Keep Watching the Skies! nº 17, février 1996
Maurice Renard : les Vacances de M. Dupont
recueil de Science-Fiction ~ chroniqué par Sébastien Cixous
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Victor Dupont est, selon ses propres termes, un “homme simple”. Personnage effacé, il exerce le commerce à l'enseigne de "Brown & Cie, Machines à coudre et bicyclettes", qui dispose d'une usine à Levallois-Perret. Il mène une vie paisible entièrement organisée autour de son entreprise, logeant dans un petit appartement situé au-dessus du magasin de vente, boulevard de Sébastopol. En réalité, Victor Dupont déteste les engins mécaniques qu'il propose à sa clientèle et seul l'ascendant de son austère associé britannique l'empêche de laisser péricliter l'affaire. Ce passionné d'aviculture aspire au calme de la campagne et profite de l'invitation d'un camarade d'enfance pour obtenir timidement de Brown un congé de six mois.
Abandonnant les vingt-cinq poules, de races différentes et recherchées, que son propriétaire lui permet de nourrir sur la terrasse, Victor Dupont vient s'installer aux Ormes, le domaine du Comte de Gambertin. Là, il constate avec stupéfaction que son vieil ami s'est découvert une passion dévorante pour la paléontologie, qui n'est pas dépourvue de conséquences, puisque des dinosaures se mettent à arpenter la propriété…
Initialement publié en 1905 dans le recueil "Fantômes et fantoches" sous le pseudonyme de Vincent Saint-Vincent, "Les vacances de M. Dupont", pour une mystérieuse raison, n'avaient pas été reprises dans le volume consacré par Francis Lacassin à Maurice Renard (Laffont, coll. Bouquins). Cependant c'est la version parue dans la Vie française, en 1922, que Grama a choisi de présenter ici, considérant avec beaucoup de sagesse qu'il s'agissait du texte définitivement choisi par l'auteur.
On l'aura compris, il est quasiment impossible de parler de ce conte sans établir un lien avec le fameux Parc Jurassique qui a tant défrayé la chronique. Les Vacances de M. Dupont viennent démontrer, avec éclat, que les écrivains d'Outre-Atlantique n'ont pas été les premiers à faire éclore les oeufs de dinosaures. L'idée d'une confrontation entre hommes modernes et créatures antédiluviennes n'est guère récente. Dans "A relic of Pliocene" ("Un survivant de la Préhistoire", 1901, in le Dieu tombé du ciel, 10|18 nº 957, 1975), Jack London mettait un chercheur du Klondike en présence d'un mammouth. Inspirée d'une relation du comte Pierre de Ville, aventurier du Grand-Nord, cette nouvelle reflète à merveille l'engouement de ce début de siècle pour ce que l'on nomme aujourd'hui la cryptozoologie. De nombreux explorateurs relayés par la presse colportèrent des histoires extravagantes à propos d'animaux-reliques. En 1899, un magazine populaire américain alla jusqu'à annoncer qu'un spécimen de mammouth venait d'être capturé en Alaska ! (Il s'agissait bien entendu d'une mystification). Francis Lacassin paraît donc bien imprudent de considérer comme originale l'idée de base de la nouvelle de Jack London. (Voir "Jack London entre le refus rationaliste et la tentation de l'au-delà", préface au recueil le Dieu tombé du ciel, op. cit.)
En 1923, un voyageur anglais du nom de Frank H. Melland attesta dans son livre In witchbound Africa qu'un ptérodactyle s'attaquait aux indigènes du Nord-Ouest de l'actuelle Zambie. Ainsi, le conte de Maurice Renard intitulé "Quand les poules avaient des dents", publié en 1939, qui complète le présent volume, n'avait rien à envier au témoignage de quelques énergumènes réputés sérieux. Dans ce bref récit, le cadavre aux trois-quarts dévoré d'une génisse laisse supposer la survivance d'une archéoptéryx, race intermédiaire entre les reptiles et les oiseaux disparue depuis des millénaires.
Autant souligner que la nouvelle de Renard fit des émules puisque H. G. Wells traita un sujet similaire dans "L'île de l'Aepyornis" et que dans son roman le Peuple du pôle (1907), Charles Derennes imagina la coexistence avec une civilisation issue des sauriens.
