Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996
Terry Bisson : Pirates of the universe
roman de Science-Fiction inédit en français ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Le siècle prochain a vu des catastrophes nucléaires et climatiques, la disparition des USA en tant qu'état, et l'avènement du pouvoir de quelques multinationales, dont Disney/Windows, siège à Orlando, Floride, fournisseurs d'irréalité par le biais de la réalité virtuelle ou des parcs d'amusement. Pirates of the Universe est le plus convoité de ces theme parks : on ne le visite pas, on va y vivre. Et la vie qu'on y trouve est une reconstitution minutieuse de l'idéal américain des années 50, lotissements proprets, électroménager rutilant, et deux voitures dans chaque garage…
Gunther a eu la chance de se retrouver ranger de l'espace, pilote sans finesse (on le surnomme Gun : c'est tout dire) de chaloupes de l'espace destinées à harponner les Peteys, bulles venues d'un autre univers dont la “peau” est devenue un nouvel étalon-or. Mais la famille de Gun, la famille qu'il voudrait bien oublier, se rappelle à son bon souvenir sous la forme du grand frère délinquant politique.
Gun voudrait oublier qu'il a été Gunther, car là d'où il vient, la pauvreté est totale. La géographie a changé, mais les rednecks du pied des Appalaches vivent toujours dans un trou du cul du monde. La famille de Gun jouit d'une richesse relative car elle possède une casse automobile, seule source subsistante d'hydrocarbures — tous les gisements de la croûte terrestre ayant été dévorés par une mystérieuse bactérie. Mais c'est une richesse de pauvre, qui exige un labeur épuisant.
Ce n'est pas tout. Avant la Guerre des Trois (que l'on imagine apocalyptique, et responsable d'une bonne partie de la dégradation du monde), Disney avait bâti un gigantesque parc d'attraction en orbite, désormais en partie inhabitable et pourri par des géométries non-euclidiennes. Des robots à forme féminine, les gens, ont pris place à côté de l'humanité. De même que les regular persons™ (des nains) et les doggits™ (des chiens un peu plus intelligents, qui marchent sur leurs pattes arrière). Les bons emplois impliquent le port d'un uniforme, et s'obtiennent par loterie. Comme les soins médicaux. Les gens peuvent être “enterrés” de leur vivant, comme symbole de leur mort civile. Et j'en oublie…
Tous les débordements imaginatifs ne se prêtent pas bien à la SF. Les romans de Neal Stephenson sont sans doute bourrés de toutes sortes de nouveautés surprenantes, mais elles procèdent toutes d'un petit nombre de postulats de départ. Ce qui leur donne une apparente cohérence qui est, à mon sens, une des règles du jeu de l'esthétique SF.
Dans les nouvelles de Bisson [1], souvent brèves, l'arrivée d'un ou deux éléments incongrus, judicieusement assaisonné d'observations satiriques sur le genre humain, et sur les circuits de distribution des pièces automobiles d'occasion, produit un effet comique irrésistible. Dans Pirates of the universe, il se livre à un éparpillement de bizarreries qui, dépourvu de cohérence ou de nécessité, frôle le fastidieux.
Bisson, pourtant, sait écrire, sait faire vivre ses personnages et rendre le vécu de son milieu rural sudiste (ce qu'il pourrait faire aussi bien, sinon mieux, dans le cadre d'un roman réaliste). Il sait aussi porter un regard ironique sur leurs défauts, jouant avec une ironie mordante sur le fétichisme pour la lingerie féminine qu'éprouve son protagoniste — mais est-ce bien le sien, ou plutôt celui qu'on lui a instillé pour mieux le contrôler ?
C'est du vécu tellement bien rendu que je suis sorti du livre avec un profond sentiment de tristesse — tristesse devant la situation désespérée du monde qui nous est présenté, tristesse aussi devant la bêtise (voulue, irrémédiable) d'un protagoniste qui sera toujours le jouet des événements, le pion de son frère, de sa petite amie, de ses parents, de son employeur, des mystérieuses gens… Savoir restituer la bêtise d'un protagoniste, sans être un tour de force, est une tâche littéraire éminemment respectable ; mais au bout d'un tel livre, où l'on ne rit pas trop, on risque de se sentir soi-même plutôt bête. Et puis, on attend peut-être de la SF qu'elle nous donne, justement, l'impression évanescente que nous comprenons ces choses que l'homme n'avait pas été créé pour comprendre…
Notes
[1] Voir la chronique du recueil Bears discover fire.