Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 43 Jihad

Keep Watching the Skies! nº 43, juin 2002

Jean-Marc Ligny : Jihad

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Valerio Evangelisti

 Chercher ce livre sur amazon.fr

Valerio Evangelisti a publié, le 29 décembre 2001, dans la Stampa, troisième quotidien italien par le tirage, édité à Turin, appartenant à la famille Agnelli (Fiat) mais indépendant quant à sa ligne éditoriale, cet article sur l'édition italienne, chez Fanucci, sous le titre Guerra santa, du roman de Jean-Marc Ligny, Jihad, publié originellement dans la collection "Présences" de Denoël, et réédité ensuite chez J'ai lu. En voici une traduction.

À noter que quand Valerio Evangelisti présente le roman comme « Un antidote, en somme, aux simplifications, aux vulgarités, aux synthèses banales qui sont en train de nous pleuvoir dessus de tous côtés, souvent signées par d'illustres intellectuels totalement oublieux de leur fonction », il renvoie évidemment aux discours tenus sur l'islam après le 11 septembre, et on peut imaginer qu'est en particulier visé un très long article d'Oriana Fallaci, paru dans le Corriere della sera (premier quotidien italien, milanais), “diatribe furieuse” dont des extraits ont été publiés par Courrier international dans son numéro du 8 novembre 2001, avec en regard la réponse d'un philosophe espagnol, parue, elle, dans el País.

Éric Vial

Futur proche : Jihad privée dans une France gouvernée par des racistes

Avec Guerra santa, du jeune écrivain français Jean-Marc Ligny, ceux qui s'obstinent à définir la Science-Fiction comme une littérature d'évasion et de pure consommation auront de quoi s'interroger sur la superficialité de ce jugement.

Même si elle est minoritaire, il existe une Science-Fiction qui plus que toute autre forme narrative sait toucher des thèmes de très grande ampleur, qu'ils soient sociologiques ou politiques. Et — ce qui surprendra ceux qui cultivent une conception réductrice de la littérature fantastique — qui décrit et interprète le présent avec une acuité bien plus grande que nombre d'auteurs attachés au réalisme. Il est vrai que Jihad (titre originel du roman, paru en France en 1998) se démarque de tous les stilèmes du genre, mais comme la Science-Fiction est difficile à définir et à circonscrire, il s'agit d'une transgression qui en confirme la vitalité. Le résultat est un roman inquiétant et d'une forme inhabituelle, que je me hasarderai à placer au premier rang parmi tous les instruments littéraires en circulation et capables de nous fournir des éclairages sur le moment historique que nous sommes en train de vivre. L'action se situe dans un futur très proche (en 2010), et très proche surtout pour le lecteur italien. La France est gouvernée par le Parti National (transfiguration très transparente du Front National) et une brutale répression de l'immigration clandestine est en cours. Dans ce contexte très hostile, débarque un jeune Algérien, Djamal, porteur d'une mission. Il veut venger sa sœur, violée par un mercenaire français au service de l'armée régulière algérienne, complice et inspirateur des violences perpétrées contre la population civile au nom de la lutte contre l'intégrisme islamique. C'est le début d'une aventure aux couleurs très noires, mais jamais gratuite malgré les coups de théâtre et la rapidité des rebondissements. Avec les yeux de Djamal, au-delà des infamies d'un programme raciste parvenu au pouvoir, nous explorons les milieux de la clandestinité maghrébine, les tentations du fondamentalisme islamique, la difficulté pour un immigré d'éviter que le désespoir se traduise en fanatisme. Mais surtout nous accomplissons une descente dans des cercles de l'enfer de plus en plus sombres en adoptant le point de vue d'un jeune musulman, fidèle à sa religion mais aussi critique envers l'Occident perdu dans l'auto-complaisance comme dans une mesure égale, envers les perversions orthodoxes de l'islamisme. Le roman, basé sur une documentation minutieuse, pourvu de notes, enrichi des apports de collaborateurs d'origine maghrébine, apparaît ainsi comme une analyse profonde, entièrement conduite de l'intérieur, de la mentalité et de la culture islamiques dans leurs replis les plus profonds. Au point d'être accompagné d'un lexique de termes arabes vraiment précieux pour qui, ces jours-ci, se trouve en train de suivre les bredouillements de tant de moyens d'information. Un antidote, en somme, aux simplifications, aux vulgarités, aux synthèses banales qui sont en train de nous pleuvoir dessus de tous côtés, souvent signées par d'illustres intellectuels totalement oublieux de leur fonction. Il est paradoxal, si on veut, que ce doive être un écrivain de Science-Fiction — parce que Ligny en est un, avec des dizaines de titres dans son curriculum — qui donne une leçon de courage et de rigueur à une masse de littérature qui, sous les oripeaux trompeurs de la recherche stylistique, de l'introspection et de la réflexion philosophique, se débat, en Italie comme ailleurs, dans la plus totale absence d'idées et, ce qui est pire encore, dans l'indifférence envers les grands phénomènes historiques et les mécanismes qui les produisent. On confond trop souvent la prose mid-cult [demi-cultivée ? moyennement cultivée ? — le concept est utilisé en particulier par Umberto Eco — NDT], qui contient peut-être deux demi-vérités, quelque thème intéressant, cinq ou six pages stimulantes, avec la grande littérature capable de naviguer avec fougue entre des phénomènes historiques et sociaux de grande portée. La première convient pour le prix littéraire courant et ensuite pour un digne oubli ; la seconde est incisive, elle mord, elle reste, elle redevient périodiquement actuelle. Avec cela, je n'entends pas dire que Ligny appartient au nombre des maîtres ni que Jihad soit un chef-d'œuvre. J'entends cependant affirmer, avec l'opiniâtreté nécessaire, que Science-Fiction, Fantastique et littérature de genre peuvent quelquefois produire, du côté des littératures populaires, quelque chose qui ressemble davantage à la grande littérature que ce que sait en moyenne exprimer la prose mid-cult, qu'on nous fourgue pour sublime et qui embouteille les collections éditoriales les plus prestigieuses. Ne serait-ce que sur le plan de la durée et du fait qu'on puisse en jouir. J'ai jusqu'ici parlé d'un roman écrit en 1998 qui aide à interpréter des événements arrivés en 2001. Que l'on parcoure les listes des lauréats des prix littéraires les plus connus attribués en 1998 — à supposer qu'on s'en souvienne encore — et qu'on se demande si on peut en dire autant de leurs œuvres. Personnellement, j'aurais quelques doutes. Certes, le fait d'appartenir à la littérature de genre n'est pas en lui-même une garantie de qualité. Conscientes de ses limitations, les éditions Fanucci sont en train de mener depuis quelques années une opération digne d'éloges. Petit à petit, elles font glisser leurs collections, autrefois trop spécialisées, en direction d'une prose de frontière, qui puise dans la littérature de genre, mais qui a pour objectif la complexité, la recherche, la stimulation, le défi intellectuel. Tous préliminaires à cette littérature “de longue durée” que l'on a en grande partie perdue dans la production courante. Je classerais Guerra santa parmi les fruits les plus convaincants de cette tentative.