Keep Watching the Skies! nº 60, juillet 2008
Robert Charles Wilson : Ange mémoire
(Memory wire)
roman de Science-Fiction
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Un auteur fétiche, et un inédit publié directement au format de poche1, au mépris de toutes les logiques économiques de l'édition, comme au bon vieux temps, celui que les moins de pas mal d'ans ne peuvent pas connaître. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si… si des conditions impossibles à remplir étaient remplies. Si c'était un roman récent2. Vraiment à la hauteur de Darwinia, des Chronolithes ou de Spin. Parce qu'il y a un horizon d'attente. Et là, le bât blesse.
En fait, il faut oublier que c'est Wilson. Prendre le roman pour ce qu'il est, le deuxième d'un auteur débutant. Même s'il est passé par une faille temporelle et nous arrive vingt et un ans après. Il n'y a d'ailleurs guère lieu de s'inquiéter de ce décalage, sauf pour une allusion — devenue avec le temps un peu maladroite — au Bloc de l'Est, dont on imagine mal la reconstitution d'ici ce futur à moyen terme, en fait assez indéterminé — et encore, après coup, on peut toujours faire semblant de se raconter que les mêmes mots peuvent toujours recouvrir des réalités différentes. D'autant qu'on peut encore plus facilement imaginer les Russes passant « en contrebande missiles téléguidés et logiciels militaires » à des opprimés amazoniens peuvent fort bien le faire désormais avec en vue moins une déstabilisation géostratégique qu'un lucratif commerce… Le reste est largement intemporel, et à plus d'un titre. D'abord, intemporalité très relative, par l'ancrage dans le roman d'aventures exotiques, qui est l'axe le plus superficiel du livre : des mines, des chercheurs d'or ou à peu près, des contrebandiers, un trio d'aventuriers (dont un journaliste) allant récupérer un objet précieux et le sortir clandestinement, plus un policier fou qui les poursuit. Dans un Brésil qui est aux rêves américains ce que l'Afrique peut être aux nôtres, entre richesse potentielle et pauvreté réelle, lieu de tous les possibles et terre désolée. Ensuite, intemporalité technique, avenir approximatif et pourtant daté à plusieurs reprises, monde en très grande partie semblable au nôtre, ou en tout cas n'ayant pas développé de mutation technologique majeure, malgré gadgets, techniques et même formations sociales décalées : on n'est pas tout à fait dépaysé. Mais la trame d'aventure fait qu'on marche. Et il s'est tout de même passé pas mal de choses, sans doute assez désagréables pour expliquer une relative stagnation, d'ailleurs peu cohérente avec d'autres éléments de l'histoire. Assez de choses pour avoir laissé des cicatrices. Enfin, intemporalité psychologique, ou à peu près, avec des personnages qui relèvent parfois quelque peu du soap opera, mais qui, dans les limites du roman, sont attachants, ont une histoire, et mobilisent le lecteur.
Bien entendu, cela ne saurait être suffisant. Il faut du nouveau. Un petit coup de pouce pour radicaliser les psychologies, et l'on se retrouve avec des “soldats de crèche” élevés en batterie. Un gros coup de pouce, et l'on câble le cerveau de certains militaires, ne relevant pas de la catégorie précédente, pour en faire des enregistreurs vivants permanents bien protégés mais aussi très isolés dans leurs unités — ce qui reste tout de même un peu flou —, ou plus tard, moyennant des bricolages illégaux, des sortes de super-reporters. C'est ce qui fournit son titre au roman. C'est ce qui permet à la quatrième de couverture de forcer quelque peu les choses en évoquant le cyberpunk. Mais ce n'est pas forcément la vraie nouveauté. Et ça m'a semblé parfois inutile ; à moins bien entendu que lisant trop vite, et dans les transports en commun qui pis est, j'ai laissé échapper des systèmes de correspondance, d'écho, de cohérence que d'autres verront mieux que moi ; c'est bien possible après tout, sinon où mon inconscient serait-il allé chercher cette vague impression aux allures de remords ? Cela dit, au moins au terme d'une lecture aussi naïve que la mienne, la nouveauté, l'“idée-S.-F.”, est plutôt contenue dans l'objet précieux déjà cité.
