Préfaces et postfaces de Gérard Klein

Charles Stross : les Princes-Marchands

(the Merchant Princes, 2004-2010)

cycle de Science-Fiction

préface de Gérard Klein, 2011

par ailleurs :

Une histoire des mondes parallèles, ou du moins de leurs représentations, demanderait un livre entier, et même plusieurs, voire une infinité répartie sur différents univers. Aussi ne m'y risquerai-je pas, sinon pour signaler qu'à mon sentiment la première incursion sérieuse du lecteur français dans cet espace pluridimensionnel se fit en 1953 à l'occasion de la parution au "Rayon fantastique" du délectable roman de Fredric Brown, l'Univers en folie.(1)

Le concept lui-même est bifide, comme y insistent les théoriciens, notamment John Clute et Peter Nicholls en 1996 dans leur monumentale Encyclopedia. Il comprend d'une part les univers parallèles (parallel worlds) proprement dits qui n'ont pas de rapport historique avec le nôtre, et d'autre part les uchronies (alternate worlds) qui partagent avec notre Histoire un tronc commun jusqu'à un point de divergence. Curieusement, les auteurs français me semblent éviter la première variété, du moins à l'aune de mon ignorance, tandis qu'ils ont abondé, surtout assez récemment, dans la seconde. Du reste, Pierre Versins, s'il traite longuement en 1972, dans sa non moins monumentale Encyclopédie, des uchronies, n'aborde les univers parallèles qu'au travers du voyage dans le temps et ses paradoxes, ce qui est un peu réducteur.

Personne ne semble pouvoir dire qui a introduit le thème ni quand. Il semble en tout cas plus ancien que l'invention du futur et de l'anticipation littéraire qui remontent tout au plus à la fin du xviie siècle. Déjà présent dans l'Antiquité classique,(2) il renaît malgré sa condamnation par Aristote qui a entraîné son éclipse, sous sa forme presque moderne dans la théologie médiévale. Dieu étant tout-puissant, limiter sa création à notre monde est une contradiction même si l'infinité des autres mondes possibles ne réside que dans son intention. Leibniz, en proposant que de cette profusion nécessaire Dieu n'a actualisé que le meilleur des mondes tel que le perçoit son omniscience, écarte le problème, ce qui lui vaut l'ironie de Voltaire. Giordano Bruno a situé, au demeurant sans véritable théorie cosmologique, cette multiplicité dans l'espace, ce qui, joint à un caractère difficile et à un goût prononcé pour la magie, le mènera au bûcher après des années d'errance et de procès. C'est sous cette forme astronomique, au fond restrictive et qui n'est pas notre sujet, que le thème connaîtra le succès. Mais dans sa version philosophique, il s'estompe et ressurgit bien plus tard, d'abord sous la forme de l'uchronie : d'autres histoires sont possibles, exclusives de la nôtre.

Assez curieusement, le thème des univers parallèles fait retour dans les années 1950 ailleurs que dans la Science-Fiction. En physique, Hugh Everett défend dans sa thèse de 1957 la théorie des mondes divergents (many worlds) afin de résoudre un problème logique posé par la physique quantique : la fonction d'onde déterministe d'Erwin Schrödinger (1926) postule une multiplicité de valeurs possibles pour, par exemple, la position d'une particule. Mais la mesure n'en distingue qu'une sans que la fonction permette de dire laquelle. Où sont passées les autres, disparues dans ce qu'on appelle la réduction (ou collapse) du paquet d'ondes ? C'est ce qui fait douter Albert Einstein de la complétude de la théorie quantique. Everett propose que toutes les mesures possibles sont actualisées, mais dans d'autres mondes que celui de notre mesure, avec lesquels au demeurant nous ne pouvons pas communiquer, ce qui interdit toute vérification ou réfutation. D'abord violemment rejetée (et on ne sait pas si Everett lui-même y croyait vraiment) et ensuite défendue par son patron de thèse, John Archibald Wheeler, bien qu'elle soit demeurée longtemps sulfureuse, elle a retenu ces dernières années l'intérêt d'un nombre croissant de théoriciens de la physique. Si on généralise la thèse d'Everett comme l'ont fait nombre de vulgarisateurs, souvent superficiellement voire abusivement, toute décision, voire tout phénomène, déclenche l'apparition d'embranchements d'univers. Si la logique paraît, à un coût certes élevé, ainsi conservée, et si la théorie d'Everett semble acceptable dans le cas de mesures équiprobables, elle soulève de sérieux problèmes dans celui de probabilités très inégales, en principe en nombre de surcroît infini.(3) Le fil du rasoir d'Ockham s'en trouve sérieusement émoussé.

