Keep Watching the Skies! nº 18, avril 1996
Pierre Bordage : Terra Mater (les Guerriers du silence – 2)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel
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Ce deuxième volume dans l'histoire commencée avec les Guerriers du silence n'est pas le dernier. à ma connaissance, c'est la Citadelle Hyponéros qui lui succède et clôt par le fait même la trilogie.
Dans ce roman-ci, les personnages principaux du volume précédent, Tixu Oty et Aphykit, et même le jeune Shari Rampouline, mahdi des Hymlyas, jouent un rôle plus effacé. Ceci permet à Bordage de déployer toutes les ressources de son imaginaire, moyennant quelques emprunts à Dune et à la Guerre des étoiles. Par exemple, on notera l'absence d'intelligences artificielles dans cet univers et celle-ci est expliquée par une mystérieuse Loi de l'éthique H. M., qui rappelle plutôt les édits de la Butlerian Jihad dans Dune. Par ailleurs, c'est en lisant Terra Mater que j'ai enfin identifié la référence aux vents coriolis de la planète Syracusa. Alors que j'essayais de me souvenir si un des vents mythologiques s'appelait Coriolanus ou quelque chose d'approchant, c'était bien sûr une référence aux grands vents coriolis d'Arrakis, qui prenaient tout leur sens dans le cadre d'une planète déserte, au relief relativement uni, où les forces de Coriolis pouvaient s'exercer librement. Sur Syracusa, qui semble être un monde de type terrestre, un tel emploi me paraît plus douteux. En ce qui concerne la Guerre des étoiles, il y a ces hommes-rats du désert qui se déplacent dans des véhicules qui ressemblent fort aux glisseurs des sables du début du Retour du Jedi… ou il y a le fait que le livre se termine sur la cryogénisation de certains des protagonistes par les méchants, comme dansl'Empire contre-attaque…
Néanmoins, Bordage donne libre cours à son imagination et les résultats ne sont pas inintéressants : une planète dévastée par des accidents nucléaires, où les mutants se sont réfugiés dans un ghetto souterrain ; une planète enrobée d'une épaisse couche de coraux en forme de tuyaux d'orgue, où les humains vivent à la base des polypes géants ; une cité de l'espace (genre Point Central dans l'Ambassadeur des ombres) ; une lune de glace où 140.000 élus attendent le passages d'animaux migrateurs de l'espace…
On peut se demander au sujet de ces livres quel est l'intérêt du fantastique épique grimé en histoire de science-fiction ; en fait, il existe un hybride qu'on appelle la science-fantasy et qui peut donner des résultats très intéressants si l'auteur est conscient de jouer dans les marges des genres. Ce n'est pas tout à fait sûr que Bordage ait eu conscience de s'inscrire aux limites du space-opéra et de la fantasy, mais il inscrit beaucoup plus clairement ce livre, dès les premières pages, dans le cadre d'un mysticisme qui ne prête pas à confusion. Dans les Guerriers du silence, on pouvait croire qu'on avait affaire à des pouvoirs paranormaux pendant une bonne partie du livre ; dans Terra Mater, c'est clair qu'il s'agit d'un conflit métaphysique. Dans la mesure où cette confusion est levée, l'histoire peut être appréciée à sa juste mesure.
Toutefois, cela n'empêche pas un certain nombre de scories de subsister. Comme dans l'Histrion d'Ayerdhal, les exergues choisies par l'auteur dévoilent parfois les dénouements de certains chapitres ou de certaines scènes à l'avance. Il reste aussi des scènes inutiles. Le personnage de l'impératrice, qui a des rêves précognitifs dont profitent les maléfiques Scaythes d'Hyponéros en s'introduisant à son insu dans son sommeil, est parfaitement superflu. Après n'avoir été que la victime impuissante des Scaythes, et l'épouse consentante (et dévergondée) du nouvel Empereur, qui a tué son mari, l'Empereur précédent, l'impératrice tente de se confier à l'Empereur dans une scène qui n'a aucun aboutissement, puisque l'Empereur, contrôlé par les Scaythes, ne la croit pas et la renvoie. Certes, l'impératrice va aller se confier au contre-pouvoir religieux et ses révélations semblent préparer une résistance larvée aux Scaythes, mais il faut que le lecteur accepte un retournement assez radical de plusieurs religieux qu'on a vu s'allier à fond aux Scaythes. Quant aux rêves clairvoyants de l'impératrice, on se demande bien pourquoi les Scaythes en avaient besoin, puisqu'ils en apprennent bien peu comparé à ce qu'ils pourraient apprendre de tout le réseau de passeurs qui existe dans l'Empire et que des Scaythes télépathes devraient être aisément à même d'infiltrer…
Bref, on a rarement l'impression que Bordage emploie les moyens les plus logiques pour faire avancer l'intrigue. Les révélations que l'impératrice fait en vain à l'Empereur sont décrites, mais la scène où elle entre en contact avec les pouvoirs religieux n'est rapportée de seconde main que par après.
Le personnage central de ce livre est un petit garçon de huit ans (dont les pensées, rapportées en discours indirect, sont parfois incongrues), appelé Jek. Il est appelé à être un autre grand initié et les aventures qu'il connaît pour rejoindre la Terre-Mère donnent au livre presque toute sa tension dramatique, surtout quand il se joint à un Syracusain banni, qui est en fait un traître téléguidé par un implant mental des Scaythes, et à un prince exilé Jersalémine, qui veut retourner sur sa lune natale pour prendre part à l'envol des migratrices spatiales appelées les xaxas. De ce point de vue, Terra Mater atteint peut-être une plus grande cohérence dramatique que les Guerriers du silence et se laisse lire avec plus de facilité si on n'est pas trop regardant (sur des détails comme cette terrible “pression du vide” que la coque des astronefs est censée devoir supporter…).
En fait, on a l'impression que Bordage s'améliore et développe un certain talent d'écrivain. Il a un don pour brosser des paysages exotiques et il semble avoir maîtrisé ici une plus grande concision que dans le premier volume. Cependant, son insistance à placer au cœur de ses intrigues des personnages jeunes, naïfs et inexpérimentés, ou à tout le moins sans âme (comme le traître Marti de Kervaleur qui est vite dominé par son parasite mental ou l'impératrice qui cède à ses appétits charnels sans faire preuve de beaucoup de réflexion), prive les lecteurs, à mon avis, de la dimension épique que son œuvre aurait pu avoir.