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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 24-25 les Futurs mystères de Paris

Keep Watching the Skies! nº 24-25, juin 1997

Roland C. Wagner : la Balle du néant ~ l'Odyssée de l'espèce ~ les Ravisseurs quantiques

romans de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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La maquette de la vénérable collection "Anticipation" n'a jamais cessé de changer, et jusque dans son crépuscule elle a subi des transformations plus ou moins fréquentes [1]. Il faut reconnaître qu'en l'espèce, une partie des changements étaient destinés à annoncer la mise bas de la portée d'enfants terribles qui allaient, sitôt sortis de son ventre, dévorer la pauvre vieille bête : "Métal", "Space", "Legend" et autres "SF Polar"… les logos des sous-collections avaient depuis quelque temps déjà volé la vedette au nom de plus en plus discret d'"Anticipation". En fait, ces numéros 1998 et 2001 de la collection possèdent déjà, cachée sous la première, une deuxième couverture aux couleurs de la future collection "Métal", et on jurerait que le nom d'"Anticipation" n'a été maintenu en vie aussi longtemps que pour arriver au chiffre de 2001, bardé qu'il est de références… Joli coup, Roland ! De la part de l'auteur qui avait déjà réussi à faire titrer un de ses livres les Derniers jours de Mai – 2, plus rien ne saurait nous étonner, mais quand même…

L'adjonction d'une deuxième “quatrième de couverture”, elle, a permis de nous gratifier d'une photo et d'une courte bio de l'auteur de chaque livre, ainsi que de détails qui feront la joie des bibliographes du futur. Que l'"Anticipation" numéro 1998 soit achevé d'imprimer en octobre 1996, mais se prévale d'un dépôt légal en octobre… 1992, voilà qui est déjà fort wellsien ; que la série dont il fait partie soit baptisée (correctement) en tête de volume les Futurs mystères de Paris, et en quatrième de couverture les Nouveaux mystères de Paris, voilà qui démontre à l'envi le soin apporté par le Fleuve Noir à la finition de ses productions.

Et toujours pour le même ouvrage, le défaut, en quatrième de couverture (l'une ou l'autre !) de la moindre mention de prix de vente, est sans doute compensé par la prodigalité dont fait preuve en la matière le numéro 2001 qui, non content de nous présenter deux pages de publicité pour Bifrost, affiche en extérieur une étiquette à 39 FRF, et, à deux feuillets de carton de là, le tarif nettement moins sympathique de 54 FRF. Mystère insondable de l'édition…

On leur pardonne tout à cause de l'excellente photo de l'auteur qui figure dans le 2001 — foin cette fois-ci de l'imper et du borsalino, oubliée la mine songeuse (et vaguement nunuche) Roland Wagner, vêtu d'un débardeur, se marre franchement en nous regardant par-dessus son épaule. Et donne avec un étonnant à-propos le ton du livre qui conclut la vie de la collection "Anticipation", apporte une clé de voûte tardive à l'Histoire du futur proche de Roland Wagner, et marque une étape majeure dans les aventures de son privé du futur, Temple Sacré de l'Aube Radieuse (Tem, en abrégé) regroupées sous le chapeau des Futurs mystères de Paris.

On pourrait soutenir que Roland Wagner n'a jamais cessé d'écrire en jetant des coups d'œil souriants par-dessus son épaule. Pas un de ses livres qui ne soit truffé de références explicites à une musique qui appartient déjà au passé de notre époque (même si, dans ses dernières œuvres, il se remet un peu à jour, en ajoutant Bevis Frond au panthéon du psychédélique, en introduisant des collectionneurs de techno) ; et nombreux sont ceux dans lesquels des modèles (ou des repoussoirs) littéraires sont évoqués.