Ce qui n'a évidemment jamais embarrassé les auteurs de Science-Fiction peu soucieux du principe d'économie, qui en ont fait un de leurs thèmes de prédilection et qui ont peut-être, du reste, inspiré Everett.(4)

C'est à la même époque que des philosophes, dans une perspective toute différente, ont développé des théories des mondes possibles et des mondes multiples, à partir de la sémantique de Saul Kripke et al. introduisant la logique modale en 1959, théories développées ensuite et nettement durcies par David Kellogg Lewis dans le cadre de la philosophie analytique.(5) David Lewis, tenant du réalisme modal, semblait croire dur comme fer à l'existence de mondes possibles concrets mais causalement isolés les uns des autres.(6)

Les physiciens n'en sont du reste pas restés là. Je déborderai les limites imposées à cette préface en évoquant l'hypothèse d'Andrei Linde sur l'inflation éternelle produisant des univers parallèles en grappe à partir de fluctuations quantiques et proposant ainsi une solution au problème soulevé par le Principe anthropique : pourquoi notre univers a-t-il des propriétés (des constantes fondamentales) très fines et apparemment arbitraires qui autorisent notre existence ? Ou encore celles, allant dans le même sens quoique formellement distinctes, introduites par la théorie des cordes selon laquelle un multivers pourrait contenir au moins 10500 univers différents, dont le nôtre, ce qui balaye d'un revers d'équation le problème anthropique sans offrir malheureusement, au moins pour l'instant, de possibilité de réfutation ou de vérification puisque ces variantes nous demeureraient fondamentalement inaccessibles. À bien y regarder, cette hypothèse n'est pas plus rationnelle que celle d'un Dieu maniaque de la précision ou peu avare de ses créations.

De nombreux auteurs de Science-Fiction se sont évidemment emparés de ces spéculations, et au premier chef Greg Egan, doté d'une solide culture scientifique, notamment dans Isolation(7) et dans plusieurs nouvelles, et bien avant lui Greg Bear dans Éon, Éternité et Héritage.(8) Le thème des univers parallèles a fait florès sans autant de justifications plus ou moins scientifiques dans d'innombrables romans de Fantasy où ils ne représentent guère plus qu'une commodité de présentation et dont les plus remarquables sont sans doute ceux de Roger Zelazny dans le Cycle des Princes d'Ambre(9) et de Philip José Farmer dans la Saga des hommes-dieux.(10) Et, bien entendu, à mi-chemin de la Science-Fiction et de la Fantasy, dans l'extraordinaire Cycle du Chant de la Terre de Michael G. Coney, comprenant la Grande course de chars à voiles, la Locomotive à vapeur céleste, les Dieux du grand loin, le Gnome et le Roi de l'île au sceptre.(11)

Charles Stross s'aventure donc en terrain largement balisé pour ne pas dire encombré lorsqu'il imagine qu'une journaliste américaine de notre temps entreprend l'exploration de mondes parallèles en usant d'un moyen relevant quelque peu de la licence poétique, la contemplation d'un motif géométrique logé à l'intérieur d'un médaillon que lui a remis sa mère adoptive avant de disparaître. Dans le feuilleton du xixe siècle, c'est ce qu'on appelait la “croix de ma mère”.

Mais ce serait commettre un contresens absolu que de penser que Stross ne retient cette facilité un rien éculée que pour dévider des aventures rocambolesques dans un monde pseudo-médiéval. Son intention et l'intérêt de son cycle de la Famille sont tout à fait ailleurs, dans la confrontation de mondes ayant atteint des niveaux différents de développement économique et social.

L'économie n'a jamais occupé beaucoup de place dans la Science-Fiction, même si Robert A. Heinlein et quelques autres s'en sont inspirés.(12) La sociologie, qui est trop souvent une forme de reportage un peu élaboré, enrichie de présupposés idéologiques, a eu plus de chance grâce à sa dimension critique de la société. Mais pas l'économie.

Il y a quelques raisons à cela. C'est une discipline aride et incertaine.

