Jean-Michel Truong : Eternity express
roman de Science-Fiction, 2003
Jean-Michel Truong a-t-il été élevé par les bons frères ? Jésuites de préférence. Sa courte biographie n'en mentionne rien. Si ce n'est pas le cas, disons qu'il a réinventé à son profit l'idée qu'entre le mal et le bien, le noir et le blanc, il y a le gris. Gris subtil de la Raison d'État qui se fond au blanc lorsque c'est nécessaire et se rappelle au noir lorsqu'il faut prendre une décision brutale.
Par exemple, le fait de lire sur la quatrième de couverture qu'Eternity express est un roman aux frontières de la Science-Fiction et de la philosophie soulève des questions. Où se situe la frontière entre Science-Fiction et philosophie ? S'opposent-elles parce qu'une frontière les sépare ? Y a-t-il une explication historique à cette fracture induite par un principe ethnique, théologique, linguistique, économique, culturel ou tout simplement géographique. Y aurait-il possibilité d'échange entre les deux ? J'aurais tendance à affirmer qu'il n'y a pas de bonne Science-Fiction sans philosophie et réciproquement. Jean-Michel Truong semble insinuer qu'au moment où la Science-Fiction atteint ses limites (frontières), la philosophie prend le relais. Car je ne veux pas croire qu'au niveau éditorial, le mot "Science-Fiction" soit si anticommercial qu'il faille le teinter de philosophie pour l'accréditer. L'une et l'autre se vendent mal en ces temps où personne ne veut plus « qu'on lui prenne la tête »
.
C'est donc dans Eternity express qu'il y a lieu de déceler le principe de différence. « Faut-il que certains meurent pour que le plus grand nombre vive ? »
Ou, plus précisément : « Les Hommes n'ont le droit de vivre que dans la mesure où ils ne gênent pas les vivants. »
En appliquant à la lettre cet adage, l'avenir proche s'avère effroyable. Car, à la lutte contre l'excès des naissances conditionné par les systèmes de contrôle, va succéder bientôt ce qu'Adolfo Bioy Casares a si magistralement décrit dans son Journal de la guerre aux cochons, le problème des vieillards excédentaires et la solution finale.
Jean-Michel Truong imagine dans un avenir proche qu'une centaine de millions de jeunes travailleurs chinois vont se délocaliser en Europe, qui souffre d'une pénurie de main-d'œuvre, tandis qu'une égale population de pensionnés européens se rendra en Chine dans des villages conçus pour leur bien-être.
Le train des joyeux retraités démarre vers Clifford Estates, rythmé par la Prose du Transsibérien, de Blaise Cendrars. Un certain Jonathan, émule de Machiavel, aplanira les difficultés du voyage.
Tout est prévu pour le succès de ce livre : une idée forte, une réelle pratique spéculative, un style sec et rapide, le sens du suspense, une grande connaissance des données prospectives, macroéconomiques de notre futur proche. Et pourtant, Eternity express n'est pas une œuvre notable. Car à force de philosopher, de vouloir démontrer la justesse de son propos, l'intelligence de son anticipation socio-économique, la pertinence de son discours sur la realpolitik qui gouverne le monde, Jean-Michel Truong oublie d'incorporer à la pâte ce zeste de bizarre qui excite les papilles du lecteur de SF.