Keep Watching the Skies! nº 51, septembre 2005
Gordon Van Gelder : the Magazine of fantasy & science fiction : octobre-novembre 2004
revue anglosaxonne de Science-Fiction et de Fantastique
Depuis quelques années la revue américaine dont Fiction était l'édition française, le vieux Magazine of fantasy and science fiction — que tout le monde connaît mieux sous l'abréviation F&SF, à laquelle nous nous tiendrons désormais — a été repris en main par un jeune et brillant directeur littéraire, Gordon Van Gelder. Et quand je dis “repris en main”, je ne me livre pas à une figure de style : F&SF avait toujours été propriété d'un éditeur indépendant, Van Gelder l'a racheté. Symptomatique, sans doute, de la chute de la diffusion de tous les magazines américains de Science-Fiction, premières victimes de la raréfaction généralisée de la lecture ; un seul homme peut désormais combiner les fonctions littéraire et patronale.
Héritier d'une fière tradition, F&SF n'a pas changé d'aspect, et a fait évoluer dans la continuité la liste de ses contributeurs. Et, depuis des temps immémoriaux, publie en octobre-novembre un numéro double faisant la part belle aux auteurs confirmés. L'occasion de jeter un coup d'œil pour jauger l'état actuel de la revue1.
Par rapport à sa consœur Galaxy (dont l'édition française était Galaxie — mais certes pas Galaxies, le titre américain ayant disparu en 1978 malgré des efforts de ressuscitation), F&SF se distinguait par la présence importante de Fantastique et un humour un peu plus littéraire. La tendance s'est maintenue. Avec une touche de Fantasy, époque oblige, et un zeste de noirceur.
Des onze textes de ce numéro, six relèvent certes de la S.-F. ; le tableau change du tout au tout si on prend en compte la longueur des récits, avec cinq nouvelles (short stories) de S.-F. sur six, et seulement une sur cinq parmi les récits plus longs (novelets). Et quatre des textes (de Goldstein, Morressy, Wolfe, Bailey) sont ouvertement référentiels, bâtis sur le détournement de traditions plus ou moins bien établies, tandis qu'un autre (Bishop) est un “à la manière de”, et quatre de plus (Chwedyk, Kandel, Utley, Reed) pratiquent un humour qui va de la farce à l'ironie amère. Si on ajoute que les deux restant relèvent, l'un de l'horreur, l'autre d'un fantastique à peine suggéré, on voit que F&SF ne se consacre guère au développement d'une S.-F. sérieuse, mais plutôt à des clins d'œil sur le passé du genre.
Ce qui n'est pas si mal, pour le plaisir de lecture.
Je ne pense pas que vous voudriez que je vous détaille chacun des textes du numéro. Il me suffira de mentionner mes préférés, et un que j'ai détesté — vous déduirez mon sentiment sur le reste.
Richard Chwedyk est un nom qui, à part sembler taillé sur mesure pour les fautes de frappe, ne m'inspirait aucune réaction. Sa nouvelle, "In Tibor's cardboard castle" est, d'après le chapeau éditorial, la troisième d'une série mettant en scène les “saurs”, des jouets biologiques intelligents sous la forme de dinosaures miniatures qui, doués de conscience, ont gagné leur liberté grâce aux efforts d'une association d'humains bien-intentionnés. Ambiance ours en peluche. Et ça s'aggrave quand on lit le texte, éclaté en une multitude fils d'action, ou plutôt de dialogues insupportablement bavards qui s'interrompent les uns les autres. Un peu comme un concentré de tout ce qui me déplaît dans les textes les plus agaçants de Connie Willis, la culture en moins.
"The End of the world as we know it", de Dave Bailey, est autant un commentaire sur le sous-genre de la S.-F. que constituent les histoires de fin du monde (ou, plus précisément, de fin du genre humain) qu'un exemple du sous-genre en question. Une mort foudroyante supprime en une nuit toute la population mondiale. Toute ? Non ! Subsiste un livreur de United Parcel Service, qui continuera de vivre dans le monde qui lui est laissé en héritage, en attendant de trouver la femme qui… mais bien entendu, il ne fera rien de tout ce que la sagesse accumulée par tant d'histoires de S.-F. nous porte à considérer comme incontournable. Bailey accumule les rappels explicites à cette tradition qui nous est familière. C'est ironique au début, pesant en fin de compte, même si le texte reste fort bien écrit.
