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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 18 Kaleidoscope century

Keep Watching the Skies! nº 18, avril 1996

John Barnes : Kaleidoscope century

roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Après un roman articulé sur la démesure, la Mère des tempêtes, Barnes nous revient avec un projet plus ambitieux encore en apparence, une sorte d'histoire du siècle prochain. À cela près que ces cent ans d'histoire divergent de la nôtre au niveau du coup d'état de Moscou en 1991, qui réussit à rétablir le communisme et la guerre froide, et bientôt chaude en Europe ex-satellisée.

Les conflits qui s'en suivent ravagent l'écologie de la planète, et sont complétés par des épidémies qui tuent une bonne partie de la population au-dessus de quarante ans. Mais les nations occidentales réussissent à transporter leur activité industrielle en orbite (avec l'aide d'ascenseurs spatiaux à la Clarke/ Sheffield), et la prospérité revient. Jusqu'à l'avénement des Memes, virus informatiques conçus pour coloniser les esprits humains — par le biais d'une simple conversation vidéophonique — et leur imposer une nouvelle personnalité. Si les premiers memes étaient divisés et inefficaces, leur union et leur perfectionnement étaient rendues inévitables par la dynamique des populations. La population humaine encore indépendante trouve refuge dans les colonies martiennes et des vaisseaux destinés à peupler les systèmes stellaires voisins.

Cette rafale d'événements tient en deux cent cinquante pages. Miracle ? Disons que la place prise par l'histoire de notre planète réduit nécessairement celle consacrée aux personnages. Le protagoniste, Joshuah Ali Quare, est de toutes façons un solitaire ; à la fois pour des raisons morales — la profession de terroriste ne favorise pas exactement les rapports humains au-delà du compagnonage d'armes — et pratiques : il est, sinon immortel, du moins doté d'une longévité inhabituelle qui le force à changer périodiquement d'identité, mais aussi à subir des périodes d'hibernation au cours desquelles sa mémoire s'efface en bonne partie. Joshuah ne connaît sa vie antérieure que de façon fragmentaire, par les textes qu'il se laisse sur un ordinateur portable, qui sont à la fois horrifiants et contradictoires. Ainsi le siècle du titre nous est-il raconté en désordre, à la Vonnegut (Abattoir 5), et une bonne partie de la tension du livre réside au début dans l'impatience que le lecteur peut avoir à reconstituer le puzzle.

Il faut toutefois regretter que le livre passe aussi vite (par nécessité) sur un paquet de situations potentiellement intéressantes, comme la lutte entre les humains libres et les memes (qui sont très pacifiques, à leur façon), ou l'épidémie qui fait prendre au monde un coup de jeune… Barnes me donne aussi l'impression d'être très rudimentaire dans ses théories socio-économiques. Ainsi, comment accepter son assertion que la planète de l'après-guerre des premières années 2000, déchirée socialement et ravagée écologiquement, va devoir se lancer dans une course à l'espace pour échapper au désastre, parce que les habitants des pays du Tiers-Monde consomment plus d'espace et de ressources que ceux des pays industrialisés (p. 130) ? Le vieil argument pro-spatial, poussé à l'extrême, ne paraît guère convaincant.

Plus curieux encore est ce besoin, que Barnes (qui se dit volontiers “marxiste”, mais au sens économiste) partage avec quelques auteurs américains de ressusciter le communisme dans toute son horreur pour en faire l'ennemi. Certes, la déviation par rapport à notre itinéraire historique sera expliquée en fin de livre, mais le choix reste significatif. Sans doute parce que, dans le nouveau désordre mondial, nous ne savons plus trouver de symbole simple pour le mal absolu, rien en tout cas qui soit à la hauteur des Staline, Brejnev, Pol Pot, et autres Milosevic.

Josh Quare est un agent de l'Organisation, descendante du KGB, et son “travail” l'amène — sur ordre ou pour le plaisir — à massacrer femmes et enfants, souvent après des violences sexuelles écœurantes qu'il regroupe sous le verbe to serb. Que Barnes ait tenté une plongée dans le mal absolu est évident — mais je ne pense pas qu'il l'ait autant réussie que Greg Bear dans la Reine des anges (nonobstant les défauts de ce livre), voire même autant que dans son propre roman précédent, la Mère des tempêtes. Quare est trop unidimensionnel, ses moments de recul trop espacés pour convaincre. Par contre, nous subissons le récit détaillé de ses exactions, consistant souvent à torturer et à humilier des femmes, et j'ai fini par en ressentir un profond écœurement — Barnes en fait bien plus à mon sens qu'il serait strictement nécessaire pour l'effet littéraire voulu.

Les malheurs de la Terre deviennent en fin de compte le miroir du mal qui réside en Josh Quare, et en son partenaire en terrorisme, Sadi (plus âgé, plus raisonnable, et plus cruel encore). L'appel en fin de livre à des jeux avec le temps (que je ne voudrais pas dévoiler) rend cet effet miroir plus littéral encore. Si le roman s'était centré sur cet aspect, il aurait peut-être été plus fascinant ; en l'état actuel, je le trouve bien moins impressionnant que certaines nouvelles de Heinlein ("All You Zombies" par exemple).

Le même défaut se retrouve dans le traitement de l'idée, beaucoup plus moderne dans l'histoire de la SF, des memes. Curieux hasard : c'est sur un ressort très similaire que repose le Samouraï virtuel de Neal Stephenson. Pourtant, là où Barnes n'évoque que l'horreur, la fuite, le refus de connaissance des virus, Stephenson nous assène, entre deux pochades, des tonnes d'une érudition que je trouve fascinante.

Les lecteurs à l'estomac plus solidement accroché que le mien arriveront peut-être à mieux apprécier l'imagination de Barnes. Je trouve qu'il déçoit par rapport à ses œuvres précédentes.