Keep Watching the Skies! nº 52, novembre 2005
Kim Stanley Robinson : les Quarante signes de la pluie
(Forty signs of rain)
roman de Science-Fiction
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La Nouvelle Orléans étant encore sous les eaux à l'heure où j'écris, ce roman devient encore moins de la S.-F., et perd un peu de ses effets de surprise dramatique : les scènes finales de Washington, son Mall, ses musées et ses monuments les pieds dans la boue charriée par un Potomac gonflé par une tempête tropicale, pâlissent par comparaison. Mais nous saisissent malgré tout : Robinson imagine un désastre qui frappe les puissants. Histoire de les sortir, ou de nous sortir, de l'inconscience. La réalité, elle, nous montre une fois de plus — et en bonne partie par la faute de la politique de l'actuelle présidence américaine — les pauvres qui écopent. Au sens propre. Et dans l'eau sale.
Revenons au roman. S'il est rattrapé par l'actualité un an après sa sortie, c'est qu'il se place délibérément dans un futur plus que proche, sur le fil1 du présent. Choisissant ipso facto la Science-Fiction. Et prenant le parti, qu'on aurait plus attendu chez un Benford que chez un Robinson, de prendre la vie de la science pour cadre de son récit. La science telle qu'elle se pratique dans les laboratoires, mais aussi telle qu'elle se finance à la National Science Foundation (NSF).
Nous suivons pendant quelques semaines les vies de quatre personnages principaux. Charlie, conseiller pour les questions d'environnement du sénateur Chase2 ; son épouse Anna, statisticienne de formation, mais désormais un des responsables de la NSF ; son collaborateur Frank, un des nombreux chercheurs détachés pendant un an à la Fondation, et qui s'apprête à regagner son poste à l'université de Californie à San Diego ; et Leo, chercheur employé par une start-up de biotechnologie de San Diego dans laquelle Frank avait des intérêts au départ.
L'intrigue avance sur plusieurs fronts plus ou moins liés. Frank et Leo se trouvent aux deux extrémités de manœuvres compliquées pour s'assurer une avance lucrative dans de nouvelles technologies médicales, en exploitant le génie mathématique d'un postdoc frais émoulu de Cal Tech. Anna se lie d'amitié avec la mission diplomatique d'une nation insulaire menacée de disparition par la montée des océans. Et Charlie essaye désespérément de convaincre son sénateur de patron, bien intentionné mais totalement contraint par les limites du jeu politique, de faire passer un projet de loi qui implique les USA dans la réduction des émissions de CO2.
Mais le président, toujours jovial, est flanqué d'un conseiller scientifique inféodé aux intérêts de l'industrie — ça vous rappelle quelque chose ? Ce n'est sans doute pas un hasard —, et ne veut rien entendre. Et pendant ce temps, la banquise de l'Antarctique par à vau-l'eau en fragments grands comme des pays européens, et le Gulf Stream commence à cafouiller. On pense à la S.-F. écologiste la plus sombre des années soixante-dix, le Troupeau aveugle de Brunner par exemple.
Si la partie scientifique du livre n'est pas négligée (avec l'effet de réel supplémentaire apporté par l'insertion des scientifiques dans leur univers professionnel ; on sent l'ouvrage documenté, voir les remerciements à la fin), elle le cède en fin de compte au contexte socio-politique. Il n'y a pas de solution technologique en vue. Et les événements extérieurs sont finalement moins importants que l'évolution intérieure des personnages. Deux d'entre eux en particulier se dégagent : Charlie, le mari qui a choisi de travailler à temps partiel chez lui pour s'occuper du bébé pendant que sa femme Anna passe ses journées au bureau — on se dit que Robinson a peut-être mis des tranches de sa propre vie dans cette création — ; et Frank, passionné de l'explication du comportement humain par des modèles de théorie des jeux, prêt à sacrifier l'éthique à ses rêves de profit, qui finit par trouver son chemin de Damas (bouddhiste !)
Et voici un roman relativement bref qui ne m'a pas lâché une seconde. Il tient beaucoup du roman réaliste, dans son usage des décors réels, dans sa concentration sur les destins personnels. Il rappelle la veine humoristique des nouvelles “népalaises” de Robinson, elles aussi nourries d'observations de la vie quotidienne. Pourtant — et au-delà des développements catastrophiques dûs à la météo —, il appartient pleinement à la S.-F., par son désir passionné d'influer sur le cours des choses.