Keep Watching the Skies! nº 17, février 1996
Jean Hougron : le Naguen
Michel Jeury : la Croix et la lionne
romans de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel
En dépit des dates données ci-dessus, il s'agit de deux rééditions, puisque le roman de Hougron est paru d'abord chez Plon en 1980 et celui de Jeury-chez J'ai Lu en 1986. Ce sont deux fort bons romans, qui ont leurs forces et leurs faiblesses respectives. Cependant, j'ai eu tendance à préférer celui de Jeury en fin de compte.
Pourtant, le Naguen démarre à fond de train. Le premier chapitre est un bijou d'écriture romanesque efficace, qui mériterait d'être cité et soigneusement analysé dans les ateliers à l'intention des débutants. À la faveur d'un interrogatoire serré, on apprend à la fois les tenants et les aboutissants de la situation immédiate de l'officier terrien Dreik et de son partenaire, un télépathe extra-terrestre qui appartient à l'espèce des Slurs ; les données essentielles de la situation générale des Terriens et de leurs alliés aux prises avec un ennemi incompréhensible ; le caractère de l'ancien officier Dreik qui s'est fait malencontreusement capturer par les Vors et aussi le caractère de la société terrienne en guerre. Sans que ce soit de la grande littérature, on en apprend plus en quelques paragraphes qu'en une trentaine de pages d'explications tricotées serrées et on est saisi tout de suite par le suspense. Que sait Dreik ? Est-il fidèle ou est-il un instrument des Vors ? Que va-t-il arriver aux Terriens ? En même temps, l'auteur nous jette à la tête trouvaille après trouvaille en faisant preuve d'une grande faculté d'invention et de beaucoup d'esprit.
C'est par la suite que l'histoire se dégrade. Hougron oublie justement (ou néglige) les principes qui avaient fait la force de cette ouverture. Directement, ou par la voix d'un personnage interposé, il exposera longuement les griefs qu'on peut reprocher à une société terrienne totalitaire, mais qui apporte pourtant une forme de bonheur à ses citoyens. Plus loin, l'intrigue se fera de plus en plus filandreuse, poussée de l'avant par des retournements ou des surprises parfois illogiques, qui exigent alors un aveuglement et une lucidité contradictoires des mêmes personnages. Ainsi, il semblerait que Dreik détient une donnée vitale et que le Slur réussit à la lui arracher au dernier moment. Cependant, la puissance des Vors est telle que cette donnée, même si elle n'est que timidement exploitée (ce qui contredit aussi tout ce que l'auteur nous montre de la méfiance et de la détermination des Terriens), est au bout du compte inutile et que la victoire des Vors, quand elle a lieu, apparaît comme ayant été inéluctable. Pendant ce temps, le caractère de Dreik semble s'altérer sans raison au fil des événements ; du pacifiste énergique, aux solutions à l'occasion brutales, qu'il incarne au départ, il devient progressivement un comparse sans rôle véritable, témoin supplanté par d'autres acteurs. Pis encore, il se montre de plus en plus indolent à mesure que l'histoire progresse.
De plus, l'écriture de Hougron est marquée au coin d'une prose empesée et, pour tout dire, foncièrement administrative. Dans le cadre d'un interrogatoire presque policier, cela passe sans heurt, mais c'est beaucoup moins approprié dans les autres contextes où l'auteur s'en sert pour exprimer ses idées.
Passons rapidement sur la super-science à laquelle fait appel Hougron ; puisque c'est de la super-science, elle ne prête pas le flanc à la critique. Notons tout de même quelques erreurs flagrantes. Ainsi, il mentionne un métalloïde inconnu voisin du soufre. Je veux bien admettre que la physique a redéfini le tableau périodique, mais j'ai un peu de mal à admettre que, si l'on parle de métalloïde voisin du soufre, on ne parle pas simplement d'un isotope rare d'un élément donné. Sinon, j'aimerais savoir que cet élément a un nombre fractionnel de protons ou quelque chose qui justifie son étrangeté. Par contre, l'idée des vaisseaux vors qui transforment en énergie la matière des planètes voisines afin de se défendre est ingénieuse et assez bien trouvée. La conception de la biologie dont témoigne le roman est moins convaincante. En fin de compte, on découvre que les Vors, des êtres aux corps d'oiseaux, et les humaines sont compatibles non seulement sur le plan de la sexualité, ce qui est déjà assez surprenant, mais sur le plan de la reproduction : les humaines sont capables de porter à terme de petits Vors. Même si elles n'agissent que comme incubatrices vivantes (ce n'est pas clair), c'est plutôt inattendu. Le comble, c'est que, même s'il n'y a aucun lien génétique, les Vors sont pourtant marqués par le passage dans ce ventre maternel, au point d'acquérir des caractéristiques plus “animales”.
Le roman se termine sur une fin ouverte, qui m'a vaguement rappelé un autre ouvrage, peut-être même de SF francophone, dont je n'arrive pas à retrouver le titre. Parfois, m'a autrefois fait remarquer Yves Meynard, on a de ces impressions de déjà-lu parce que le motif en question a simplement été accommodé à tant de sauces différentes que même un nouvel apprêt ne renouvelle pas vraiment le concept fondamental. C'est peut-être le cas ici, où, sans divulguer de détails, je dirai cependant que la fin annonce une transcendance de l'intelligence organique.
