Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996
Alain le Bussy : Djamol de Kîv ~ Jana des couloirs ~ Jorvan de la mer
romans de Science-Fiction ~ chroniqué par Jean-Louis Trudel
Quelle est la différence entre Alain le Bussy et d'autres auteurs dont je parle dans ce numéro, Ligny ou Genefort ? Essentiellement, c'est qu'Alain le Bussy se confine au B.A.-BA de l'écriture de SF — c'est-à-dire à la création d'une histoire — tandis que Ligny ou Genefort stimulent aussi la réflexion et font preuve d'une inventivité certaine. Ainsi, il y avait des idées fortes et originales chez Ligny : cosmonaute isolé dans une station spatiale et qui ne peut communiquer avec la Terre qu'à des intervalles spécifiques, informonde bien structuré, robotisation de l'économie — même si c'est en général tellement poussé à l'extrême que c'en devient caricatural (et résumées en quelques mots, ces idées ne paraissent plus si novatrices). Néanmoins, l'argument sous-jacent de Ligny quant au désengagement d'avec le monde qui caractérise les usagers de l'informonde, à l'exception des privilégiés qui peuvent transformer le monde réel en quelque chose d'aussi attrayant que le monde virtuel (ce qui est une autre forme de désengagement), constitue un avertissement authentiquement science-fictif, sans être neuf, bien sûr.
Chez Genefort, l'imagination s'exerce au niveau de la création de mondes : la flore et la faune qu'il invente pour la planète Felya et pour son univers sont soigneusement décrites jusque dans leur cycle de vie (certaines relèvent, j'en suis persuadé, de la blague écologique, mais passons). De plus, il offre comme argument sous-jacent le schéma classique de la multimondiale qui exploite des miséreux en un lieu éloigné (la planète Felya, presque inhabitable et peu peuplée) pour le bénéfice d'une petite classe de privilégiés — lisez “multinationale”, “pays du Tiers Monde” et “pays développés” et vous aurez compris où ça se dirige. Bon, je ne suis pas convaincu que ce soit une extrapolation intéressante ; sur la Terre, le schéma est reproduit à de nombreuses reprises parce qu'il y a encore des pays pauvres, mais le nombre de ceux-ci est fini et (voir le Japon, voir Hong Kong) l'avantage comparatif salarial tend à disparaître. Si on entrevoit le jour où il n'y aura plus d'écart béant entre les salaires des travailleurs tout autour du monde, la problématique changera. Certaines tendances lourdes font déjà jour dans nos sociétés : les mines que montre Genefort seraient déjà arriérées en 1996. à cause du machinisme, la production de ressources matérielles dans les pays développés exige de moins en moins de monde, mais de plus en plus de spécialistes bien formés. Bref, je crois de plus en plus que l'opposition ultra-classique de Genefort : employeurs contre employés, pourrait fort bien se transformer en une opposition des travailleurs contre les oisifs. Pas original comme réflexion, mais c'est ce que Genefort m'incite à penser (contra Genefort mais peu importe) et c'est mieux que rien.
Ce qui me ramène à Alain le Bussy : le cadre du cycle de Yorg est un monde post-apocalyptique où c'est une “Maladie” transmise par des spores qui a ravagé la population mondiale et fait du globe un désert presque inhabité, à l'exception de quelques bandes isolées redécouvrant la civilisation. (La guerre à l'origine de cette arme biologique est évoquée de façon si brève et si lointaine — surtout dans le premier volume — qu'elle n'incite à aucune réflexion et qu'elle constitue surtout un simple deus ex machina bien commode pour mettre en place un de ces mondes néo-primitifs que le Bussy affectionne.)
Depuis les premières pages du premier livre, le Bussy a introduit un grand nombre de protagonistes, ce qui transforme la lecture de ses trois plus récents volumes en une effarante course à relais, où au bout de quelques pages, il faut reprendre le fil d'une autre narration. Ainsi, dans un certain ordre, on trouve d'abord trois groupes de réfugiés souterrains, le Secret, les Survivants et les éboueurs. Grâce à la cryogénisation, les gens du Secret sont des survivants de la guerre qui a eu lieu six cents ans plus tôt environ ; ils conservent une technologie très avancée. Les Survivants forment une communauté très réglementée dont on n'entend presque pas parler dans ces trois livres ; au lieu d'opter pour le contrôle des naissances, ils se sont condamnés à une lutte de tous les instants contre la faim en travaillant à ouvrir de nouveaux tunnels. Les éboueurs forment un groupe d'humains qui se sont adaptés aux conditions souterraines, au moyen de mutations diverses (dans ces livres, on apprend que certains des éboueurs ont également acquis des pouvoirs paranormaux).
