Keep Watching the Skies! nº 52, novembre 2005
Patrick Cothias ; Jean-Marc Ligny : l'Aiglon à deux têtes ~ la Dame blanche (Monsieur Nemo et l'éternité – 1 & 2)
romans fantastiques (Histoire secrète)
L'Histoire secrète fait partie des périphéries des littératures de l'imaginaire, du moins quand elle ne relève pas de la pseudo-révélation, du délire hétéroclite ou de la vraie escroquerie. Lorsque — comme ici — elle est mâtinée de Fantastique (ou d'une Science-Fiction rappelant Bilal), il devient évident qu'elle appartient aux genres qui intéressent KWS. La signature de Jean-Marc Ligny serait un indice de plus si besoin était.
On a par ailleurs affaire à un projet au long cours, si Dieu et les chiffres de vente lui prêtent vie. La préface, en effet, évoque les rapports du personnage principal aussi bien avec Alexandre Dumas et Georges Sand qu'avec Jim Morrison ou Marilyn Monroe, et l'influence de ses ennemis tant sur Talleyrand et Metternich que sur la famille Bush. Or ce premier tome allant de mars 1811 à mars 1821, et le deuxième, la Dame blanche, paru en même temps, d'avril 1821 à mars 1827. D'ici au Retour de la Guerre du Golfe (épisode 2), les lecteurs et les auteurs ont du temps devant eux — et si ça marche on peut même imaginer que seront intégrés des épisodes plus ou moins fastes mais en tout cas encore à venir. Patrick Cothias, comme scénariste de bandes dessinées est par ailleurs familier des séries de grande ampleur — depuis les Sept vies de l'épervier à tout le moins — et à succès : on peut espérer que c'est de bon augure.
Pour ce volume, on a donc une chronique des dernières années de l'Empire napoléonien et des premières de la Restauration, vues essentiellement à travers un enfant, l'Aiglon du titre bien entendu, manifestement doté de pouvoirs surnaturels qui le font rêver de choses qu'il ne comprend pas toujours, mais qu'il voit, et que vivent son père ou d'autres, avant qu'il ne délègue de fait ce rôle à un double imaginaire et pourtant autonome, François Personne, le Monsieur Nemo du titre. D'où la campagne de Russie, d'incendie de Moscou en drames de la retraite, Bérésina comprise, le congrès de Vienne et la semi-réclusion… d'où aussi Sainte-Hélène entre grandeur et petitesses, et la façon dont Marie-Louise oublie Napoléon. Mais aussi les triomphes éphémères puis le déclin et la fin de Fouché avec des flashbacks sur sa carrière de jacobin, les fluctuations de Ney puis sa condamnation et son exécution — sans aller chercher du côté des mythes à base d'évasion —, Mary Shelley écrivant Frankenstein, le génie précoce d'Hugo et les débuts de la folie de son frère, un fils de général aux ancêtres noirs, habitant Villers-Cotterêts et prénommé Alexandre, Balzac se lançant dans l'écriture au grand dam de sa famille, Simon Bolivar à la recherche d'un grand stratège, Louvel assassinant le duc de Berry, les pérégrinations d'Hortense de Beauharnais et de son fils Louis-Napoléon. On trouve même une curieuse rencontre entre Louis XVIII et un paysan des environs de Chartres, qui lui prédit l'avenir avec une exactitude vérifiable dans un manuel d'histoire, et ajoute quelques précisions sur ses relations avec son ministre et favori Elie Decazes, épisode démarqué peut-être de celui qui a fourni il y a quelques années à Philippe Boutry et à un de ses amis psychanalyste la matière du livre Martin l'archange, paru chez Gallimard. Bref, de l'histoire juste romancée, des personnages dont les noms disent encore quelque chose mais qui, évolution des programmes aidant, se perdent de plus en plus dans les brumes.