En fait, c'est la tentative d'une explication rationnelle qui distingue Les vacances de M. Dupont de textes tels que "Un survivant de la Préhistoire" ou "Quand les poules avaient des dents". En 1923, dans un article rédigé à la demande de Jean Ray pour la revue belge l'Ami des livres, Renard écrivait : « La plupart des romans et des contes parascientifiques présentent, eux aussi, le mérite d'être des instruments d'observation humaine qui, à la lumière insolite des suppositions font ressortir certains reliefs normalement imperceptibles. Mais en quoi le parascientifique se distingue nettement du fantastique, c'est que la fabulation du premier doit, par elle-même, posséder une “valeur”, une valeur rationnelle, être le développement d'une hypothèse et logique et féconde ; tandis que nous ne demandons au second rien de semblable : il nous suffit que le sujet en soit charmant, burlesque ou terrible, et qu'il y ait dessous quelque chose d'humain. »
Que l'explication scientifique soit erronée ne gênait pas Maurice Renard qui avait parfaitement conscience des limites du genre : « (…) qu'est-ce qui distingue le raisonnement merveilleux-scientifique du raisonnement scientifique ? C'est l'introduction volontaire, dans la chaîne des propositions, d'un ou de plusieurs éléments vicieux, de nature à déterminer par la suite, l'apparition de l'être ou de l'objet, ou du merveilleux. (Merveilleux, c'est à dire : qui nous semblent actuellement merveilleux. Car l'avenir peut démontrer que l'élément supposé vicieux ne l'était nullement, et que notre merveilleux scientifique était purement et simplement de la science, involontaire comme la prose de M. Jourdain. (…) ». ("Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l'intelligence du progrès", in le Spectateur nº 6, Oct. 1909)
Le charmant, le burlesque et le terrible sont également au rendez-vous. Comme souvent, Maurice Renard entame son histoire sous l'innocente forme de l'humour. Mais son talent était immense et il avait le secret de faire brusquement naître la peur au simple détour d'un bosquet ou lors d'une nuit orageuse, tout en évitant les effets sanguinolents et les massacres planifiés qui encombrent aujourd'hui la littérature de terreur.
On ne manquera pas de remarquer la singularité des rapports entre Français et Anglais. M. Dupont vit sous la domination de son associé britannique qui a littéralement phagocyté sa personnalité, au point que son patronyme n'apparaît pas sur l'enseigne du magasin. Dupont dit de lui : « Son nom fait bien dans une raison sociale, et sa personne est précieuse à la tête d'une entreprise de commerce. » La nouvelle de Maurice Renard apparaît donc comme une réaction patriotique à l'influence envahissante de nos cousins d'Albion. On se souvient que les héros de Jules Verne étaient anglo-saxons et que le Français y jouait tout au plus le rôle du valet. Ici, non seulement le principal protagoniste est français, mais il vit des aventures extraordinaires dans la France profonde, démontrant que l'exotisme géographique n'est pas une nécessité du genre.
Outre "Les vacances de M. Dupont" et "Quand les poules avaient des dents", ce recueil contient deux autres nouvelles. La première, intitulée "Eux" (1934), présente certaines analogies avec "From beyond" (1920) de H.P. Lovecraft dans sa tentative de percer, grâce à la science, les secrets du monde invisible. Enfin "Sur la planète Mars" explique pourquoi les Martiens ont pris la résolution de nier l'existence des Terriens afin d'assurer leur sécurité. Maurice Renard adresse un clin d'oeil à H. G. Wells et marque un certain recul par rapport aux poncifs du roman d'hypothèse. L'auteur n'a jamais caché sa dette envers le père du Dr. Moreau, mais s'est toujours gardé de sombrer dans l'idolâtrie, portant un regard critique sur l'oeuvre de l'anglais et démontrant à l'occasion qu'un homme invisible aurait été aveugle !
Redécouvrir Maurice Renard aujourd'hui, la portée de ses idées, l'élégance de son écriture, est une nécessité, un devoir moral, mais aussi un plaisir de chaque instant. Dans CyberDreams 04 — autre lecture recommandée —, Francis Valéry écrit très justement : « Il y a hélas toujours des imbéciles pour ne pas comprendre que la SF d'aujourd'hui, littérature collective s'il en est, se nourrit aussi de la science-fiction d'hier (ou d'avant-hier !). Une connaissance profonde (et historique) du genre est aussi indispensable aux auteurs et aux critiques que la capacité de se mettre en phase avec l'état de modernité de notre époque, et à “sentir” le futur en marche ».