Tem ne fait pas exception à cette règle, avec sa collection de CDs (démodés) et même de micro-sillons (carrément oubliés au xxie siècle). Dans l'Odyssée de l'espèce, Wagner va plus loin. Non seulement les références nombreuses aux deux premiers volumes des aventures de Tem, leur font prendre, comme prologues du roman plus substantiel qui les suit, un intérêt bien supérieur à celui de leurs intrigues policières propres (nous y reviendrons) ; mais encore on y trouve des rappels de tous les romans de l'Histoire du futur proche, depuis le Serpent d'angoisse jusqu'à son magnum opus inachevé [2], Archétypes incarnés. Il faut suivre — mais c'est le jeu !

Plus profondément, on sent que Wagner se penche sur sa propre vie, qui est indissociable de ses références culturelles (ce n'est pas un hasard si apparaissent dans ce roman au moins trois personnages de collectionneurs obsessionnels, Tem lui-même, son “imprésario” Ramirez [3], et son grand-père Raymond Montaigu) autant que de son œuvre passée. Le Roland Wagner que l'on a connu plein de fascination pour toute une gamme de psychotropes, et pour la violence stylisée du rock (et bien réelle de la banlieue qu'il habitait) nous revient (par protagoniste interposé) végétarien, buveur de tisane, pétri de philosophie non-violente.

Tem est à l'image d'une humanité future qui aurait elle-même franchi cette ligne de partage des eaux, ce point de maturité où l'on renonce à la violence, on renonce même à la trouver souhaitable ou nécessaire. Il faut dire que l'humanité a pour cela dû passer par une sorte de bad trip ultime, la Grande Terreur Primitive, qui est décrite dans les Derniers jours de Mai et sa suite.

Après tant d'affirmations non-étayées, il serait temps que je donne une idée de la trame des trois romans de la série. Temple Sacré de l'Aube Radieuse a été ainsi baptisé par des parents vivant dans une communauté millénariste d'Auvergne — qui ne se contente pas d'être composée d'écolos non-violents, végétariens et vaguement zen : quand ils communient dans le Grand Tout, ils se mettent réellement en contact avec la Psychosphère grâce à la mutation qui est nécessaire pour entrer dans la secte, et leurs enfants, mutants eux aussi, disposent tous de pouvoirs parapsychiques. Dans le cas de Tem, c'est le don de transparence — il n'est pas physiquement invisible, mais personne ne prête attention à lui et, chose plus étrange encore, les données le concernant enregistrées sur support électromagnétique ont tendance à s'effacer en quelques jours. C'est plein d'avantages pour les filatures et les évasions (à tel point que, tel Asimov s'ingéniant à faire violer les Trois Lois par ses robots, Wagner s'ingénie à trouver des obstacles à ce don décidément trop nuisible à la glorieuse incertitude du suspense), mais plein aussi d'inconvénients dans la vie de tous les jours, et les effets humoristiques ne manquent pas. Le propriétaire du bureau de Tem ne pense jamais à lui faire payer son loyer, mais il lui arrive aussi de le relouer à d'autres, en pensant qu'il est inoccupé.

Tem finit par fréquenter les rares personnes qui se souviennent de lui spontanément : par exemple Ramirez, son impresario officieux et confident de Tem, ou Eileen, qui partage sa vie à partir du deuxième volume. Il ne faudrait surtout pas oublier Gloria, programme d'intelligence artificielle rebelle ayant échappé à ses créateurs grâce à l'aide de Tem, qui surgit sous les avatars les plus variés et joue plus d'une fois le rôle de déesse ex machina (c'est le cas de le dire…)

Le cadre social des aventures de Tem mérite aussi un mot ; l'humanité s'est tribalisée, divisée en groupes caractérisés par leur mode de vie ou leurs goûts musicaux — touche qui nous ramène aux banlieues contemporaines de notre Wagner, même s'il situe maintenant son action essentiellement dans Paris intra-muros, et plus précisément sur la rive gauche, entre Panthéon et xive arrondissement.

