Keep Watching the Skies! nº 58, novembre 2007
Céline Minard : le Dernier monde
roman de Science-Fiction et de littérature générale
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Ce roman était signalé début janvier dans le Monde des livres, où d'ailleurs il ne figurait ni dans la page mensuelle Science-Fiction, pourtant présente — j'y reviendrai —, ni sous la signature de Jacques Baudou, mais dans le corps du cahier, sous celle de Xavier Houssin.
Quoi qu'il en soit — ou peut-être pour ces raisons —, cette critique, extrêmement positive, m'a intrigué, puis intéressé, donc pourquoi pas celui-ci, me suis-je dit, et j'ai bravement été débourser vingt-cinq euros chez mon libraire favori (pour plus de cinq cents pages, ce n'est pas si cher ; certes les Bienveillantes, pour le même prix, en offre deux fois plus, mais ce n'est pas la seule raison pour lire aussi les Bienveillantes. Fin de la publicité gratuite et de la parenthèse.). Mais d'abord, la traditionnelle quatrième de couverture, qui me permet de donner une idée de la chose sans trop engager ma responsabilité, d'autant qu'elle est plutôt fidèle au bouquin :
Cosmonaute, Jaume Roiq Stevens accomplit diverses missions dans une station spatiale en orbite autour de la Terre, quand soudain l'évacuation est ordonnée depuis la base en raison d'un incendie. Refusant d'obéir, il demeure seul à bord pendant quelques mois, le temps d'observer une série d'étranges phénomènes terrestres, mais le silence radio persistant le force à rentrer. De retour à la base, bien des surprises l'attendent la Floride apparaît désertée de tous ses habitants, dont les vêtements gisent abandonnés, comme après une inexplicable catastrophe. Les animaux, eux, semblent avoir retrouvé leur liberté. Stevens doit se rendre à l'évidence : l'espèce humaine a disparu. Fou de désespoir et comme possédé par une sorte d'ivresse schizophrénique, il entreprend alors, des plaines d'Asie centrale à la Chine, en passant par l'Inde, l'Alto Parana et l'Afrique, un voyage hallucinant dans l'espace mais aussi le temps et la culture de tous ces mondes disparus. […]
De temps en temps, donc, on trouve des romans sous une couverture anodine qui ne laisse en rien présager le caractère science-fictif que peut avoir leur contenu, surtout s'ils sont parus chez des éditeurs généralistes. Alors, on jette un coup d'œil, on se dit allons voir, mais le plus souvent, on est déçu : l'auteur échafaude presque toujours des problématiques de S.-F. qu'il croit nouvelles, mais qui sont si refroidies depuis des lustres, et qu'il traite si platement, qu'on croit rêver devant tant de bonne volonté ignorante et naïve. Dernier exemple connu — de moi — : Globalia, de J.C. Ruffin.
Et ici, on peut s'attendre au pire, puisqu'on se trouve devant une thématique ultra-classique, pour ne pas dire éculée — bien que plus très utilisée, à ma connaissance —, celle du “dernier homme”. On va voir cependant que ce n'est pas si simple, et que la critique du Monde m'avait mis sur une bonne piste. Car finalement, allégé de mes vingt-cinq euros, je m'y suis plongé.
Et n'en suis plus sorti…
Attrapé, tout de suite. Déjà, la première phrase commence au milieu d'un mot — ne ratez par l'explication qui en est discrètement donnée, vers la fin —, histoire de vous cueillir à froid et de vous faire tomber dedans sans attendre. Et puis, immédiatement, un ton, un parti pris d'écriture, une manière de raconter complètement dédramatisante, genre ce n'est pas la peine que j'en rajoute, ça se rajoute assez bien tout seul.
Tout ça avec une goguenardise désabusée et un humour désespéré, une force et une énergie farouches, une boulimie verbale surinventive et quasi-charnelle. Minard déroule une espèce de logorrhée intense, tendue comme un ressort, pleine d'associations de mots inattendues comme ces « immeubles qui s'alignent et se perpendicularisent », ce « calme rongé par l'entropie » (p. 171), ce panneau « où les lettres cyrilliques couraient sur le fer comme une chanson légère » (p. 218), « la ligne d'horizon se compliquait » (p. 226) ; « Les horreurs qu'il a vécues en forêt ne s'estompent pas dans son esprit, mais elles sont mieux rangées » (p. 435) ; « Le tatou est un animal pointu sur A et sur Z mais bombé rond au milieu » (p. 455). En plus, ça n'est jamais gratuit.
On est sous le choc. Je dirais presque, si ce n'était pas si structuré et plein de sens, que c'est écrit avec un pétard, comme on dit qu'on est coiffé, mais le mot peut aussi être pris à bon droit dans son sens fumigène ! Et pour ne rien gâcher, l'humour est omniprésent. Enfin, une véritable écriture, ça n'est pas si fréquent en S.-F...