Là où sa théorie est rigoureuse, elle est faiblement prédictive, voire peu vraisemblable : je n'ai jamais rencontré l'homo economicus rationnel de la théorie classique, même fortement amendé, et j'ai acquis de la méfiance à l'endroit des modèles.(13)

Là où on l'exerce sur le terrain, comme j'ai fait pendant des décennies, c'est avec la foi et l'ignorance relative du médecin de campagne. Confronté à des problèmes très concrets pour lesquels on vous demande des solutions, on s'appuie sur le bon sens et l'expérience pour proposer des remèdes approximatifs mais souvent efficaces, avec pour principal instrument le doigt mouillé. La plupart des bons esprits moquent l'incapacité des économistes à prévoir exactement l'avenir : je ferai remarquer à ces sceptiques en chambre que les économistes sont supposés prévoir des variations de variations de variations dans un univers très incertain ; une production quelconque est une variation d'un stock dont la valeur dans l'avenir est déjà très fluctuante ; un taux de croissance est une variation de cette production ; et, ce qu'on demande à l'économiste, c'est d'indiquer dans quel sens et dans quelle proportion ce taux va varier alors même qu'il dépendra de décisions individuelles et collectives très labiles dont l'agrégation augmente encore l'incertitude. Je passe sur les rétroactions. Si l'on ajoute que la presque totalité de ces variations relève de systèmes non-linéaires, c'est-à-dire extraordinairement sensibles aux conditions initiales, on comprendra qu'il est miraculeux que les économistes parviennent, grosso modo, à établir des prévisions et à proposer des recommandations. La prévision est un art difficile, surtout quand il porte sur l'avenir, comme disait Niels Bohr. Il est relativement plus aisé, sur la base de connaissances socio-économiques micro et macro-économiques aussi solides que possible, de dire ce qu'il est souhaitable de faire pour éviter le pire que de prédire ce qui va se passer. On rejoint là la prescription du médecin.

Je peux du reste vous livrer un moyen certain de vous faire une réputation de grand économiste et d'en tirer éventuellement de solides dividendes : prévoyez une catastrophe ; elle ne manquera pas de survenir avec un peu de patience. Si vous êtes suffisamment constant dans votre prêche de l'apocalypse, personne ne vous demandera de date précise. À l'occasion de chaque crise un peu importante, on trouve ainsi de judicieux prophètes qui connaissent les cinq minutes de célébrité promises par Andy Warhol à chacun et qui en profitent un temps pour vendre cher conférences et pronostics. Je vais donc vous livrer sans supplément un secret : il y aura un jour à coup sûr une nouvelle crise qu'on peut lire aisément dans les errements des gouvernements et autres agents économiques mais je ne vous dirai pas quand, d'abord parce que j'en garde le secret et ensuite parce que je n'en sais rien. En revanche, prédire que tout ira à peu près bien ne vous sera d'aucun profit même si c'est vérifié pendant un temps.

Le domaine le plus riche d'enseignements et le plus fiable de cette discipline demeure l'histoire économique. Je relisais récemment l'excellent ouvrage de John Kenneth Galbraith, la Crise économique de 1929 : anatomie d'une catastrophe financière(14) et j'avais à la fois l'impression d'explorer un univers immédiatement parallèle à notre présent, certes en pire, et d'y apprendre plus de choses sur les turbulences que nous traversons qu'en lisant la presse financière. Et c'est là que l'auteur de Science-Fiction peut faire son miel.

Charles Stross l'a parfaitement compris. Son héroïne (terme à utiliser ici avec une extrême circonspection compte tenu de sa polysémie), Miriam Beckstein, jeune journaliste scientifique de notre temps qui a perdu son emploi en raison de ses scrupules et de son éthique professionnelle, femme dynamique et indépendante, se trouve projetée dans une société correspondant à peu près à la transition entre la fin de notre Moyen-Âge et notre Renaissance, où l'organisation sociale est féodale. Elle doit prendre sa place dans la Famille à laquelle elle se découvre appartenir, Famille carrément mafieuse où le rôle des femmes est forcément subalterne. Elle est donc confrontée, brutalement, à un conflit de valeurs. La Famille exploite la capacité de certains de ses membres à passer d'un univers à l'autre pour se livrer à un juteux transport de drogues et autres produits illicites. Dans leur monde, traverser l'Amérique n'enfreint aucune loi et ne rencontre que des difficultés pratiques.