Gene Wolfe figure, dans mon panthéon personnel, à une place d'honneur qu'il lui sera sans doute difficile de jamais quitter. "The Little stranger" ne fera pas date dans son œuvre, mais reste un des meilleurs textes de ce numéro. Du fantastique discret, qui repose tout entier sur la personnalité à double fond de la narratrice, une vieille dame d'aspect si inoffensif… Wolfe nous a habitués à ce schéma d'un récit raconté par une personne dont nous allons douter de la sincérité, et de la nature elle-même. Probablement parce que le narrateur en question n'est souvent pas conscient de sa propre nature : voyez la Cinquième tête de Cerbère, voyez la trilogie du Short sun2…
Daniel Abraham, avec "Flat Diane", donne un texte d'horreur qui, comme tous les bons exemples du genre, tire sa force non tant des phénomènes surnaturels qu'il imagine (ici, une sorte d'envoûtement postal exercé sur une pré-adolescente) que des terreurs bien réelles de notre propre société (ici, celle d'un père séparé — sa femme semble avoir abandonné sa famille sans remords — qui craint de se voir accusé à tort d'agressions sexuelles contre sa fille, et de la voir placée d'office dans un orphelinat). La conclusion elle-même laisse un goût amer, ne laisse pas de facile satisfaction morale. Mais bien entendu, l'effet obtenu sur le lecteur dépendra de l'âge et de la situation familiale de celui-ci.
Steven Utley enfin nous offre quelques pages d'humour brillant et bourré de références fabriquées, ou implicites. Tous ceux qui ont pratiqué les lieux d'aisance des grandes universités américaines savent qu'ils sont lieu d'une création débridée, à plusieurs mains, et toujours anonyme. Harvard est particulièrement célèbre à ce titre. L'obscénité, bien entendu, et l'insulte raciste, malheureusement, n'en sont pas absentes, mais elles côtoient, sur les portes et cloisons des stalles, de réjouissants exemples de ping-pong verbal, souvent destiné aux happy few (je me souviens de quelques blagues de matheux que je m'abstiendrai de vous répéter). "A Paleozoic palimpsest" suppose que les membres d'une expédition temporelle vers la préhistoire se sont ainsi approprié un rocher situé dans un endroit convenablement isolé (que je ne peux m'empêcher de me représenter sous les traits du monolithe de 2001 : l'odyssée de l'espace, tel que revisité par la couverture de l'album Who's next). Les citations des graffitis qui sont faites avec le plus grand sérieux par des ouvrages universitaires sont la pièce de résistance du texte — ou seraient-ce les commentaires des universitaires ? —, et j'en suis presque venu à regretter qu'Utley finisse par vraiment raconter une histoire. En tout cas, c'est un texte superbement distrayant, qu'on ne pourra reprocher à l'équipe du Fiction rénové d'avoir retenu pour publication dans son premier numéro — quoique sa traduction semble un défi impossible.
Mais pour revenir à F&SF, concluons qu'il vit, convenablement, sans faire de vagues ou lancer de mouvements, pour ce que j'ai pu en voir, mais en contentant ses lecteurs. Auxquels vous pourriez vous joindre sans déplaisir.
→ lire par ailleurs dans KWS [1] [2] [3]
Notes
- Je mens effrontément : la vraie raison de cette critique est que tous les participants du récent colloque de Science-Fiction de Nice (mars 2005) ont reçu un exemplaire gratuit de ce numéro. À l'origine de cette largesse, et nous l'en remercions bien fort, l'intervention d'André François Ruaud, depuis peu éditeur et directeur littéraire d'une édition française de F&SF, le Fiction rénové.↑
- On Blue's waters, In Green's jungles & Return to the Whorl.↑