Et puis Minard a une façon bien à elle de décrire les choses sans les raconter ou de les raconter sans les décrire, dans ce qu'elles font plutôt que dans ce qu'elles sont : aucun didactisme, donc, ce qui est rare. Je n'ai plus rencontré ça depuis la Horde du contrevent, dans un genre évidemment très différent, même si dans les deux cas, il y a un mouvement, une avancée perpétuelle, « un lent mouvement de travelling avant » (p. 252), sauf qu'ici il n'est pas lent, plutôt une sorte de “va d'l'avant poussé au cul”, de déboulement aéronautique, qui fait tourner une page après l'autre, qui fait aller, emporté par ce flot, d'une scène ahurissante à une scène stupéfiante, par exemple d'un torride accouplement géologico-hydrologique aux patientes leçons de karaté données, en vain, à un fourmilier…
Je passe rapidement sur la thématique, dont j'ai dit un mot, et sur l'intrigue, que je ne veux pas déflorer, bien qu'il ne s'agisse évidemment pas d'un thriller, même si sa linéarité apparente révèle bien des surprises, comme le fait que ce dernier homme s'arrange pour ne jamais être vraiment seul. Comme on l'aura compris, elles sont complètement transcendées par l'écriture, et par le contenu. Minard va en effet nous faire traverser, dans l'espace mais aussi dans le temps, avec un luxe d'érudition effectif mais qui passe sans le moindre effort, une grande partie de notre bonne vieille Terre. Celle-ci, comme si le fait d'être nettoyée de ses occupants humains laissait libre cours à toutes sortes d'envahissements, va révéler les traces des multiples civilisations qui ont habité sa géographie et son histoire, s'imbiber de cultures et réveiller les mythologies et aussi, progressivement, retourner à un état de nature où le règne végétal et le règne animal retrouvent, en quelque sorte, leur trône, de la Floride au Texas, du Kazakhstan à la Mongolie, la Chine, l'Inde, l'Afrique, l'Amazone, le Louvre ou l'Australie, tous terroirs décrits comme s'ils appartenaient à une espèce de planète de Science-Fiction, inconnue et étrangère, revisitée par tout un tas de Jack Vance en surmultipliée.
Plus d'une fois, on se dit : « Mais où va-t-elle chercher tout ça ? ». Peut-être pas très loin, au fond. Sous la puissance et la luxuriance du verbe, on la reconnaît souvent, cette planète inconnue, mais comme si on ne l'avait jamais vue…
Ce Dernier monde, c'est le nôtre.
X. Houssin, dans sa chronique du Monde se garde bien au sujet de ce livre de parler de Science-Fiction. C'est à peine s'il prononce celui d'anticipation, et encore, sur le mode interrogatif, la réponse ne semblant, pour lui, même pas évidente. On ne se refait pas ! Mais comme décidément, rien n'est simple, j'ai trouvé sur le très intéressant site du Buzz Littéraire — voir ci-après —, l'intervention d'un commentateur (libraire) qui dit à propos du Minard :
Ce qui m'a amusé, moi, en tant que libraire, c'est la présentation faite du roman de Minard par l'éditeur (pour les libraires, donc) : « Attention, ce roman n'est surtout pas de la Science-Fiction ! ». Juste avant, le résumé me parlait tout plein, genre post-apocalyptique plus sympa que la moyenne… du coup, en tant que libraire spécialisé, si l'éditeur me dit « non, ce n'est pas de la S.-F. » alors que tous les codes du genre semblent présents, dois-je l'écouter et ne pas en prendre ?
Le “surtout pas” vaut son pesant de cacahuètes. Le site dudit éditeur (Denoël, donc) signale d'ailleurs, en une formule plutôt contournée, que ce roman « n'appartient pas du tout au genre de la Science-Fiction » ! Pas mal non plus, le “pas du tout” !
J'ajoute qu'un dénommé Olivier Pezigot, dans Bifrost nº 46, p. 86-87, partage mon étonnement sur ce déni d'évidence. En revanche il ne partage manifestement pas mon admiration, prenant appui sur trois exemples, soigneusement choisis, pour jouer les pères la pudeur en se plaignant d'une scatologie dont la revue s'est pourtant faite, hélas trop souvent encore, une spécialité, qui n'est qu'un des aspects mineurs du roman, et qui lui sert de prétexte pour éviter de nous dire ce dont celui-ci parle vraiment, selon lui : « quatre cent cinquante pages d'inepties » [sic].
Minard elle-même, dans une interview du 18 janvier à Libération, fait à la question : « Vous aviez besoin de la S.-F. pour obtenir cet homme seul ? » une réponse péremptoire : « Ce n'est pas de la Science-Fiction » ! Peut-être qu'une autre interview sur fluctuat.net éclaire un peu le mystère : c'est du vaisseau spatial du début qu'elle dit que ce n'est pas de la S.-F., en réponse à la question qu'on lui pose, ce en quoi je suis d'accord avec elle ; mais le reste, tout le reste, quand même !
Dans une correspondance privée, elle écrit : « Le Dernier monde est de la Science-Fiction, de l'épopée, de la poésie de l'aventure, de la philosophie, de la mythologie. Ou : le DM n'est pas de la Science-Fiction, de l'épopée, de la poésie de l'aventure, de la philosophie, de la mythologie. »1.
C'est vrai aussi…
PS. On lira aussi, de Céline Minard, la Monadologie dont l'éditeur, un peu moins frileux, dit : « Sur le mode d'une Science-Fiction spéculative qui remet en jeu des textes de philosophie classique, deux personnages (un humain dancartésien et un Streck) parcourent le monde physique et métaphysique à bord d'une navette spatiale de troisième génération. ».
→ lire par ailleurs dans KWS
Notes
- On lira aussi une intéressante interview-critique.↑