Le tout est raconté avec assez d'efficacité pour mêler la remise à niveau historique, la petite histoire, et le récit. Tout au plus l'historien peut-il noter quelques stéréotypes. par exemple sur la Sainte-Alliance, réputée, une fois “sur les rails” grâce aux délires mystiques du tsar, lancer un « bon siècle de misère, de souffrances, de révoltes et de massacres ». En fait, la dite alliance dura assez peu, et les malheurs des temps n'avaient guère besoin d'elle — à commencer par la misère croissant jusqu'au milieu du xixe siècle — et que ledit siècle se signala nettement moins par des massacres que le suivant mais aussi les précédents : on peut parler de tentative de chape de plomb, très vite à vrai dire fortement secouée, mais ce n'est pas tout à fait la même chose. Peut-être cela renvoie-t-il aux difficultés à penser l'épisode napoléonien, à la fois tissu de massacres, dictature étouffante, mythe reconstruit par la légende dorée, moment réel de diffusion de principes que nous ne pouvons juger que positifs — mais au prix des massacres sus-mentionnés —, ce qui amène d'ailleurs les auteurs à souligner le poids du sang et de la boue, à en faire même un des ressorts essentiels, et en même temps à se faire écho d'une nostalgie, notant qu'en 1815 « le temps des aventures héroïques est terminé, l'ère de la bourgeoisie commence ». Les reproches à faire à la dite bourgeoisie peuvent amener d'étranges alliances, ou de curieuses sympathies.
Voilà pour l'Histoire. Et l'imaginaire là-dedans ? Le roi de Rome, puis duc de Reichstadt, relayé par son double imaginaire, ne fait pas que rêver. Il intervient. Il interfère. Curieusement, du reste. Avec une prescience que ni l'enfant ni son double ne peuvent avoir, prédisant par exemple au cousin Louis-Napoléon qu'il sera un jour empereur — il y a manifestement de grosses différences entre le souvenir que leur laissent leurs rêves, ou ce qu'ils seraient capable, à cet âge, d'y mettre, et les effets sur les personnages réels qui y figurent. On ajoute à ceci éponyme du deuxième volume, une “dame blanche” voilée, entre momie et squelette, qui est manifestement la mort, auquel cas on serait dans le Fantastique ou dans une Fantasy mythologique. Mais les évidences sont parfois trompeuses. On ajoute surtout des forces, ou des divinités, qui pourraient mener du côté de la Science-Fiction. Elles se repaissent de violences, cela ne fait aucun doute. Elles poussent à celles-ci. Elles passent des pactes avec des individus, les aident, à seule fin d'aggraver les situations, de susciter des massacres. Elles contaminent ces individus, comme Napoléon, leur procurant outre les honneurs, la gloire, la richesse à laquelle ils ont aspiré — ou ne les leur procurant pas et les laissant choir comme des marionnettes, tant il est vrai que les promesses n'engagent que ceux qui les croient — une exaltation, une ébriété, mais aussi un abrutissement, une « joie féroce », « une véritable jouissance à voir s'accumuler morts et blessés, couler des rivières de sang », quitte à l'oublier, à peut être même n'en avoir jamais eu conscience. Ces forces (ou d'autres, concurrentes ?) peuvent emprunter des apparences animales ou humaines, tout en gardant leur poids originel, celui d'un humain adulte. Elles ont par ailleurs des prénoms renvoyant aux archanges vétérotestamentaires. Mais pour ce qu'on peut en savoir, elles renvoient surtout aux dieux égyptiens aux têtes d'animaux. Les références à leur prise de contact avec Napoléon Bonaparte lors de la campagne d'Égypte pousseraient du côté du Fantastique, mais la “baleine dans le ciel” qui les abrite fait fortement penser à des extraterrestres, et l'on se retrouverait alors dans quelque chose d'assez cousin de bandes dessinées d'Enki Bilal…
Suite, et non pas fin, bien entendu. Avec le deuxième tome, on est plus que jamais dans l'Histoire secrète, avec Bonaparte évadé de Saint-Hélène et menant une existence discrète dans l'ombre de Bolivar et de quelques autres, qui profitent de ses talents militaires quitte, le reconnaissant à moitié, à le prendre pour un autre napoléonide, avec la fausse mort du tsar Alexandre, avec surtout l'explication de divers épisodes historiques (dont l'intervention militaire de 1823 contre les libéraux espagnols) par l'intervention de forces occultes manipulant divers personnages plus ou moins largement présents dans le roman et celui qui le précède, de l'autrichien Metternich au grec Botzaris, en passant par le tsar Alexandre et ce benet de Chateaubriand. Et si ces forces occultes, démons aux noms d'archanges et aux allures imprécises (de moins en moins dieux égyptiens, semble-t-il), ne nous sont pas beaucoup mieux connues qu'auparavant, le jeu entre forces surnaturelles semble se préciser. Avec une opposition nette entre la Dame blanche du titre (qui semble relever du franc Fantastique, mais sans être la Mort elle-même) et ces forces, qu'elle définit comme des « êtres maléfiques, issus d'une autre dimension » (ce qui nous renvoie à la S.-F., ou la Sci-Fi). Et avec une place de plus en plus grande prise par François Personne, ou Nemo, qui apparaît à divers personnages, remplace son alter ego, le trop timide Aiglon, pour éblouir Goethe et lui souffler le sujet de son Second Faust, pour réciter à Shelley ses propres vers à peine imprimés, ou provoquer un esclandre à la Cour en faisant croire à un cadet que son ainé, jaloux, le fait empoisonner. Et il s'intéresse de plus en plus aux pré-socialistes, et en particulier à Saint-Simon qu'il semble devoir intégrer à sa personnalité.
