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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 61 Eifelheim 2/2

Keep Watching the Skies! nº 61, décembre 2008

Michael Flynn : Eifelheim

(Eifelheim)

roman de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

Un trou dans la carte, rien de tel pour accrocher l'œil. Serge Lehman avait utilisé l'idée à rebours, dans "Nulle part à Liverion" : son Xanadu, bien réel, restait invisible grâce aux zones aveugles de la cartographie, pieusement héritées de l'Histoire. Eifelheim, c'est exactement l'inverse : l'endroit n'existe pas sur le terrain, ou plutôt n'existe plus depuis le Moyen-Âge, mais les cartes, une fois interprétées par la cliométrie, disent qu'il devrait exister. Tom, historien mathématique, s'agace du mystère, s'accroche, se documente, sous les yeux sceptiques de sa compagne Sharon, physicienne occupée à rebâtir les théories cosmologiques.

Voilà pour le “présent”, qui a fourni il y a quelques années la matière d'une nouvelle publiée dans Analog. Mais l'essentiel en quantité — et, à mon goût, en qualité — du présent roman se déroule en 1348 et 1349 à Eifelheim (pardon ! à l'époque le village s'appelait encore Oberhochwald1). Et c'est un excellent récit de premier contact, sur fond extrêmement fouillé de vie médiévale, et de mort massive médiévale, puisque l'arrivée de la Peste Noire viendra bouleverser à nouveau la vie des Oberhochwälder.

Le récit repose sur les épaules d'un personnage aussi attachant qu'omniprésent, le Père Dietrich, prêtre de la paroisse d'Oberhochwald. Dietrich a bourlingué. Érudit, il est passé par la Sorbonne et d'autres prestigieuses écoles européennes, et connaît (et est connu) des grands maîtres scolastiques de l'époque, Nicolas Oresme, Jean Buridan, William d'Occam… Mais il a aussi un passé caché — et ici la similitude avec le Nom de la rose va au-delà du simple cadre : Dietrich n'a pas toujours été fidèle à l'Église et aux puissants (c'est un euphémisme) lors de la grande révolte populaire des Armleder, quelques lustres auparavant. C'est ainsi que cet intellectuel de premier rang se retrouve curé de village (et même pas chapelain du château voisin), servant les humbles tout en entretenant une correspondance sporadique avec des docteurs de tous pays. Et Dietrich est bien placé pour rappeler les dangers d'une trop grande exaltation à son acolyte, Joachim, un frère Mineur (franciscain, si vous préférez) proche des thèses des Spirituels, et peu porté aux concessions. À être ainsi tout feu tout flamme, on peut finir sur le bûcher, et si Joachim a quitté son monastère de Strassburg pour une église de village, c'est aussi pour se faire oublier. Dietrich supporte patiemment jusqu'aux vitupérations les plus graves de son jeune collègue, car une autre de ses qualités est la caritas, la compassion pour tous ceux qui l'entourent, riches ou pauvres, justes ou pécheurs.

Dans la vie de ce personnage exceptionnel va se produire un événement exceptionnel. Un coup de tonnerre gigantesque alors qu'aucun orage ne gronde, les bois du village dévastés, et l'apparition au milieu des arbres brûlés et renversés d'une maison de métal dont sortent des sauterelles géantes, douées de parole (ou du moins, de dispositifs qui apprennent à reproduire la parole humaine), et d'une foule de gadgets incompréhensibles pour les hommes du Moyen-Âge. « Démons ! » criera le manant (ou le clerc) de base, mais Dietrich a trop l'amour de tout ce qui vit pour rejeter ainsi les sauterelles géantes, et trop de curiosité envers le mécanisme du monde pour ne pas écouter ce qu'elles ont à lui enseigner.

Le dialogue n'est pas facile. Nous comprenons vite que les Krenken sont en panne, leur vaisseau étant sorti inopinément de l'hyperespace. Puis que leur organisme ne survivra pas indéfiniment à l'alimentation terrestre. Mais tout cela passe par un nombre de filtres. D'abord celui, évident et mécanique, de leurs machines de traduction, qui ne s'améliorent que progressivement. Puis celui de la langue de Dietrich — les dialogues emploient un anglais un peu archaïque, occasionnellement relevé de germanismes, de vocabulaire (doch à tous les coins de phrase, signifiant "pourtant", "en effet", "d'ailleurs", underseeking, calque de untersuchen) autant que de tournure (there gives — cf. es gibt — au lieu de there is, pour signifier "il y a"). Cette attention portée à la langue est un des grands plaisirs du roman, en elle-même, mais surtout parce qu'elle reflète la difficulté des personnages à communiquer, et donne de la valeur à leur triomphe quand ils y parviennent, à coups de périphrases et (de la part de Dietrich) de l'emploi de mots latins ou grecs qui, anachronisme délibéré, restituent les néologismes de notre temps (j'aime bien le mikrophoneh !). Le contraste, fait paraître petitement gratuits les brillants jeux linguistiques de Tom, le protagoniste contemporain.

Le filtre le plus redoutable ne réside toutefois pas dans la langue. Pour les hommes du Moyen-Âge, toute recherche intellectuelle passait par la théologie, qu'il était impensable de séparer d'une réflexion sur le monde naturel. Flynn investit son Dietrich de cette dimension (ce qu'Eco avait moins fait pour son enquêteur très érudit), ce qui ne l'aide pas toujours à comprendre ce qui se passe autour de lui, mais le rend plus attachant. Et fournit l'occasion de nombreux quiproquos avec les Krenken qui eux (comme nous) prennent au pied de la lettre les explications théologiques de Dietrich : le Messie Tout-Puissant saura-t-il réparer les circuits de saut hyperspatial ?

Le présent du roman pâlit devant le passé — paradoxe pour de la S.-F., mais paradoxe fréquent et bien connu, surtout dans la S.-F. à tendance hard science : le plaisir résidant dans l'explication scientifique de phénomènes nouveaux et inconnus, on ne peut conserver cette double dimension de rigueur et de découverte qu'en mettant en scène l'exploration, par une civilisation moins avancée que la nôtre, de phénomènes et de concepts que nous comprenons déjà bien. Le lecteur peut alors regarder les personnages d'en haut, pour ainsi dire. Flynn rajoute à ce procédé familier le décalage culturel avec le Moyen-Âge et ses préoccupations théologiques, informé par une documentation visiblement fournie. Le texte en prend un relief saisissant, et reste passionnant de bout en bout, malgré la tragédie annoncée d'emblée.

Finaliste pour le Prix Hugo en 2007, ce livre a déjà été remarqué, bien plus que le reste de l'œuvre pourtant fournie de Flynn. À découvrir absolument.

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Notes

  1. Que, malgré sa commune situation en Forêt Noire, on s'efforcera de ne pas confondre avec Oberwohlfach, centre de congrès scientifiques et village bien réel où l'on rencontre beaucoup de mathématiciens, et fort peu d'extraterrestres.