À la surface, suite à des mouvements de population rappelant les migrations de peuples qui, de loin en proche, avaient entraîné l'invasion de l'Empire romain par des peuples germaniques, plusieurs groupes de primitifs ont abouti dans les environs du lac sous lequel se cachent le “Secret”, les Survivants et les éboueurs. D'abord, il y a eu les Yagrr, des chasseurs (voir Jäger en allemand) dont le plus hardi est Yorg, le guerrier éponyme du cycle. Ensuite, il y a les Hommes-du-Vent, des cavaliers qui ont repoussé les Yagrr sur une île du lac avant de s'allier à eux sous la menace des Malahims, mutants à la peau noire. Rork est le meneur de ces hommes blonds qui ont fui les Hommes-Machines qui envahissaient leurs lointaines terres ancestrales à l'est. Les Malahims forment une horde et plusieurs clans, la horde étant placée sous la direction de Mungil-Tou. Les Hommes-Machines sont les Tchings, qui ont constitué un empire panasiatique et qui ont traversé les Ourals. Enfin, il y a les Niepps, une civilisation fluviale primitive mais organisée dont la capitale est la ville de Kîv.
En gros, dans Jana des couloirs, plusieurs groupes convergent sur les rives et îles du lac où habitent Yagrr et Hommes-du-Vent. Il y a Rork et Yorg, à la tête d'un petit groupe de guerriers qui ramènent les chariots sans chevaux qu'ils ont dérobés aux Tchings. Rork et Yorg sont poursuivis par Tza-Feng et ses Gardes Noirs de l'empire des Tchings ; Tza-Feng, qui a des raisons de haïr l'empire, profite de l'occasion — il opérera loin de ses frontières — pour constituer une force d'hommes entièrement à sa dévotion. Dans la même direction voyagent aussi des savants, marchands et guerriers venus de Kîv, car, lors d'un voyage précédent, Yorg leur a révélé les contacts qu'il a eus avec des représentants du Secret. Enfin, la horde de Mungil-Tou se déplace aussi vers le lac. Pendant ce temps, sous terre, le Survivant André participe au voyage d'initiation de quatre jeunes éboueurs, dont Jana, tandis que les scientifiques du Secret continuent à chercher un remède à la Maladie afin de remonter vivre à la surface…
Dans Jana des couloirs, Alain le Bussy entrecroise ces intrigues avec maestria. Un moment, le village des Hommes-du-Vent sera menacé par les Malahims et défendu par l'union de Rork, des armes qu'il ramène de l'empire Tching et des Niepps de Kîv qui se portent à son aide. Pendant ce temps, sous terre, le voyage initiatique d'André et les éboueurs prend fin de façon dramatique, tandis que les chercheurs du Secret entrevoient une solution possible…
Tout ceci confère à Jana des couloirs une tension certaine et le livre se lit d'une traite. Par contre, Jorvan de la mer apparaît plutôt comme une pause que se ménage l'auteur pour relancer l'intrigue dans les volumes suivants. En effet, Yorg a été séparé des siens et, avec deux compagnons (un Tching et un jeune Malahim), il se retrouve à bord d'un antique navire sur l'océan (en dépit de Waterworld, peut-on vraiment imaginer qu'un navire d'avant la guerre résisterait à cinq cents ans de corrosion ?) qui semble remonter au monde d'avant la Maladie. Il y rencontre un télépathe nommé Jorvan qui l'aidera à s'échapper. Entre temps, André atteint la surface et survit en raison d'une immunité naturelle tandis qu'un des jeunes chercheurs du Secret décide de manipuler les événements en envoyant Rork à la recherche de Yorg. Disons que, dans ce livre, transparaît beaucoup plus clairement l'arbitraire des choix des personnages principaux. Pourquoi Rork est-il envoyé à la poursuite de Jorvan ? Sans doute pour qu'ils se rencontrent in extremis dans un volume subséquent. Si les manipulations à plusieurs niveaux sont si populaires dans la science-fiction francophone, cela veut-il dire que les auteurs francophones sont incapables de mener une histoire sans constamment trahir leurs interventions dans l'intrigue ?
