'avenir, le vrai, celui que symbolise ici la SDF aux rastas emmêlés qui vient squatter la station orbitale où le vieux cosmonaute soviétique a été abandonné. C'est dans la version de Michèle Albaret publiée dans la traduction française de l'anthologie, Mozart en verres miroirs ("Présence du Futur", Denoël 1987) que le texte est donné. La même année Jean Bonnefoy en avait proposé une autre traduction, "Étoile rouge, blanche orbite", dans le recueil de William Gibson Gravé sur chrome (La Découverte, repris depuis en J'ai Lu nº 2940).
La Méthode albanaise de Lorris Murail, nouvelle inédite spécialement écrite pour ce coffret, marque les retrouvailles de l'auteur avec un genre qu'il affectionna à ses débuts. Critique et auteur de romans pour la jeunesse et de romans historiques, Murail avait eu l'honneur, en 1981, de voir son recueil de nouvelles L'Hippocampe publié par Gérard Klein dans la collection "Ailleurs et demain" chez Robert Laffont.
Le récit commence d'une manière abrupte et déroutante, faisant hésiter le lecteur qui peut y voir une défaillance typographique à mettre un peu trop vite sur le compte d'une édition à bon marché. Je n'ai pas souligné la bonne présentation de ces petits livres si souvent décriés : le papier recyclé n'est pas pour déplaire, et les illustrations, en couverture et à l'intérieur quelquefois, étonnent par leur recherche, leur originalité. Donc, la nouvelle commence bizarrement, par une redite. L'explication, somme toute fort simple, viendra un peu plus tard. Un narrateur jamais nommé, mais qui doit être jeune et paumé, et tellement intoxiqué qu'il en est réduit à inhaler la fumée d'un pot d'échappement quand par hasard il renifle une salade, nous livre, par bribes, son histoire. Son style fleuri n'hésite pas devant le néologisme facile (on roule par exemple à "60 kaémache"), mais joue aussi des formules chocs qui en disent long sur l'univers déglingué où il tente de survivre : filles saférisés, baiseurs à distance, camps de décompression pour accros de la pollution, bizarre complot du Vatican enfin, tournant autour de capotes microporeuses. La “méthode albanaise” dont le narrateur semble devenu un expert concerne le sexe, c'est ce qu'on comprend dès les premières lignes. Une ingénieuse technique de replay mental, basée sur la reduplication de séquences d'orgasme : parfois on arrive à se mettre en boucle et ça produit l'équivalent d'une partouze dans la tête. Le pied, quoi ! Et les Albanais dans tout ça ? Ils n'y jouent pas plus de rôle que les Russes pour la salade ou les Anglais pour la fameuse assiette ! Ils sont là, pourtant, ces dindons de la farce, bien réels avec leurs cages à poules et leurs bidons d'huile d'olive, exclus parmi les exclus de boat people en ghettos sordides, enjeux toujours leurrés d'une politique paneuropéenne qui récupère leur misère. Ils finiront par prendre toute la place dans un récit qui brusquement tourne au tragique, quand la boucle temporelle fige la séquence sur un visage d'enfant émigré muet de désespoir. D'aucuns critiqueront le manque d'unité d'une nouvelle qui démarre sur les chapeaux de roues façon cyber et débouche sur le plaidoyer politico-humanitaire et les grands sentiments. L'alternance d'une narration à la première et à la troisième personnes (pour presque la moitié du texte) n'arrange pas les choses, non plus. Mais cette descente aux enfers assumée sonne juste, d'un bout à l'autre : le sexe aussi est une imposture, « les jours heureux, c'était vraiment fini ».
Notes
[1] Cf. Maurice Renard : les Vacances de Monsieur Dupont suivi de "Eux", "Quand les poules avaient des dents" & "Sur la planète Mars" (recueil de nouvelles). Bruxelles : Grama, 1994.
[2] La V.O. de ce texte de Jules Verne également “révisé” par Michel est parue sous le titre Edom à la suite de la Chasse au météore. Bruxelles : Grama, 1994.