Keep Watching the Skies! nº 48, janvier 2004
Marc Bailly : Phénix 58 : l'Uchronie
revue de Science-Fiction et de Fantasy ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Objet mi-chair mi-poisson que ce numéro de Phénix : si quarante pages sont consacrées au contenu ordinaire, tout-venant dirais-je, de la revue (deux entrevues, trois nouvelles), le reste, soit les trois quarts du numéro, constitue un dossier sur l'uchronie (articles et nouvelles). Pour le lecteur occasionnel de la revue que je suis, ce sont ces soixante-quinze pour cent-là qui me poussent à acheter le numéro.
Passons donc rapidement sur le premier quart : les deux entrevues, réalisées avec des auteurs de Fantasy (Fetjaine et Simonay) que je n'ai jamais lus et qui ne m'attirent pas — tout talentueux fussent-ils —, reposent sur des grilles de questions assez standardisées. Deux des nouvelles reposent sur la violence gratuite, la troisième fait de la possession des mots des enjeux de pouvoir : même si ce texte de Fabien Tournel n'a ni intrigue ni personnages, il exerce une certaine fascination par son concept, l'auteur est à surveiller.
Côté uchronie, les auteurs convoqués sont plus connus, et la qualité littéraire moyenne plus élevée. Si "Milano" de Denis Labbé, m'ennuie par son exposé linéaire de développements historiques divergents — qui n'animent jamais le récit —, les trois autres ont tous des atouts à faire valoir. "La Déception est dans l'air" [1], de J. Gregory Keyes, met en scène un personnage (Isaac Newton) et une époque (le xviiie siècle, grosso modo) qui rappellent ses romans, et vaut par son humour. "La Vraie mort de Marat", d'Alain Dartevelle, est un brillant exercice de décalage de points de vue, avec une vision originale d'une période souvent visitée par historiens et littérateurs, la Révolution Française. Enfin, "l'Histoire secrète de l'ornithoptère", long récit aux allures de roman condensé, même s'il est parfois gêné aux entournures dans sa narration, et dénué de vraisemblance sur le plan technique, arrive à faire ressentir la relation douloureuse entre un père et son fils — et sans doute aurait-il gagné à se concentrer sur cet aspect, en excisant des préliminaires languissants.
Et les essais, alors ? On attendait bien entendu Éric B. Henriet, le spécialiste francophone de l'uchronie. Il ne déçoit pas, avec un article-fleuve qui recense (par ordre chronologique de point de divergence) une multitude de scénarios d'aiguillages potentiels de l'Histoire. Son amour de l'uchronie rationnelle au sens le plus strict (les effets inattendus d'un changement ponctuel) l'amène à privilégier, comme le font tant d'auteurs, les périodes de crise, de catastrophe au sens mathématique (de singularité, si vous voulez), celles où tout peut basculer d'un côté ou de l'autre, comme un fleuve près de sa naissance hésiterait entre deux bassins versants : en règle générale, les périodes de guerre. Il n'y a donc qu'un petit pas de ses études sur l'uchronie littéraire au recensement qu'il fait, quelques pages plus loin, d'« objets uchroniques non littéraires » qui font la part belle aux jeux de rôles. Recensement utile aussi, voire utilitaire, que l'article de P.J.G. Mergey et Pedro Mota sur les ressources uchroniques du Web.
Moins utiles hélas me paraissent les articles de Millet et Van Herp, le premier parce qu'il présente trop de redites avec celui d'Henriet, le deuxième parce qu'il se réduit à une anecdote — certes intéressante, certes ayant la grande qualité de sortir du contexte purement littéraire pour mettre le pied dans le socio-politique. Dartevelle visite des aspects uchroniques de l'œuvre de Philip K. Dick. Sans apporter grand-chose de nouveau, à mon goût. Francis Valéry, lui, revisite son œuvre propre, et il est toujours intéressant de voir ce que les créateurs ont à dire de leur œuvre. Quitte à être déçu ; ce qui n'est pas le cas ici, je vous rassure. Dominique Warfa enfin, livre deux analyses brèves mais pénétrantes ; son examen rapide du steampunk manque un peu d'une conclusion frappante, mais fait un honnête tour de la question ; son "l'Uchronie comme expression ultime de la démiurgie", par contre, apporte une profondeur d'analyse bienvenue dans un dossier où dominent le recensement et l'encensement.
Total ? Pas d'elfes, c'est déjà ça [2], des nouvelles lisibles — mais pas aussi bonnes, en moyenne, que celles de Passés recomposés —, des articles informatifs, souvent agréables, occasionnellement brillants. Les vrais passionnés de l'uchronie se jetteront dessus ; les autres se réserveront peut-être pour l'édition révisée, qu'on nous annonce pour bientôt, de l'Histoire revisitée, essai magistral du même Éric B. Henriet.
Notes
[1] On regrette que la traduction du titre tombe dans le piège d'un faux ami aussi connu : deception est un mot anglais signifiant "tromperie", et n'est jamais synonyme de disappointment, qui équivaut à peu près à "déception".
[2] À quoi carbure le critique ? — Note du lecteur.