Or le conflit entre des valeurs et la valeur au sens monétaire est le plus important problème, même s'il n'est pas toujours explicité, que rencontre l'économiste. Son objectif théorique est l'allocation optimale de ressources rares (dont le capital qui implique renoncement à une consommation immédiate) de façon à maximiser la satisfaction des besoins dans le présent et l'avenir. Aucun des termes de ce programme apparemment simple ne peut être défini sans faire appel à des valeurs morales ou collectives éminemment subjectives. Comment va-t-on allouer ? Pour qui cette allocation sera-t-elle optimale ? Des ressources comme l'air et l'eau qui peuvent être exploitées aujourd'hui dans certains cas gratuitement, donc sans faire appel à du travail ni à du capital, sont-elles rares ou le deviendront-elles ? De quels besoins s'agit-il et des besoins de qui ? Quelle échéance doit-on retenir ? Les systèmes de prix, les taux d'intérêt, les taux d'actualisation, le fonctionnement des marchés sont supposés répondre tant bien que mal à ces questions. Mais l'économiste le plus libéral et le plus porté au laisser-faire sait très bien que des choix sont opérés en fonction d'intérêts forcément divergents voire contradictoires. Adam Smith, le premier théoricien important du libéralisme et qui y voyait, ce qu'on oublie parfois, le moyen d'améliorer la situation des classes laborieuses, en était parfaitement conscient.

Je retiendrai un exemple très simple et qui fait encore, au bout de trois siècles, l'objet de débats furieux : un économiste néo-classique dira qu'en l'absence de tout revenu minimum fixé par la loi, le chômage disparaîtrait ; en effet, il serait alors préférable de substituer du travail humain à celui des machines. À la limite les travailleurs excédentaires, s'il y en avait, périraient de faim, ce qui réglerait le problème, ce qu'avait dénoncé Marx inspiré par Malthus. Inversement, un niveau minimal de ressources imposé par la loi implique un certain taux de chômage structurel. Plus ce niveau est élevé du fait de diverses prestations sociales, plus se développe d'une part une certaine aversion aux travaux pénibles, plus d'autre part et surtout les entrepreneurs sont tentés d'améliorer la productivité des travailleurs en recourant aux machines, ce que Marx appelait le capital constant, fixe ou mort. C'est, soit dit ici en passant, un des problèmes de la France où la productivité du travail humain est importante en raison de la mécanisation mais où le taux de chômage est à l'avenant ; le coût réel du travail étant élevé, les entrepreneurs cherchent à en tirer le meilleur parti et limitent l'emploi.(15)

Un autre cas intéressant est celui des inégalités. L'approche empirique et la théorie assurent qu'une certaine inégalité économique, des revenus et du patrimoine, est favorable à tout le monde, y compris aux plus défavorisés, pour des raisons simples comme l'encouragement à l'effort mais aussi à travers une multitude d'autres facteurs incomplètement élucidés. Une société trop égalitaire devient vite misérable. Mais il est impossible d'indiquer de façon précise quel est le degré souhaitable d'inégalités.(16)

L'inégalité et le coût du travail ne sont pas le premier souci de la Famille : en revanche, elle est très sensible à sa ressource rare, le nombre de ses membres qui sont dotés d'un talent, l'étrange capacité de franchir la frontière entre les mondes avec tout ce qu'ils peuvent porter.

Leurs fructueux trafics permettent à ses dirigeants de s'équiper dans notre monde en matériel moderne et en armes, ce qui souligne le rapport problématique entre sociétés de niveaux de développements économique, social et politique différents et ce qui évoque les relations entre le monde industrialisé et certains pays dits pudiquement “en voie de développement”. L'Afrique subsaharienne, par exemple, produit peu de limousines et de téléphones portables mais ses classes dirigeantes acquièrent ces biens hautement désirables à travers des échanges licites sur lesquels ils prélèvent la part du lion, et des trafics illégaux.

Au demeurant, les comportements mafieux ne sont pas l'apanage de sociétés féodales. L'histoire récente, avec la crise financière de 2008 (sans oublier les bulles précédentes) et par la suite les procédures violant ouvertement le droit par lesquelles des banques, dont la Bank of America, première banque américaine, ont entrepris de saisir et de revendre des biens hypothéqués, l'établirait si nécessaire.(17) Il a été souligné depuis longtemps que sans valeurs morales sous-jacentes éventuellement renforcées par la loi et la contrainte des États — mais qui gardera les gardiens ? —, le capitalisme libéral court à sa perte. L'économie souterraine ne se fixant aucune limite pour sa part criminelle se mondialise. La concentration des oligopoles financiers et industriels mène à l'apparition d'une société néo-féodale d'où concurrence et libéralisme sont progressivement exclus.