En même temps, comme le temps passe, on voit défiler une série d'épisodes relevant de la grande et petite histoire politique ou littéraire : mort de Louis XVIII, sacre de Charles X, proposition de la “loi de justice et d'amour”, débuts de Dumas, échecs de Balzac dans les affaires, mariage d'Hugo, évolution du même du légitimisme au libéralisme à la faveur de son admiration pour Napoléon, folie définitive de son frère, prophéties d'Anna Katherina Emmerich prises en note par Brentano, conjurations républicaines ou bonapartistes, funérailles du général Foy, voyage de La Fayette en Amérique du Nord, cours d'Auguste Comte, mort de Shelley, mort de Byron en Grèce… On voit aussi passer Sainte-Beuve et quelques autres, dont Vidocq. Toutes choses et tous gens d'ailleurs désormais assez lointains, et confus, et devenus plutôt étrangers à la culture scolaire, pour que les fiches n'apparaissent pas comme telles, d'autant qu'elles sont en général fort bien enlevées. L'Histoire est sans doute la meilleure façon de tirer à la ligne au bénéfice du lecteur. Et d'intégrer des éléments inventés, d'injecter de l'imaginaire, noyé par un très puissant effet de réel : c'est redoutablement efficace.
Tout cela est fort bien. On demande la suite. On espère qu'assez de lecteurs auront lu les deux premiers tomes pour que ladite suite soit imprimée. Et on passe sur quelques scories, le fait que le mot "cancer" existait bel et bien à l'époque, ou que "rien moins que" n'a pas tout à fait le sens que lui attribuent les auteurs. On passerait même sur ce qui semble une incohérence de fond : les forces occultes manipulatrices cherchent le massacre, le carnage, les torrents de sang, et il n'apparaît pas qu'elles apprécient l'écrasement des hommes par les violences plus insidieuses de la misère ou de la peur ; or elles ont promu la Sainte Alliance, machine répressive mais pensée comme stabilisatrice — ultra-conservatrice en fait — et à ce titre assez peu propice à leurs buts. De même, elles poussent à l'expédition destinée à écraser les libéraux espagnols, promenade militaire aussi applaudie par l'Église du cru et les masses sous sa coupe que celles-ci avaient combattu Napoléon, ce qui était assez prévisible. Or lesdites forces semblent s'étonner, voire s'indigner, de ce que le sang n'ait pas assez coulé. Elles ne sont manifestement pas très au courant de certaines réalités et de certains rapports de forces en notre bas monde. Mais peut-être cette ignorance sera-t-elle expliquée plus tard, et apparaîtra-t-elle comme tout à fait logique. On verra bien. La seule question ici étant de savoir quand on le verra !
Qu'il s'agisse de Fantastique, de Science-Fiction ou de Fantasy rationalisée, on est en tout cas dans l'Histoire secrète, dans la fresque brassant l'histoire de France — et parfois quelque peu au-delà — dans le roman populaire sur fond de documentation, avec assez de précisions et de rythme pour satisfaire à la fois ceux qui n'ont que de très vagues idées sur la période et ceux qui en savent un peu plus et procurer à tous le plaisir de la re-connaissance et celui de la découverte. Ce n'est pas rien. Les deux volumes parus simultanément justifient d'espérer que la série se poursuive jusqu'à nos jours, et un peu au-delà.