Chroniques de Philippe Curval

Jean-Michel Truong : Eternity express

roman de Science-Fiction, 2003

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :
Train en marche

Jean-Michel Truong a-t-il été élevé par les bons frères ? Jésuites de préférence. Sa courte biographie n'en mentionne rien. Si ce n'est pas le cas, disons qu'il a réinventé à son profit l'idée qu'entre le mal et le bien, le noir et le blanc, il y a le gris. Gris subtil de la Raison d'État qui se fond au blanc lorsque c'est nécessaire et se rappelle au noir lorsqu'il faut prendre une décision brutale.

Par exemple, le fait de lire sur la quatrième de couverture qu'Eternity express est un roman aux frontières de la Science-Fiction et de la philosophie soulève des questions. Où se situe la frontière entre Science-Fiction et philosophie ? S'opposent-elles parce qu'une frontière les sépare ? Y a-t-il une explication historique à cette fracture induite par un principe ethnique, théologique, linguistique, économique, culturel ou tout simplement géographique. Y aurait-il possibilité d'échange entre les deux ? J'aurais tendance à affirmer qu'il n'y a pas de bonne Science-Fiction sans philosophie et réciproquement. Jean-Michel Truong semble insinuer qu'au moment où la Science-Fiction atteint ses limites (frontières), la philosophie prend le relais. Car je ne veux pas croire qu'au niveau éditorial, le mot "Science-Fiction" soit si anticommercial qu'il faille le teinter de philosophie pour l'accréditer. L'une et l'autre se vendent mal en ces temps où personne ne veut plus « qu'on lui prenne la tête ».

C'est donc dans Eternity express qu'il y a lieu de déceler le principe de différence. « Faut-il que certains meurent pour que le plus grand nombre vive ? » Ou, plus précisément : « Les Hommes n'ont le droit de vivre que dans la mesure où ils ne gênent pas les vivants. » En appliquant à la lettre cet adage, l'avenir proche s'avère effroyable. Car, à la lutte contre l'excès des naissances conditionné par les systèmes de contrôle, va succéder bientôt ce qu'Adolfo Bioy Casares a si magistralement décrit dans son Journal de la guerre aux cochons, le problème des vieillards excédentaires et la solution finale.

Jean-Michel Truong imagine dans un avenir proche qu'une centaine de millions de jeunes travailleurs chinois vont se délocaliser en Europe, qui souffre d'une pénurie de main-d'œuvre, tandis qu'une égale population de pensionnés européens se rendra en Chine dans des villages conçus pour leur bien-être.

Le train des joyeux retraités démarre vers Clifford Estates, rythmé par la Prose du Transsibérien, de Blaise Cendrars. Un certain Jonathan, émule de Machiavel, aplanira les difficultés du voyage.

Tout est prévu pour le succès de ce livre : une idée forte, une réelle pratique spéculative, un style sec et rapide, le sens du suspense, une grande connaissance des données prospectives, macroéconomiques de notre futur proche. Et pourtant, Eternity express n'est pas une œuvre notable. Car à force de philosopher, de vouloir démontrer la justesse de son propos, l'intelligence de son anticipation socio-économique, la pertinence de son discours sur la realpolitik qui gouverne le monde, Jean-Michel Truong oublie d'incorporer à la pâte ce zeste de bizarre qui excite les papilles du lecteur de SF.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 419, avril 2003

Sylvie Denis : Jardins virtuels

nouvelles de Science-Fiction, 1995 & 2003

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :

Jardins virtuels vient de reparaître, très sérieusement augmenté, voire doublé. Sylvie Denis y explore avec avidité la plupart des thèmes de Science-Fiction contemporains, biotechnologie et réalités virtuelles, qui démontrent l'expérience d'un écrivain confirmé. Outre un sens de la spéculation qui repose sur des idées soigneusement élaborées, ses personnages sonnent juste dans leurs affrontements avec des lendemains redoutables. Son écriture nuancée, au seuil du symbolisme, apporte à ses textes une sensibilité, une qualité de réflexion à propos de nos civilisations mutantes qui confère un bien-être de lecture à ce recueil de nouvelles.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 419, avril 2003

Martine Thomé : Il venait de Céphée, il s'appelait Versins

nouvelles et hommages, 2003

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :

Cet hommage au créateur de la plus énorme Encyclopédie produite sur la SF et les textes conjecturaux vaut plus que sa part de nostalgie. Des témoins majeurs de son histoire et de sa démarche apportent commentaires, souvenirs, détails biographiques. Et rappellent à la mémoire que Pierre Versins fut aussi l'auteur d'Ailleurs (le premier fanzine de SF en français), romancier, excellent nouvelliste.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 419, avril 2003

Howard Hendrix : Onde stationnaire

(Standing wave, 1998)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 2003

par ailleurs :

Technologie, théologie sont les deux mamelles de ce roman. À travers un hypercube ouvert, on distingue le point de singularité où le Paradoxe absolu transfixe la croix de l'espace-temps. Ce qui ne veut pas dire qu'on n'éprouve pas un plaisir pervers à contempler la rencontre de l'érudition scientifique et du space opera sur la table de la naïveté mystique.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 419, avril 2003