Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996
Neal Stephenson : l'Âge de diamant
(the Diamond age)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.
Comme dans le Samouraï virtuel, le monde futur de Stephenson a oublié les Etats-nations en tant qu'entités territoriales connexes — une poignée des cultures du monde ont proliféré géographiquement, et engendré des enclaves entremêlées sur toute la planète. Comme dans son roman précédent, le ton est donné par l'Asie — on n'a plus besoin ici de l'ensemble du Pacific Rim, l'action est située dans la région de Shanghai — et par l'Asie commerçante : l'unité du monde, son point de rencontre, est le commerce. Régi par le Common Economic Protocol : « Information technology has freed cultures from the necessity of owning particular bits of land in order to propagate ; now we can live anywhere. The Common Economic Protocol specifies how this is to be arranged » (p. 321).
Protocol. Le mot est à la mode — on le retrouve, avec pratiquement le même usage de loi commune dans un monde éclaté, dans le roman de Terry Bisson, Pirates of the universe [1]. C'est bien entendu le mot-clé du fonctionnement de l'Internet, l'ensemble de codes communs par lesquels les machines de la planète entière arrivent à communiquer entre elles. Le réseau informatique, nous explique le livre à un détour de page, est organisé comme un marché, comme une rue commerçante : une foule de gens qui portent des petits paquets d'un endroit à un autre, qui les échangent entre eux jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur destinataire. Un marché ne peut fonctionner que s'il est organisé — voyez par exemple les bastides du Sud-Ouest, villages planifiés aux xiiie-xive siècles autour d'un marché, où un embryon de pouvoir municipal s'est incarné dans l'organisation du marché (les mesures de grain par exemple). L'organisation du marché (et par extension du monde entier, à l'Âge du Diamant) prend donc son nom, par une sorte de rétro-métaphore, à l'organisation des réseaux informatiques, inspirée par le marché. Astucieux.
Stephenson a gagné en cohérence sur le Samouraï virtuel — si l'Âge du Diamant est d'une prospérité sans précédent, c'est à cause de la nanotechnologie, et toutes les créations du livre peuvent s'expliquer par elle. Des nuées (littéralement : on en arrive à des smogs mécaniques) de robots microscopiques assurent les résultats les plus prodigieux. John Varley avait exploité l'idée du bout des doigts dans Gens de la Lune, mais l'inventivité joyeuse de Stephenson me rappelle celle du même Varley dans ses œuvres du début. Ainsi assistée d'une horde de démons de Maxwell, l'humanité n'a plus à se soucier de l'entropie. Sauf quand elle prend le visage du communisme avec les Fist of Righteous Harmony, groupe inspiré à la fois des Boxers et des Gardes Rouges, qui vient jeter la confusion nécessaire dans ce monde trop bien organisé. Il fallait bien un peu de piment dramatique au roman, et sur ce point l'imagination de Stephenson est plus faible.
Un monde éparpillé, les biens matériels à volonté, cela signifie-t-il la disparition des systèmes de valeurs auxquels nous sommes accoutumés ? Bien au contraire, tout comme les nanomachines luttent contre l'entropie physique, néo-Confucéens et néo-Victoriens luttent contre l'entropie que représente (aux yeux de Stephenson) le relativisme moral. C'est de l'Amérique d'aujourd'hui tout entière (et avant tout, mais pas seulement, de ce que l'on désigne comme le politically correct) que Stephenson se moque page 190 au cours d'une conversation entre deux de ses néo-Victoriens : « When I was a young man, hypocrisy was deemed the worst of vices. […] It was all because of moral relativism. […E]ven if there is no right and wrong, you can find grounds to criticize another person by contrasting what he has espoused with what he has actually done. […] Virtually all political discourse in the day of my youth was devoted to the ferreting out of hypocrisy. […] Calling someone a Victorian in those days was almost like calling them a fascist or a Nazi ». Et les Néo-Victoriens ne sont pas gênés quand ils besoin d'appeler la technologie la plus moderne au service d'un mode de vie qui valorise au plus haut point les produits fabriqués artisanalement, sans appel aux nanomachines.