Néanmoins, c'est un roman qui soutient l'intérêt au moins jusqu'à mi-chemin, là où l'intrigue se met à serpenter et à décrire des méandres plutôt inutiles. L'invasion de la Terre, l'occupation des Vors, la répression des rébellions et la révolte qui réussit enfin sont dépeintes assez platement. À la fin, tout un chacun semble occupé à s'enfuir le plus rapidement possible dans toutes les directions possibles, ce qui est assez décevant pour le lecteur.
Bref, j'ai souvent eu l'impression que, dans ce roman, l'allégorie prenait le pas sur la fiction et, par moment, l'emportait carrément. La défaite des Terriens par les Vors ne doit-elle pas quelque chose à la stratégie des Allemands lors de la campagne de France en 1940 ? Et les diatribes des personnages à l'encontre de leur société élitiste et corrompue ne s'adressent-elles pas à la France de 1980 ?
Le résultat est un roman dont le magnifique élan initial meurt trop vite. Cependant, sans peur de me contredire, j'affirmerai aussi que c'est un des plus beaux fleurons du space-opéra traditionnel français ; même s'il manque diablement de romantisme, il en a le souffle épique et l'envergure. C'est dire peut-être combien le space-opéra traditionnel français m'impressionne peu, mais je ne peux nier l'habileté avec laquelle Hougron ménage ses effets et tient le lecteur, même à demi-écœuré, en haleine jusqu'au bout. Hélas, la dernière révélation n'a pas eu sur moi l'impact escompté et je reste en définitive quelque peu perplexe.
Le roman de Jeury, comme on pouvait s'y attendre, est d'une tout autre trempe. Point de dissertations qui s'éternisent, point de structure dramatique se délitant à mesure qu'on se rapproche de la fin. Et les allusions au présent sont à la fois plus appuyées et moins dérangeantes : ainsi, la Terre est dominée par la secte des Scientos dont le prophète est bien sûr L. Ron Hubbard, rien de moins. (On se demande si nos propres Scientos rejetteraient ce livre ou l'encenseraient…) Et la mention d'un ancien groupuscule d'extrême-droite qui jouait à des jeux de guerre et de survie dans le désert prend une certaine actualité dans le contexte de l'attentat d'Oklahoma City. (Mais il s'agit d'un groupe de femmes extra-terrestres, ce qui modifie un peu le sens du renvoi.)
L'histoire se lit tout d'une traite. Il y a du romantisme à la pelle, avec le personnage de Greg Zaruel qui essaie de retrouver sa Maria-Linda, qu'il n'a jamais aimé que platoniquement, mais qui s'est jointe aux Keraïni de Kaerdug. Mais il s'agit moins d'une épopée que des aventures d'une poignée d'individus à la frontière de la société humaine et de la colonie extra-terrestre composée des Keraij mâles et Keraïni, sur un monde lointain. La société de Kaerdug est dominée par les femmes, par les Keraïni, qui prétendent descendre des lionnes de leur monde et qui se livrent à des chasses rituelles où la mort est souvent au rendez-vous puisque proies et chasseresses sont également des Keraïni. C'est à cette société sans pitié que veut s'intégrer Maria-Linda, séduite par l'idée de maîtriser la violence qui l'a meurtrie, sur Terre. Pour la retrouver, Greg Zaruel, un naïf qui n'est pas si idiot, acceptera de s'intégrer aux mâles, aux Keraij, de Kaerdug.
La description de leurs tribulations respectives rappelle assez certains romans de C. J. Cherryh où tout le propos est la rencontre de mentalités étrangères qui sont forcées d'en arriver à une certaine entente. Cependant, il manque la note mystique de certains romans de Cherryh ou, si on préfère, l'innéité ineffable de l'étrangeté des êtres dépeints par Cherryh. Ainsi, on découvre que les Keraïni ont sans doute basé leur mode de vie sur le retour nostalgique aux joies de la chasse d'un antique groupuscule de femmes de Kaerdug. Ainsi, les “lionnes” de Kaerdug sont conditionnées moins par leur biologie, comme dans Cherryh, que par leur culture…
Descriptions minutieuses d'une planète étrangère, arrière-plan politique complexe, personnages attachants et variés, créés en un tour de main, intrigue sans temps mort, ce livre a tout pour appâter le lecteur. Son seul défaut, c'est sans doute d'être trop court et de se terminer un peu abruptement. Mais la conclusion est peut-être même un peu plus satisfaisante que dans certains autres romans de Jeury, et c'est un achat que je ne regrette nullement.
Le roman se termine sur la ballade de Maria-Linda, attribuée à une époque postérieure d'un millénaire à l'action du livre. Celle-ci a été rédigée par l'auteure française Sylvie Lainé, qui s'était rendue chez Michel Jeury alors que celui-ci approchait de la fin du roman et voulait le conclure sur une note poético-légendaire.