Keep Watching the Skies! nº 13-14, juillet-août 1995
Richard Canal : le Cimetière des papillons
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel
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Ce n'est pas tout à fait le roman auquel on pouvait s'attendre de Richard Canal, un des très rares auteurs français qui a toutes les compétences, plus le talent, pour écrire de l'excellente Science-Fiction.
Est-ce à dire que ce roman n'en est pas ? Formellement, c'est de la science-fiction, bien sûr, et c'est publié comme tel. Toutefois, c'est de la science-fiction un peu par défaut, parce qu'il s'en publie si peu dans le contexte français qu'il est facile d'annexer n'importe quoi au champ de la science-fiction. Les univers du livre sont présentés comme des a priori qui ne nécessitent pas d'explication ou d'explicitation, et c'est pourquoi on a parfois l'impression de lire un roman de science-fiction pour jeunes, misant plus sur le merveilleux et l'émerveillement que sur la rationalité logique ou scientifique.
Pourvu d'un fort beau titre, Le Cimetière des papillons est parfaitement indépendant des ouvrages antérieurs de Richard Canal (même si on peut avoir la vague impression qu'il se rattache à l'univers d'Animaméa et des villes-vertige). Il marque tout un virage par rapport à la trilogie constituée de Swap-swap, Ombres blanches et Aube noire, même si un enfant noir au départ y joue un rôle emblématique et sacrificiel.
En même temps, l'histoire renoue avec les univers mous typiques de la SF française. Dans Le Cimetière des papillons, il y a un Maître du Jeu, il y a cinq Joueurs, il y a Shamäyor (le monde des Joueurs), il y a le monde du Jeu et il y a les Kwankaïs capables de naviguer entre certains de ces mondes. Les rapports entre Shamäyor et le monde du Jeu, l'explication des lois différentes qui semblent régir leur réalité respective, la moindre indication quant à ce qui rattache les tout-puissants Kwankaïs à ces mondes, tout manque. Il y a plusieurs plans de réalité ; certains sont en partie les fictions des autres, mais les fictions peuvent aussi se rebeller contre leurs créateurs.
Canal entretisse deux intrigues. D'abord, il y a l'histoire des Joueurs, qui vivent éternellement dans un monde virtuel tandis que leurs corps restent enfermés à la surface de Shamäyor dans des casemates inexpugnables. Mais les habitants de Shamäyor ont trouvé un moyen de retracer à coup sûr les blockhaus mobiles des Joueurs et d'y pénétrer, et ce sont des révolutionnaires qui détiennent ce secret et s'en serviront. Peu à peu, les Joueurs seront remplacés un par un, jusqu'à ce que le Jeu soit transformé par consensus.
Ensuite, il y a l'histoire du monde du Jeu, où l'entropie affectant les objets matériels agit beaucoup plus rapidement que dans l'univers que nous connaissons. Curieusement, cette accélération de l'usure affecte assez peu les êtres humains. Passons… Ce monde baroque combine des villes ponctuelles bâties autour de Sources qui contrecarrent l'action de l'entropie, un Réseau de transports et de communications construit avec un minerai — le tyel — qui résiste au temps, des mines semi-intelligentes qui circulent sous la terre et des chasseurs de mines indépendants. Trois protagonistes correspondent aux factions principales : Uran Thorkeyn est le chef d'une ville dont la Source se tarit, Enrike Guyr est le maître du Réseau qu'il rêve d'étendre à toute la planète sans plus avoir à se soucier des villes, et Anton Warrentz est un démineur jaloux de son indépendance, qui a d'étranges amis et alliés, dont un clown et un enfant noir… Leur monde devient de plus en plus hostile et les machinations des uns et des autres s'entrecroisent, avec, de temps en temps, un petit coup de pouce des mystérieux Kwankaïs dans leurs satellites géostationnaires.
Ainsi, si l'histoire du monde du Jeu, pourtant haute en couleurs et riche d'émotions, n'excite pas au plus haut point l'intérêt du lecteur, c'est qu'elle est trop manipulée. Il y a non seulement les Kwankaïs, les cinq Joueurs et, à travers eux, le Maître du Jeu qui interviennent ostensiblement, mais il y a aussi l'auteur qui se révèle un peu trop visiblement au moment d'orienter l'intrigue. Et, à la fin, il reste des mystères pas tout à fait résolus, comme l'origine des mines DDX, la motivation des Kwankaïs, la raison d'être d'un certain nombre d'éléments fantastiques, etc.
Petit divertissement pour Richard Canal en attendant d'entreprendre un nouveau projet, plus ambitieux ? Je ne sais, mais j'espère qu'il renoncera vite à creuser ce filon, qui a déjà été épuisé ou presque au cours des deux décennies précédentes par les auteurs de SF française.
En tout cas, il s'agit d'une œuvre dont la lecture est agréable et prenante ; c'est la conclusion qui gâche en grande partie ce qui précède en modifiant les règles du Jeu. Si les derniers paragraphes réussissent à sauver partiellement le livre en lui donnant une nouvelle signification, cela donne aussi l'impression d'un plaquage in extremis qui reprend des thèmes chers à Canal mais qui ne s'harmonise pas tout à fait avec le gros du roman.