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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 50 Trois pépins du fruit des morts

Keep Watching the Skies! nº 50, janvier 2005

Mélanie Fazi : Trois pépins du fruit des morts

roman fantastique

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chronique par Pascal J. Thomas

Annabelle est issue d'une famille d'immigrants grecs en France. Tandis que sa mère célibataire, Maria, autrefois Maria-Dimitra, témoigne par le choix du prénom de sa fille — autant que par la troncation du sien — de son désir d'assimilation, sa tante Eleni et sa grand-mère Cassiani restent des témoins du “vieux pays”. Annabelle a douze ans et entame son adolescence quand se produit une rupture dans sa vie : elle disparaît pendant deux semaines et revient changée, ne parlant plus à sa mère.

Nous apprenons peu à peu qu'Annabelle a passé ce laps de temps avec Kyra, plus connue comme la déesse grecque Perséphone. Comme dans Malpertuis, les dieux ont été chassés de l'Olympe quand la croyance populaire s'est affaiblie, mais survivent, dotés de pouvoirs diminués et dispersés parmi les humains. Kyra était, à son corps défendant, déesse des morts et de l'hiver ; et Annabelle, que son corps et sa vie dégoûtent, ne souhaite rien tant que la rejoindre, que se défaire des chaînes de la chair.

Fazi avait déjà donné des nouvelles impressionnantes. Son début dans le roman est lui aussi remarquable, et remarqué : il vient de lui valoir un prix Merlin lors de la convention de L'Isle sur la Sorgue, en août 2004. Audacieusement, le livre joue sur trois points de vue divergents1, ceux d'Annabelle, Kyra et Maria. Parent moi-même, j'ai bien entendu été secoué à fond par l'accroche du roman : « Il y avait de gouffre, énorme, dans le quotidien de Maria : deux semaines de la vie d'Annabelle. ». Mais l'accent est moins mis sur l'incompréhension de Maria que sur le mal de vivre — au sens propre ! — d'Annabelle. Et, de façon plus originale, sur les affres de Kyra elle-même, que nous voyons effrayée par l'avidité de sa jeune émule, puis par le glissement incontrôlé qu'elle subit, elle qui avait cru un temps pouvoir contrôler les humains.

Intervient ici mon unique doléance à l'égard du livre ; j'ai fini par trouver les introspections de Kyra et Annabelle, écrites avec recherche, trop longues à mon goût. Le roman n'est pas prodigue en péripéties, et le rythme finit par en souffrir — toutefois je comprends parfaitement qu'un autre lecteur puisque considérer qu'au contraire la fonction principale de la littérature soit d'exposer le lecteur au théâtre des sentiments, ce que Fazi fait avec perspicacité, et sans pitié. Quand on ajoute à ceci que le roman s'achève sur un retournement fort bien trouvé, mais qui manque peut-être de cohérence avec l'ensemble du texte, on peut se poser de la question de la longueur optimale. Je serais curieux de voir le même récit mené sur le rythme plus nerveux d'une longue nouvelle — ce qui restera certainement fantasme de lecteur.

Trois pépins du fruit des morts aurait pu demeurer une variation de plus sur le thème de la haine de son propre corps que peuvent déclencher les transformations de la puberté, et sur la sublimation par la magie du suicide adolescent. S'il n'était que cela, ce serait déjà un roman d'horreur — tendance psychologique — fort réussi, intégrant avec beaucoup de culture deux mythes d'origines distinctes, celui de l'enlèvement de la fille de Déméter par Hadès et "la Reine des neiges" telle que contée par Hans Christian Andersen. Cela me fait penser à Peter Straub, ou à Jonathan Carroll — et à Stephen King, ajoute Sylvie Lainé, assise à côté de moi pendant la cérémonie de remise des prix ; j'ai moi-même trop peu pratiqué le Maître du Maine pour savoir en juger.

Mélanie Fazi ajoute à tout cela son talent pour l'accroche et la conclusion, peint ses décors aux couleurs des saisons, et sème au long du texte des jeux de symétrie et d'inversion (par exemple, à l'abandon du trop grec "Dimitra" par Maria répond la transformation d'Annabelle en Anna). Elle met aussi en scène des identités écartelées entre deux cultures par l'immigration, mais ne va pas aussi loin dans cette direction qu'avait pu le faire, par exemple, Lisa Goldstein2. Il sera intéressant de voir si elle y revient. Mais il est intéressant, de toute façon, de lire Trois pépins

Notes

  1. Je devrais dire trois points de vue principaux, car il faudrait aussi compter l'intervention occasionnelle de Cassiani, Eleni, et des enfants de cette dernière.
  2. Que voulez-vous, j'ai mes références favorites en Fantastique aussi…