La conspiration, la quête, l'aventure, qui ne peut que tourner mal pour certains, fonctionne selon des schémas classiques. En dehors du suspense, ce qui n'est d'ailleurs pas négligeable, on peut noter une série de choses intéressantes, sur la façon en particulier dont un Américain (mais installé au Canada) pouvait voir son pays et le monde, et surtout l'attitude de son pays par rapport au monde et par rapport à ses citoyens, sous la présidence de Ronald Reagan ; bien entendu, c'est une construction qui doit beaucoup au souvenir du Việt Nam, mais s'y ajoute l'idée du Double État, ou du contrôle de l'État par les “agences”, CIA sans doute au premier rang, ainsi que le rôle que peuvent jouer des éléments de celles-ci, quand ils s'autonomisent, prennent des initiatives et sont de surcroît de francs psychopathes. On ajoutera quelques remarques perfides, par exemple sur le lien entre “libre entreprise” et trafic de drogue. Rien sans doute de fondamentalement original, mais un discours intéressant sur la réalité, tortionnaires tropicaux et socialisme de caserne (ici en version việtnamienne) compris.
Reste l'idée de base. Des pierres étranges, trouvées au Brésil, ce qui permet le recyclage d'histoires de chercheurs d'or. Ces pierres sont en fait des artefacts extraterrestres, laissés là il y a quelques millénaires, comme cadeau. Ou peut-être comme médicament. Des mémoires, avec des effets secondaires — ou pas secondaires, d'ailleurs. Des sources d'information, qui sont réputées avoir modifié la technologie et l'économie mondiales, même si on le voit peu entre une ville-champignon misérable et des sortes de favellas flottantes à l'abri d'usines marémotrices. Même avec cette précaution, d'ailleurs, la faiblesse la plus manifeste du livre est sans doute le peu d'adéquation, sur ce point, entre ce qui est affirmé et ce qui est montré. Même si c'est parfaitement pardonnable. Mais au-delà des connaissances qu'elles apportent, il y a la mémoire, celle du peuple extraterrestre qui en est à l'origine, celle aussi de la Terre, avec toute son histoire, et celle des personnages qui touchent les pierres, ou leurs reproductions produites un peu à la manière de perles de culture, et qui se retrouvent confrontés à eux-mêmes. À un crime passé, pour les cobayes forcés, à ce crime aussi pour ceux qui les touchent alors qu'ils touchent les pierres. À une histoire personnelle dramatique enfouie sous une amnésie totale, pour le principal personnage féminin. À d'autres choses parfois, qui en font une sorte de drogue, sans que l'on sache très bien pourquoi cela peut varier ainsi. Et, soit dit en passant, il y a là, sans doute, quelque chose que l'on peut rapprocher du reste de l'œuvre de Wilson. L'irruption de l'impossible venu d'ailleurs, et plutôt d'origine extraterrestre qu'humaine malgré les Chronolithes, et d'un impossible en fait bienveillant quelles que soient ses apparences, comme dans le Vaisseau des voyageurs ou Spin.
Voilà peut-être une piste à creuser pour inscrire ce roman dans l'œuvre de son auteur. L'autre piste, d'ailleurs, mais qui ne peut être empruntée que par ceux qui n'ont encore rien lu de lui, ce serait de prendre ce qui existe en France dans l'ordre chronologique des publications originales, pour que les premiers romans ne pâtissent pas de la comparaison avec la suite. Parce qu'ils sont intéressants. Que celui-là l'est. Mais que les progrès, parcourus à rebours, constituent une régression. Et que c'est très injuste.
P.S. : à la lecture, je me suis par ailleurs parfois heurté à des phrases qui me faisaient me demander si Gilles Goulet avait travaillé un peu trop vite à sa traduction, si Wilson lui-même avait parfois écrit comme un porcelet, ou si au contraire il avait parfois travaillé très consciemment à donner une impression d'étrangeté. On peut s'arrêter à la troisième hypothèse. Par charité et puis parce que rien n'exclut que ce soit la bonne.