Et là-dessus, Miriam Beckstein n'a aucune illusion même si son projet devient vite de réformer les mœurs de la Famille par le moyen du développement économique. Notre monde moderne industrialisé n'est pour elle ni moral ni idyllique mais il est préférable au passé et au sous-développement entretenu par des catégories dominantes intéressées à ce que rien ne change. Un politologue polonais, Adam Przeworski, a démontré une forte corrélation entre l'état démocratique d'une société et son P.I.B. par habitant.(18)

Mais la démarche de Miriam va plus loin. Lorsqu'elle pénètre un nouveau monde parallèle, et découvre cette fois une société capitaliste de type victorien et bien engagée dans sa révolution industrielle, elle prend parti pour les révolutionnaires progressistes marxistes du cru. Pour les soutenir – et pour ses besoins propres —, il lui faut de l'argent. Et elle imagine deux approches complémentaires, le commerce culturel et le transfert de technologies.

Sa version du commerce culturel est originale parce qu'elle n'est praticable, telle quelle, qu'entre mondes parallèles plus ou moins uchroniques : dans notre monde où des œuvres d'art peuvent acquérir une valeur considérable, certaines d'entre elles, répertoriées, ont disparu dans des guerres ou des catastrophes. Mais elles peuvent être intactes ou connaître des variantes très voisines dans le monde médiéval ou victorien. Il suffit donc là de les acquérir, de les transférer dans notre monde et de les y vendre en prétextant qu'un hasard miraculeux leur a permis d'échapper à la destruction. Puis d'importer en retour dans le monde victorien sous forme d'or, cette relique barbare mais bien pratique, leur contre-valeur afin de disposer d'une accumulation primitive de capital (Ricardo et Marx). Cela procède un peu du commerce colonial : un bien a plus de valeur dans une société développée que dans celle qui l'a produit.

À partir de là, il devient possible pour Miriam d'obtenir du crédit et de fonder des entreprises qui vont exploiter, non pas le dernier état de la technique de notre xxe siècle, mais un état transposable dans une société victorienne quoiqu'en avance sur son propre état de développement. C'est du transfert intelligent de technologies comme celui qui s'établit parfois entre sociétés de niveaux différents dans notre monde. Miriam veut changer les mondes.

Ce que souligne l'itinéraire de Miriam et le Cycle des Princes-Marchands, c'est qu'il n'y a pas de science économique pure mais qu'elle est toujours appliquée et qu'il est plus réaliste de parler en toutes circonstances de socio-économie. Et du coup, la question des valeurs, au sens éthique ou moral du terme, voire métaphysique, devient, même négligée voire masquée, la plus importante. Cela suffirait à distinguer l'économie, science humaine, des sciences fondamentales de la nature comme la physique ou la biologie.

Un économiste éminent, Paul Krugman, spécialiste du commerce international et prix Nobel d'économie en 2008, s'intéresse depuis longtemps à la Science-Fiction.(19) Il a salué ainsi sur son blog le cycle de Charles Stross :

« Je soutiendrai que la véritable histoire que nous conte Stross est celle d'une personne venant d'une société moderne d'un haut niveau technologique, qui se trouve plongée dans une société de plus bas niveau technique et qui tente de faire le meilleur usage de son savoir.

» Mais ce qui distingue la version de Stross de celle de tout autre est qu'il a remarqué ceci : l'expérience de pensée imaginaire dans laquelle quelqu'un introduit la science et la technique modernes dans une société arriérée n'a rien d'imaginaire. C'est au contraire quelque chose qui a été éprouvé dans notre très réel Tiers-Monde lorsque des hommes d'affaires et des coopérants parcoururent des pays dont l'habitant moyen, il y a seulement deux générations, ne vivait pas mieux qu'un paysan médiéval. Et vous savez ce qu'ils découvrirent : c'est que la modernisation est terriblement difficile à réussir.

