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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 21-22 Inner city

Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996

Jean-Marc Ligny : Inner city

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel

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Un tueur rôde dans l'informonde, contrôlé par MAYA à partir d'un siège social en Finlande. À Paris, la psychoriste Kris est lancée par Deckard, responsable de la sécurité des usagers, à la poursuite de ce tueur insaisissable, qui n'est peut-être qu'un fantôme évoqué par un réfugié russe…

Au bout de quelques pages, j'ai eu l'impression de lire un savant mélange de romans antérieurs de Jean-Marc Ligny (Temps blancs chez Denoël, Aqua au Fleuve Noir, et même si je n'ai pas lu Cyberkiller, aussi au FNA, peut-être qu'il y a là un autre rapprochement à effectuer). Même monde désagrégé que dans Temps blancs, avec des scissions semblables entre villes, banlieues et campagnes, mêmes scènes d'émeutes réprimées par la force et l'électronique… Même opposition que dans Aqua entre nantis et pauvres de Paris, mêmes scènes de guerre ultra-moderne, même internationalisme marqué par des présences russe et asiatique, et l'absence de l'Amérique.

Quelque part, j'ai l'impression que c'est un roman qui a des éléments de réponses, mais qui n'a pas trouvé les bonnes questions. Le dénouement qui permet à Kris de découvrir l'amour dans la réalité avec un homme traqué, en rejetant les attractions factices de l'informonde, est annoncé dès les premières pages quand Ligny baptise MAYA (cliquer sur bouddhisme) le réseau omniprésent. Tout un débat ontologique et épistémologique est ainsi esquivé, et faussé par le fait que la virtualité est encore limitée dans sa reproduction de la réalité (ce qui, du moins, a pour avantage de renforcer la vraisemblance de ce monde hyperbranché du vingt-et-unième siècle qui est à nos portes). De ce point de vue, la réalité présentée est un peu statique ; on se demande d'où viennent ces accros de la virtualité, comment ils ont pu grandir sans aucune expérience de la réalité. C'est bien sûr le spectre qu'on agite aujourd'hui, en nous annonçant des générations de jeunes enchaînés à leurs consoles. À partir de quel âge, donc ? Le résultat dépeint dans Inner City est plus caricatural que crédible, et à la rigueur moins intéressant que s'il osait des extrapolations moins ridicules ou éculées (on retrouve entre autres les clichés des usagers de l'informonde qui vivent dans le désordre et la crasse par oubli de la réalité, qui sont des célibataires frustrés sexuellement ou des privilégiés qui peuvent rendre leur réalité aussi riante que la virtualité).

Notons qu'il est aussi symptomatique que Kris redécouvre les joies de la vie loin de la ville, comme si la cité demeurait un lieu de perdition de l'âme, sans offrir le moindre attrait pour le corps. Oui, c'est agréable la campagne en France, la nature, l'effort physique dans un cadre verdoyant, aux vastes panoramas que survolent les Mirages en deçà du plafond qui leur est fixé… Oui, la vie de banlieue est très reposante, là où les rues sont vides ou réservées aux voitures (il n'y a pas qu'en Amérique qu'on trouve des banlieues sans trottoirs pour les piétons). Mais parlons aussi des charmes de la ville, de ses rencontres et de ses collisions — de ses commerces, de sa faune et de sa richesse culturelle. Bref, c'est comme si un pan entier de la réalité était tout à fait invisible pour Jean-Marc Ligny.

Enfin, même s'il parle de la scission entre inners, habitant l' Inner City, et les outers, réfugiés dans Slum City, la “banlieue” à la française (cliquer sur banlieue pour une discussion des sens différents de ce mot au Canada et en Europe), Jean-Marc Ligny se borne à dramatiser les différences et les antagonismes, n'offrant comme dénouement que la grande invasion de l'Inner City par les outers… Un avertissement à la Kassowitz ?

La quatrième de couverture présente Jean-Marc Ligny comme un Parisien “émigré” en Bretagne. Peut-être que l'on comprendrait mieux la situation Paris/France si on changeait de paradigme en redéfinissant la “campagne”, c'est-à-dire tout le reste de la France comme l'équivalent de la “banlieue” américaine et la “banlieue” comme l'équivalent des Inner Cities américaines… Pensez-y : c'est une façon intéressante d'interpréter la France profonde, comme une immense edge city qui n'a plus grand-chose à voir avec la vraie nature…

Bref, il s'agit d'un roman dans la veine cyberpunk, celle que stigmatisait justement Elisabeth Vonarburg récemment en lui reprochant sa vision apocalyptique (et si vendable) du futur. L'action est sans conteste au rendez-vous, car Ligny nous offre un magistral chassé-croisé entre Kris, le tueur de l'informonde, le vidéomateur Hang, l'IA Max et Deckard…

Cependant, les premiers chapitres offrent des visions partielles du problème, c'est-à-dire du mystère central du roman, qui est livré par bribes. J'hésite à dire si c'est la fin du fin de l'art de l'écrivain de l'écrivain de décomposer le nœud de l'intrigue en pièces de casse-tête à recomposer, lui donnant l'apparence d'être plus complexe qu'elle ne l'est vraiment, ou si c'est une simple tactique de diversion. Après tout, la vérité n'est jamais tout à fait cernée par Ligny et sa façon de tordre le cou à ce tueur informatique est plutôt décevante : tout se passe dans les coulisses, alors que le lecteur était en droit de s'attendre à une exploitation un peu plus poussée d'idées accrocheuses.

Enfin, je dois avouer que l'intérêt soudain qui pousse la belle Kris vers le personnage de Hang semble aussi subit qu'artificiel ; l'auteur en a besoin pour son intrigue, on dirait que ça suffit. Notons toutefois une interprétation plus généreuse et plus ironique : dans une certaine mesure, ces dégoûtés de l'informonde se font-ils tous manipuler en partie par Max, l'IA renégate de MAYA ? à quelles fins, dans ce cas ? Eh bien, ça, c'est beaucoup moins clair (une IA partisane du retour à la nature) et peut-être que Max, comme Kris, ne joue qu'un rôle d'utilité voulu par l'auteur pour les besoins de l'histoire. Car on voit mal ce que les manipulations de Max auraient obtenu pour l'IA elle-même…

Ainsi, Inner City est un roman qui ne transcende pas le genre, mais qui vaut par la diversité de ses points de vue et par l'adroit emboîtement de ses intrigues qui font découvrir un monde où se mêlent le virtuel et le réel, la mémoire ensanglantée et le présent qu'on fuit. L'atout principal du livre est la densité du monde qu'il présente, en y joignant un fourmillement d'idées et d'inspirations diverses (la portion de l'intrigue qui concerne Hang et son père est particulièrement bien imaginée et écrite). Peut-être que la France et la Terre ne ressembleront pas à ça au siècle prochain, mais en êtes-vous sûrs ?

Notes

››› Voir en complément la chronique du cycle de Yorg d'Alain le Bussy.