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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 60 Dans la dèche au royaume enchanté

Keep Watching the Skies! nº 60, juillet 2008

Cory Doctorow : Dans la dèche au royaume enchanté

(Down and out in the magic kingdom)

roman de Science-Fiction

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chronique par Éric Vial

Une bande-annonce « Le futur c'est déjà demain », et cette phrase apparemment privée de sens, ou relevant du truisme pathologique, tape en réalité très juste, bien plus qu'une couverture certes venue de la bande dessinée, ce qui pourrait se justifier, mais sans grand rapport avec quoi que ce soit. Ce futur annoncé1 est en effet placé sous l'angle de la plus pure quotidienneté. Façon Journée d'un journaliste américain en l'an 2889, s'il faut une référence vernienne. Aux antipodes d'une S.-F. relevant souvent — et pour notre plaisir — de l'épopée, de l'exceptionnel, du truc-qui-engage-l'avenir-de-l'univers (ou de l'Humanité, ou de tout ce que vous voudrez), bien davantage que du roman tel qu'il s'est installé dans la littérature mimétique.

On est bien dans le quotidien du narrateur. Qui vit, tout simplement. Fait son boulot. Gère une attraction d'un parc Disney. Se bagarre contre des concurrents. A des hauts et des bas, avec une certaine propension aux bas. A aussi des ennuis de santé. Des problèmes de connexion au réseau, aussi. Se souvient d'amours antérieurs et de quelques autres épisodes de sa jeunesse. Se fait plaquer par sa compagne au profit de son meilleur ami. Voit le dit meilleur ami programmer paisiblement son suicide.

Arrivé là, le lecteur commence à se demander ce que tout cela a de palpitant, et s'il ne ferait pas mieux de lire un roman tout ce qu'il y a de plus mainstream, d'une vacuité à peu près comparable. Ceci à cause d'un critique malhonnête qui escamote tout ce qui relève de la S.-F. Parce qu'il y en a. Chacun choisit son âge apparent. On s'enregistre et en cas de décès on revit dans un clone produit en toute hâte et chargé de ces souvenirs, de cette personnalité. Certains utilisent le truc pour évacuer des souvenirs, par exemple une relation qui a échoué : il suffit de remonter à une version de soi-même antérieure à la rencontre et le tour est joué. D'autres utilisent ce même truc contre toute maladie, vague rhume compris. Et pour voyager dans le temps à sens unique, on plongeant dans le néant pour ne pas s'ennuyer pendant deux heures de voyage ou pour aller voir comment la situation aura évolué quelques siècles plus tard. On modifie par ailleurs les corps, visages greffés ou articulations supplémentaires, et trucs encore plus improbables, en particulier en orbite.

On est dans une société de la post-pénurie, autant dire de l'abondance généralisée, sans d'ailleurs que ses moyens soient indiqués, le levier du changement social ayant été l'enregistrement et l'immortalité qu'il engendre. On est aussi dans une société de l'information, et de l'estime : le nécessaire étant de toute façon assuré, la richesse est constituée par l'estime d'autrui accumulée dans la réalité et sur l'internet, stockée et affichée comme dans quelque jeu vidéo. L'effondrement de la cote personnelle ayant tout de même des conséquences assez désagréables. Et le travail perdure, manifestement fort limité, sous la forme en particulier du système des “adhocs”, associations dans un but déterminé, ad hoc

Des détails se nichent encore dans les coins, même si celui qui me vient à l'esprit me pose un léger problème par rapport au traducteur, la moissonneuse sous-marine en métaux lourds qui ne fait que passer au détour d'une phrase me semblant relever plutôt de la chasse aux nodules polymétaliques. Cela dit, un wagon de choses sont probablement oubliées ici. Ne serait-ce que les souvenirs d'université du narrateur, racontant comment on est passé d'une société à l'autre, et qui pourraient fort bien relever de la relecture des mouvements de 68 à un moment de généralisation de la société de consommation dans les pays et les groupes sociaux concernés.

Voilà donc un tombereau de choses qui font que l'on est bien en pleine S.-F. Plus même que quand il s'agit de sauver le monde. Et que c'est sacrément intéressant. Même si, bien entendu, on peut ergoter. En particulier sur la thématique de l'enregistrement/résurrection. Qui me rappelle une discussion datant de bon nombre d'années, à propos d'autres livres, avec notre vénéré rédacteurenchef. Car si le ressuscité a tous les souvenirs antérieurs, du moins jusqu'au moment de l'enregistrement, et s'il se sent le même, je crains qu'il n'en aille pas vraiment de même de la version antérieure, laquelle me semble bel et bien morte. Ce qui fait que la société peut avoir intérêt à la conserver pour différentes raisons, mais que l'individu lui-même n'a pas grand-chose à gagner, et tout à perdre, à ce jeu-là. Ce qui rend à mon sens peu plausible divers développements. Mais c'est là sans doute un débat éminemment métaphysique… Et cela ne devrait pas empêcher de lire avec plaisir le premier volume d'un auteur inconnu en France, dont on devrait logiquement entendre de nouveau parler2, et que Folio offre en inédit au format de poche, comme cela se faisait en S.-F. il y a une génération… Grâces lui en soit rendues. Et tant pis pour ceux qui passeront à côté.

Notes

  1. Le livre est paru à l'origine en 2003.
  2. Cf. critique de Someone comes to town, someone leaves town — NdlR.