Ces tribus ne mènent pas pour autant bataille les uns contre les autres. Sur la fin du xxie siècle, les meurtres sont devenus des raretés, apanages de quelques individus ataviques. La baisse de la violence n'empêche pas cependant l'existence de monte-en-l'air (regroupés en une corporation aux règles strictes), ou d'escrocs (éventuellement sympathiques, comme Ludwig, le parrain de Tem).

Les polices, de leur côté, ont été victimes, comme tous les services publics, de réductions budgétaires massives. Tandis que les quelques multinationales qui règnent sur l'économie mondiale d'employer des brigades de “cyberninjas” — je ne peux m'empêcher de voir dans ce détail une involontaire influence de la série F.A.U.S.T. de Lehman sur Wagner, mais tout se passe chez ce dernier à un niveau de violence bien plus bas.

Il reste toutefois à Tem des meurtres à se mettre sous la dent, et les macchabées s'amoncellent au cours de la Balle du néant au rythme requis par les règles du genre. L'énigme elle-même est un hommage explicite à la tradition du roman policier, puisqu'il s'agit d'un meurtre en chambre close. Les fans de S.-F. endurcis, toutefois, devineront assez vite l'astuce qui cache là-derrière, surtout quand on sait que la victime (et, partant, les suspects de choix) travaillait dans le CERS, Centre Européen de Rercherche Scientifique. Novateur, ce centre fait travailler côte à côte — et parfois ensemble — des physiciens et des psychologues ; l'ombre de la Psychosphère plane là-dessus, on s'en doute bien si on a lu d'autres livres de Wagner. Fausses pistes esquissées, interrogatoires d'employés d'hôtel, soupçons portés par la police sur le “privé”, le reste de l'intrigue policière ne présente guère d'originalité.

les Ravisseurs quantiques s'ouvre sur une proposition d'enquête plus originale, à propos de la disparition d'une jeune fille tombée aux mains d'une secte. Comme les tribus d'amateurs de musique, les religions incongrues prolifèrent dans les Futurs mystères de Paris — et si Tem les considère toutes avec un respect œcuménique, Gloria s'en moque avec une vigueur mécréante. Remercions l'auteur pour la richesse qu'apporte cette ambiguïté de point de vue, et qui lui permet de décocher au passage des piques aux scientologues.

Mais la secte se révèle vite une devanture pour des mystères plus profonds, avec une escapade vers un univers parallèle qui semble trop parodique pour être authentique — Tem se posera plusieurs fois la question, remettant en question le statut des événements qu'il vit à l'aide de sa culture en S.-F. En fin de compte, quand tout sera résolu, on ne se sera pas ennuyé— il y a beaucoup plus de fantaisie S.-F. dans ce roman que dans le premier— mais le livre laissera un petit goût de bric-à-brac. Tem, lui, revient à la case départ. C'est la loi du roman d'aventures en série, mais nous avons vu que celle-ci viole souvent cette loi ; en l'occurrence, nous nous voyons offrir ici un prologue qui éclaire les origines de Ludwig, le parrain de Tem… personnage justement absent de cet épisode !

Tout trouvera cependant sa justification dans l'Odyssée de l'espèce, troisième volume de la série et nettement plus épais que les deux premiers (même si cela s'accompagne d'un agrandissement du corps typographique).

Les choses commencent de façon dramatique, avec l'assassinat de Michel Viard, le psychologue versé dans l'étude de la Grande Terreur Primitive que Tem avait rencontré dans la Balle du néant. Une nouvelle fois, une bonne partie de l'action a pour cadre le CERS, et une nouvelle fois, les soupçons se dirigent sur Tem — mais de façon cette fois-ci beaucoup plus sérieuse ; si l'adversaire principal du privé, tout au cours de l'histoire, sera l'inspecteur Trovallec, insupportable de confiance en son propre génie, Tem lui-même se prend parfois à douter de lui-même. Bien entendu, les choses vont se compliquer considérablement, l'action se déplacer de Paris à l'Auvergne et retour, et être décrite à l'occasion des points de vue d'Eileen et Gloria. Soit dit en passant, je ne pense pas qu'il était nécessaire de changer à cette occasion de police de caractères ; Roland Wagner n'a peut-être pas eu confiance en sa capacité à créer des personnages différenciés, qui se caractérisent immédiatement par leur façon de s'exprimer, et dans ce cas il aura eu tort, car une des qualités notables de cette nouvelle série est, outre la fluidité du style, l'épaisseur des personnages qu'elle met en scène. Pour qui aura la curiosité de comparer avec les romans du début de Wagner, le contraste sera frappant.