L'éloge chanté par Stephenson au code moral et à l'hypocrisie des Victoriens est plus subtil, plus teinté d'ironie que cette citation pourrait le faire penser. Pour preuve le pivot du livre : Lord Finkle-MacGraw, Alexander Chung-Sik Finkle-MacGraw pour lui donner son nom complet (et coloré d'asianité), a décidé que l'éducation des jeunes Victoriens était décidément trop conformiste, trop dépourvue de subversion, et risquait de donner une génération sans imagination, sans recul critique ; que son acceptation du code moral victorien ne serait pas raisonnée par la libre comparaison avec les codes concurrents (ou, pire, l'absence de code). Il charge donc un de ses jeunes ingénieurs les plus prometteurs, John Hackworth [2], de mettre au point à l'intention d'une de ses petites-filles un livre interactif, le Manuel illustré d'éducation pour jeunes filles du sous-titre, qui mène à bien à partir de zéro l'éducation d'une fillette, puis d'une adolescente — mais en lui apprenant aussi l'indépendance et l'insolence, au travers de contes de fées à la fois pédagogiques et dépourvus de l'enrobage sucré sous lequel la littérature enfantine est souvent présentée.
Hackworth s'acquitte magnifiquement de sa tâche… mais ne peut résister à la malhonnête tentation de faire bénéficier son propre rejeton du livre magique. À la suite de péripéties trop compliquées à résumer, le Primer tombe entre les mains d'une prolétaire, Nell, et va transformer sa vie.
Dans sa structure romanesque, l'Âge du Diamant est donc radicalement différent du Samouraï virtuel. Ce dernier était une course-poursuite bâtie sur le suspense et les révélations cosmiques ; nous avons ici (entre autres) un Bildungsroman dans lequel la Bildung se fait explicitement, par le biais d'un livre [3], et qui suit Nell jusqu'à l'âge adulte. Ses plus beaux passages sont à trouver dans les contes atypiques qui vont faire l'éducation de Nell. On pense aux histoires racontées par le prisonnier Ascien dans le quatrième tome du Cycle de Teur. Ou aux univers imbriqués d'ENtreFER.
Ce qui n'est pas pour dire que Stephenson ait atteint la maîtrise littéraire d'un Wolfe ou d'un Banks. Ce roman est mieux structuré que son précédent, mais il y a comme une période de flottement dramatique vers les pages 300 à 350, correspondant à une période de la vie de Nell (entre 6 et 16 ans ?) qui est parcourue à grandes enjambées. Hiatus peut-être a posteriori nécessaire, vu le point d'arrivée du livre, hiatus néanmoins. De même, un certain nombre de personnages, parfois prometteurs, sont trop vite sortis du jeu (Bud, Miranda, le Juge Fang) ou restent peu clairs dans leurs motivations (le bien nommé Dr X). Et en parlant de motivations, la mystérieuse tribu des Drummers reste mystérieuse d'un bout à l'autre, en dépit de son évidente importance… Ce qui n'empêche pas l'ensemble des personnages du livre d'être plutôt mieux dépeints que ceux du Samouraï virtuel.
Du progrès, donc, mais pas aux dépens de ce qui constitue la force de Stephenson : l'humour, et la jubilation de l'invention. Stephenson a toujours le génie des trouvailles désopilantes — le Kentucky Fried Chicken et son Colonel Saunders, par exemple, deviennent en traduction chinoise « The House of the Venerable and Inscrutable Colonel ». Le génie aussi de la litote et de la description ironique ; mais il m'a vraiment tué avec un truc vieux comme le monde, le comique d'énumération. Sur une table d'un pub victorien trône une bouteille de sauce typiquement anglaise, McWhorter's Original Condiment, qui semble aussi horrible que son nom le suggère, et la liste des ingrédient est en elle-même un résumé du monde de l'auteur : « […] salt, garlic, ginger, tomato puree, axle grease, real hickory smoke, snuff, butts of clove cigarettes, Guinness Stout fermentation dregs, uranium mill tailings, muffler cores, monosodium glutamate, nitrates, nitrites, nitrotes and nitrutes, nutrites, natrotes, powdered pork nose hairs, […] » (p. 193). Pour faire manger ça aux gens, il faudra l'assaisonner d'une bonne dose de publicité, dont la recette infaillible nous est, elle aussi, donnée par Stephenson : « tits, tires, and explosions » (p. 212). Tout est dit. J'en roule encore de rire. Même si vous n'avez pas été convaincus par Samouraï virtuel , je vous conseille de jeter un œil à l'Âge du Diamant (sans garantie sur la qualité de la traduction française, bien sûr).
Notes
[1] Bisson est bien inférieur à Stephenson au niveau de sa logique imaginative.
[2] Le bien nommé, puisque c'est un hacker.
[3] Et même d'images (Bilder) !