» Je le perçois peut-être mieux que d'autres parce que je suis un économiste d'un certain âge. »

Et pourrait-on ajouter, d'une certaine expérience !

Du coup, Paul Krugman a participé en 2009 avec Charles Stross à un séminaire virtuel d'économie.

Ce qu'évoque Charles Stross dans le Cycle des Princes-Marchands et ce que rappelle Paul Krugman, c'est que notre vieille Terre abonde en mondes parallèles entre lesquels la mondialisation multiplie les portes. Pour le meilleur et parfois pour le pire.

Gérard Klein → une Affaire de famille par Charles Stross
Librairie Générale Française › le Livre de poche › Science-Fiction, [2e série], nº 32083, février 2011


  1. What mad universe (1948 & 1949).
  2. On en trouve une expression dans les théories atomistes de Démocrite puis d'Épicure, dont la combinatoire infinie implique la pluralité des mondes. Dans le Livre II de De la nature de Lucrèce, disciple d'Épicure, sous le titre "l'Univers et les mondes", on lit (v. 1076) : « il existe ailleurs d'autres assemblages de matière » (traduction de José Kany-Turpin ; Aubier, 1993). Tout le passage mérite attention. On lira avec avantage sur les thèses de Démocrite, leur réfutation par Aristote et leur reprise augmentée par Épicure et Lucrèce, tout le premier chapitre de Steven J. Dick dans son ouvrage la Pluralité des mondes (Plurality of worlds, 1982 ; Actes Sud, 1989, pour la traduction française).
  3. Dans sa version initiale, Everett évoque le cas d'une mesure qui peut avoir deux résultats (une particule est à la fois dans un état A et B) mais la mesure n'en fournira qu'un dans notre monde (A ou B). Un physicien dans un autre monde observera le résultat complémentaire : la logique déterministe est sauvée. Mais une fonction d'onde est un animal complexe qui recèle des possibles très peu probables : qu'est donc alors la réalité d'un monde très peu probable ? Un monde vaporeux.
  4. On trouvera, dans le numéro de septembre 2010 de Pour la science, un article très amusant sur les conséquences de la théorie d'Everett, "Suicide et immortalité quantique" de Jean-Paul Delahaye, ou comment devenir riche à tout coup si l'on y croit.
  5. Counterfactuals (1973) ; On the plurality of worlds (1986), traduction française : De la pluralité des mondes (l'Éclat, 2007).
  6. Pour plus de précisions, je renvoie aux articles un peu succincts de Wikipedia et aux ouvrages spécialisés.
  7. Quarantine (1992)
  8. Eon, Eternity & Legacy (1985, 1988 & 1995), tous trois relevant du Cycle de l'Hexamone.
  9. The Amber chronicles, dix volumes de 1970 à 1991, tous chez Denoël.
  10. The World of Tiers (1965-1993), en omnibus à la Découverte.
  11. The Song of Earth (1982-1989), chez Robert Laffont.
  12. Ainsi dans l'Enfant de la science (Beyond this horizon, 1942), comme le rappelle Paul Krugman (voir plus loin) sur son blog.
  13. Certes, d'excellents économistes ont obtenu des prix Nobel mérités pour avoir introduit des variables sociologiques voire psychologiques dans les représentations classiques des comportements économiques, mais il n'est pas établi qu'ils ont réduit par là l'incertitude liée aux prévisions.
  14. The Great crash, 1929 (1955), dans la "Petite bibliothèque Payot" en 1970 pour l'édition française.
  15. Je renverrai ici le lecteur à des ouvrages classiques comme la vénérable Histoire des doctrines économiques de Charles Gide et Charles Rist (1909), récemment rééditée chez Nabu, ou à l'Histoire vivante de la pensée économique de Jean-Marc Daniel (Pearson, 2010).
  16. Voir "Cherchez la justice" par Ivar Ekeland dans Pour la science, décembre 2010.
  17. Voir notamment the Washington post courant octobre 2010 et les extraits cités dans le Courrier international du 28 octobre, p. 55.
  18. Courrier international, op. cit., p. 63 sqq
  19. Il indique que sa vocation lui a été inspirée par la lecture de Fondation d'Isaac Asimov. Il a d'ailleurs publié en juillet 1978 un article significatif, "la Théorie du commerce interstellaire", décrivant l'effet de la théorie de la relativité sur le calcul des taux d'intérêt rendu délicat par la différence des temps relatifs.