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Keep Watching the Skies! nº 18, avril 1996

Hugues Douriaux : Interférences

roman de Fantasy ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Il s'agit d'un roman de Fantasy qui mêle le sort de deux Françaises des années 90, la jeune Jennifer aux pouvoirs magiques embryonnaires et la sorcière Marie, plus expérimentée mais moins puissante, à l'histoire de deux Apaches des années 70, Johnny et Lisa. Ils sont tous les jouets du démon Arquohost, tout comme le sont également le guerrier apache révolté O-na-Ha-Peh et son épouse Lune de Pluie, ou le lieutenant de cavalerie Allister Brookfield, et bien d'autres habitants de cette région désolée de l'Ouest américain vers 1870…

Le démon Arquohost s'amuse à mêler les fils du temps ; Jennifer et Marie se retrouvent aux États-Unis en 1970 alors que Johnny “Grey Bear” s'est brouillé avec les autorités afin d'aider son ancienne amie, Lisa, qui a rejoint les rangs des extrémistes de l'A.I.M. [1]. Mais, à leur tour, Johnny et Lisa remonteront dans le temps, se confondant avec leurs ancêtres, O-na-Ha-Peh et Lune de Pluie, forçant Jennifer et Marie à s'aventurer dans le passé afin de prévenir un massacre des Apaches par les Blancs…

Toutefois, la réalité se délite et il ne fait plus de doute que c'est Jennifer, aux pouvoirs potentiels si grands, qui est la cible d'Arquohost, qui veut la déstabiliser et la soumettre à sa volonté. Alors que les univers entrent en collision, permettant à Johnny et Lisa de rejoindre leurs ancêtres, aux Apaches de 1870 de s'équiper des M-16 et M-60 de l'A.I.M., aux Blancs vengeurs de se heurter à une résistance imprévue, il ne reste plus que Marie pour sauver Jennifer, aveuglée par son amour tout neuf pour Johnny/O-na-Ha-Peh. Que reste-t-il alors de réel, puisque Jennifer peut revenir en arrière et changer le cours des événements ? Johnny et Lisa sans doute, ainsi que deux policiers étatsuniens disparus vers 1970… mais les autres n'étaient-ils que des créations d'Arquohost ?

Soit parce que le monde de 1870 n'est qu'un décor créé de toutes pièces, soit parce que Douriaux succombe à la force des clichés, le roman se situe dans l'Ouest classique connu de tous les amateurs de westerns. Typiquement, il y a même une patrouille de cavalerie qui effectue une mission de reconnaissance sous les ordres du lieutenant Allister Brookfield, « né à Minneapolis le six avril de l'année mille huit cent cinquante. » Or, comme le dit la ligne précédente, « quelque chose clochait », car Minneapolis ne porte ce nom que depuis 1858. Erreur de l'auteur ou indice de l'existence purement virtuelle de ce Brookfield, tiré du néant par le démon Arquohost ? Comme indice, ce serait diablement obscur et je penche plutôt pour l'erreur, comme on en trouve si souvent dans la SFF.

Même si une agglomération existait en 1850 sur le site de la future Minneapolis, elle portait alors le nom de Saint-Paul (depuis 1841).

Avant, il existait un hameau dénommé Pig's Eye Landing, qui devait cette désignation pittoresque au surnom d'un trappeur canadien-français établi sur place, Pierre “Pig's Eye” Parent, ou Parrant — également un trafiquant d'eau-de-vie, paraît-il… Si le sujet m'interpelle, c'est que j'ai des ancêtres, en ligne directe et par alliance, qui opéraient le commerce par charrette vers cette époque entre la Rivière Rouge et les centres de Pembina et Saint-Paul. Cette digression me permet aussi d'indiquer que ma vision de l'Ouest mythique des westerns, si cher aux Français, est influencée par des antécédents familiaux qui ne sont pas ceux de la plupart des lecteurs du Fleuve Noir.

En lisant le roman de Douriaux, j'ai éprouvé une réaction de doute. Le point culminant du livre est un massacre (avorté… ou simplement virtuel) des Apaches par des colons blancs déchaînés. Ainsi, engrande partie, la force de ce roman pseudo-historique repose sur l'impact dramatique d'un moment isolé dans la conquête, plus ou moins assortie d'une tentative de génocide, des Indiens d'Amérique du Nord entre 1850 et 1890.

Si c'était un roman sérieux, il n'y aurait rien à dire. Un auteur français peut aborder tout aussi bien qu'un autre un sujet délicat de cet ordre, même s'il n'est pas chez lui en Amérique du Nord, comme l'a prouvé Richard Canal.

Mais Interférences n'est pas Aube noire et Douriaux n'est pas Richard Canal. Dans Aube noire, Canal savait qu'il ressuscitait une tragédie aux multiples facettes, encore que ségrégation ne rime pas tout à fait avec extermination, et il traitait du sujet avec tout le sérieux requis. En lisant Interférences, j'ai été forcé de me demander jusqu'à quel point le décor planté par Douriaux n'avait pas pour seul prétexte le dépucelage de la jeune Jennifer (elle a quinze ans et demi) par un beau brave apache…

J'ai des ancêtres amérindiens et, franchement, cela me semble un peu malséant pour un auteur étranger à l'Amérique du Nord d'exploiter le drame des premiers habitants de l'Amérique pour un motif aussi banal. S'il tenait vraiment à s'en prendre à la bonne conscience des “Blancs”, on se demande pourquoi Douriaux s'est senti obligé de traverser l'Atlantique, alors qu'il aurait pu écrire au sujet, disons, de l'Algérie et accoupler sa Jennifer avec un beau fellagha…

Bref, du point de vue de ceux pour qui l'Ouest et son histoire ne sont pas que des inventions des westerns et de Hollywood, la lecture du roman de Douriaux sera associée à un certain inconfort — et pas nécessairement l'indignation bien-pensante qu'il semble vouloir susciter. Certes, Douriaux démontre plusieurs fois qu'il est bien documenté (mais peut-être pas à fond, à en juger par le cas de Minneapolis), mais fallait-il que le protagoniste apache soit une fois de plus quelqu'un qui se bat (et qui tue) ? à tout le moins, Douriaux démontre plusieurs fois qu'il manque de sensibilité.

Les auteurs de SF devraient-ils se sentir totalement libres de raconter les histoires qui leur plaisent ? La liberté absolue, c'est en fin de compte l'irresponsabilité et moi je plaiderais plutôt pour la responsabilité de l'auteur. Que les écrivains n'hésitent pas à assumer leurs œuvres, avec tout ce qu'elles peuvent avoir de laid, de médiocre ou de ridicule, et ils en viendront peut-être à rougir de romans qui ont toutes les audaces, y compris celle du mauvais goût.

Notes

[1] Dont un des leaders s'appelait John Trudell (authentique) — NdlR.