La comparaison est pourtant inévitable, car l'Odyssée de l'espèce met en scène les archétypes personnalisés qui intervenaient au cours de l'Histoire du futur proche — autant dire qu'ici non plus, il ne faut pas s'attendre à une intrigue policière dans les règles de l'art, en dépit des rituelles invocations des mânes de Malet (Léo, s'entend, pas celui qui faisait équipe avec Isaac). L'Odyssée de l'espèce humaine, c'est ici la lutte contre le Mal qu'elle livre depuis des millénaires. Dantec va chercher les racines de ce mal, de la violence qui est en nous, dans des explications psycho-sociales (schématiquement, la coupure des racines avec le terreau social, avec un “pays” d'origine), Wagner en ferait plutôt une sorte de force mystique, que l'on doit détruire en un combat qui rappelle les affrontements de la high fantasy. Mais il est trop proche de notre monde pour pouvoir écrire autre chose que de la S.-F., fût-elle une S.-F. pratiquant ce que Stolze appelle la « littérature d'images » (ou d'archétypes, d'accord !).

Si l'espèce trouve une sorte de terme à son odyssée, Tem va poursuivre la sienne au-delà de ce troisième roman, et je ne peux m'empêcher de me dire qu'il sera un peu dur à suivre. Mais, en littérature populaire, les héros de série ont une capacité d'oubli étonnante (tel Bob Morane qui, immédiatement après avoir sauvé le continuum spatio-temporel tout entier des manigances de l'Ombre Jaune, pouvait aller traquer les trafiquants d'animaux à Bornéo, ou quelque chose du genre).

Tem transgresse les règles de ce jeu (il faut avoir lu les deux premiers romans pour jouir pleinement du troisième, et il faut lire le troisième pour donner du sens aux deux premiers), tout en rappelant sans cesse une filiation (à la S.-F., au polar) qui contient en elle-même ces mêmes règles. Règles qui devraient, logiquement, interdire toute allusion au statut de fiction des événements décrits par l'œuvre ; or Wagner passe sans cesse du premier au second degré, d'une façon que je trouve jubilatoire. Est-ce aussi rédhibitoire qu'on pourrait le penser en matière de littérature populaire ? Outre le fait que les auteurs du passé se permettaient parfois plus de clins d'œil qu'on ne pourrait le croire, je pense que la littérature populaire a évolué, et que les dernières œuvres de Roland C. Wagner fournissent des spécimens très réussis du genre. Qu'il reste la place pour une littérature populaire plus coincée, moins joueuse, c'est certain, mais ça n'obère pas le succès de la variété plus subtile — et c'est peut-être pour cela qu'il existe désormais une collection "Polar SF" au Fleuve Noir, et que les livres de Roland n'y paraissent pas.

Notes

[1] Comme peut le constater un des personnages du futur de Roland C. Wagner, vagabondant comme cela y arrive souvent dans la bibliothèque d'un collectionneur nostalgique…

[2] Et incomplètement publié, puisqu'à l'unique fascicule publié par les éditions de l'Hydre s'ajoute un deuxième chapitre resté inédit, et un troisième dont seul un fragment a paru dans APArock.

[3] Eh oui, il a osé… même si c'est le personnage de Ludwig qui est plus proche de jouer le rôle de manager de Tem.