Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 60 Au-delà de la planète silencieuse

Keep Watching the Skies! nº 60, juillet 2008

C.S. Lewis : Au-delà de la planète silencieuse

(Out of the silent planet)

roman de Science-Fiction

 chercher ce livre sur amazon.fr [1] [2]

chronique par Éric Vial

Exhumation archéologique d'un ancêtre (publié en 1938), parution sur la lancée du Monde de Narnia inspiré du même auteur, couverture fort peu parlante, et solide réputation de prêchi-prêcha au moins pour la suite de la trilogie : voilà de quoi faire fuir, a priori. On aurait tort.

Certes, c'est un document, qui nous arrive tout droit d'un temps où l'on pouvait encore imaginer que la conquête de l'espace serait le fait de scientifiques géniaux bricolant des engins interplanétaires dans leur arrière-cour, et que les planètes les plus proches abritaient une vie, intelligente qui plus est. D'un temps aussi où l'on n'avait qu'une assez vague idée de ce qui pouvait attendre l'homme au-delà de l'atmosphère, d'où des descriptions quelque peu étonnantes. D'un temps enfin dont, pour ce que lui-même et ses conseillers croient en connaître, est manifestement nostalgique, entre religiosité et morale ostentatoires et explicites, tel personnage public trop présent dans tous les media pour qu'il soit utile de le nommer dans KWS. Et non moins certes, un résumé global aurait de quoi inquiéter, avec notre bonne vieille planète seule à être laissée entre les pattes d'une divinité locale dévoyée, le Pervers, le diable pour faire simple, tandis que les autres sont dominées pour leur plus grand bien par une entité des plus positives, assistée d'être éthérés faits de lumière, etc.

Quand la bonne vieille Histoire de la Science-Fiction moderne de Jacques Sadoul (version Albin Michel, 1974, p. 129-130) précise que l'auteur, après « la jeunesse d'un dandy s'intéressant aux jeunes gens et aux sciences occultes » s'est mis à craindre « pour le salut de son âme » d'où une « conversion dramatique après laquelle seules la philosophie et la métaphysique furent l'objet de ses préoccupations », que les revues de S.-F. du temps « à ses yeux symbolisaient le Mal » mais qu'il « décida de choisir cette forme littéraire pour illustrer ses idées théologiques et sa thèse sur le combat du Bien et du Mal », on a envie de fermer le ban. Et le livre au plus vite. Sauf que le même Sadoul ajoute que l'auteur « évite le prêchi-prêcha » du moins « dans son premier volume ». Mieux, Pierre Versins, dans son Encyclopédie de l'Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science Fiction (1972, p. 534) parlait carrément de « chef-d’œuvre d'humanité, de tendresse et de poésie » et de « roman remarquablement rafraîchissant, même pour un incroyant qui ne partage pas ses options » : comme Pierrot-la-science, vieil anar, s'y connaissait en incroyant, on est tenté de lui faire confiance. Et on aura raison. C'est du moins mon opinion, et l'on peut constater ici que je la partage.

De fait, la naïveté n'est pas un obstacle. Elle ravira les vrais naïfs, enfants ou non, et comme elle peut exaspérer certains demi-habiles réels ou imaginaires, et que cette catégorie est mal vue au moins depuis Pascal, cela permettra à bien d'autres de se classer au-dessus de la dite catégorie, ce qui est toujours doux à l'ego. On ne cherche pas toujours un traité d'astronautique, et le temps d'une lecture, on peut oublier tout ce que l'on sait des cailloux martiens : on ne s'en portera pas plus mal. On pourra trouver les descriptions fort agréables. Et puis, le jardin d'Eden protégé du diable a quelques autres vertus. À commencer par celle d'être habité par trois espèces intelligentes fort différentes, étranges mais non étrangères les unes pour les autres, coexistant paisiblement, ayant par ailleurs des variantes locales, et capables d'avoir choisi la plus littéraire de leurs langues comme idiome de communication. Et le roman a la vertu celle de montrer un fort antipathique scientifique terrien prêt à tout non pour les individus de sa race, et contre toute autre, mais pour l'idée de cette race, à laquelle il sacrifie bien volontiers les personnes réelles : la charge est efficace, elle répondait à une évidente nécessité d'actualité en 1938 mais il n'est hélas pas certain qu'elle n'ait pas quelque utilité aujourd'hui encore. La mise en avant de la vie, et de la pensée, au-dessus de tout groupe biologique est fort salutaire. Et le prêchi-prêcha lui-même a de fortes chances de se retourner contre toute institution pieuse, car à montrer la Terre comme un lieu dominé par le Mal, on devrait logiquement conclure que les moralistes professionnels sont eux aussi sous sa coupe, ce que la personnalité de tel ancien panzerkardinal monté en grade, ou de tel déplorable chanoine de Latran, pourrait sans doute confirmer aux yeux de beaucoup. Et quand de grandes déclarations sur la civilisation terrestre ou la destinée de l'Humanité sont décodées pour être traduites dans une langue différente, l'effet est explosif, comme sur une baudruche. Il y a là de belles leçons de relativisme et de tolérance, dans le cadre d'une de ces histoires naïves et passionnantes, qui ne vieillissent guère parce qu'elles sont décalées par rapport à toute réalité trop concrète, et pourtant adéquates à une autre forme de réalité plus pérenne, facile à retrouver sous un codage symbolique, comme dans les contes.

Dans ces conditions, on peut essayer de retrouver une âme d'enfant, un état d'esprit proche de celui où l'on était quand on a découvert la S.-F., et lire avec plaisir ce Silence de la Terre (cet ancien titre, canonique, ne rendait pas tout à fait compte du titre britannique, mais celui qui a été choisi non plus…). On peut aussi, et surtout, en recommander la lecture à ceux qui ont la chance de pouvoir découvrir tout de la S.-F. Quitte à attendre avec un peu plus d'inquiétude les deux volumes suivants, annoncés, et sur lesquels les deux “grands ancêtres” de la critique, plus haut convoqués, étaient pour le moins plus réservés. Mais justement, on peut attendre, on verra bien, et puisque Kipling et Aristote sont convoqués à la fin du pénultième chapitre, on peut ici recopier le fameux « ceci est une autre histoire ».