Plus à l'est — notons que le Bussy se sert de toute l'Europe pour mettre en scène les aventures de ses personnages — Tza-Feng conclut une alliance avec la horde des Malahims, après avoir battu Mungil-Tou en combat singulier. Il se servira de sa nouvelle armée pour s'en prendre d'abord à la cité de Kîv, qui lui apparaît comme une base acceptable pour une campagne contre l'empire des Tchings. Néanmoins, même si c'est peut-être bien l'intrigue la plus excitante dans Jorvan de la mer, on se demande comment Tza-Feng peut espérer s'en prendre à un empire d'envergure continentale, possesseur d'armes à feu et de véhicules à moteur.
Dans le sixième volume du cycle de Yorg, Djamol de Kîv, Alain le Bussy reste égal à lui-même. Il continue à débiter, tranche par tranche, de la SF d'aventure toujours aussi intéressante et toujours aussi convenue.
Dans ce livre, Yorg et ses compagnons ont échappé à l'empire maritime du Posdon et, avec l'aide de divers cétacés, leur radeau finit par toucher terre ; Rork et ses compagnons font l'objet de ce qui ressemble fort à un enlèvement par des extra-terrestres (ou opéré par d'autres survivants dans le genre du Secret) ; les Survivants et éboueurs qui vivent sous Terre depuis les guerres qui ont mis à la civilisation se disputent à la suite du séisme qui a privé de courant les machines des éboueurs ; le Sophi Lorgan entre en contact avec les gens du Secret dont il convoite la science ; le Tching renégat Tza-Feng et la horde de mutants You-Has qui lui est alliée assiègent la ville de Kîv dont Djamol dirige la défense ; Olivier, seul possesseur au sein des survivants du Secret d'une immunité naturelle à la Maladie, décide de quitter pendant un temps le refuge des siens…
Bref, Alain le Bussy opère au niveau des clichés (et, pire, parfois des banalités). En sautant d'une intrigue à l'autre, dans un livre de 180 pages, il a rarement le temps d'approfondir ses personnages, qui servent surtout à amener l'action là où il le veut. En général, les personnages sont non pas sympathiques mais compréhensibles, car ils pensent très franchement et très directement à leurs propres intérêts. Les hypocrisies et états d'âme des civilisés sont à peu près complètement évacués, à l'exception de quelques ruses et stratagèmes élémentaires, qui apparaissent d'autant plus intelligents que le niveau général des mentalités est bas. L'amitié demeure peut-être la valeur morale la plus exaltée dans ces livres.
Parce que les personnages ont une vie intérieure à peu près inexistante (la seule exception dans Djamol de Kîv, c'est le personnage d'Olivier, qui fait face à un choix véritablement déchirant quand il se découvre une immunité naturelle à la Maladie) et parce que le Bussy se borne à recycler des motifs bien connus de la SF traditionnelle, le lecteur aura l'impression de lire une BD ou de regarder une série à la télé. Toute l'action de ces livres est extérieure, d'abord conditionnée par les dangers que les divers protagonistes affrontent (à part Olivier, la seule autre exception à cette règle est le Sophi Lorgan, en quête des fabuleux savoirs du monde d'avant la Maladie).
Le paradoxe, peut-être, c'est qu'Alain le Bussy apporte une finesse certaine à ces descriptions de personnages primitifs. Il lui arrive de céder à la tentation de la grosse farce, mais il démontre une connaissance du cœur humain qui garantit la vraisemblance minimale de l'action. Mieux encore, il sait rendre évidentes pour ses lecteurs les émotions encore inavouées de ses personnages et c'est sans doute la clé de la popularité de ces livres, outre le fait qu'ils peuvent être passionnants.
Certes, ils sont également agaçants par moments. Le découpage en intrigues parallèles peut ralentir l'action tout comme il peut l'accélérer. Un effet trépidant était obtenu dans Jana des couloirs, mais un effet d'étirement s'impose dans Jorvan de la mer. Après tout, les aventures de Yorg et ses amis à bord du navire de Jorvan se résument à deux péripéties très exactement : une entrevue avec les maîtres du navire et leur truchement, Jorvan ; et une chasse-poursuite dans les entrailles du navire, avec l'aide télépathique de Jorvan, jusqu'à la fuite sur un radeau de débarquement. Il n'y a tout simplement pas la place d'en faire plus.
Alain le Bussy sait ménager ses surprises, mais la crudité de certains effets (les femmes du Secret qui se mettent en tête de faire l'amour à Olivier pour avoir de lui un enfant immunisé, par exemple) n'a d'égale que le caractère convenu de la plupart des coups de théâtre : le lecteur est surpris par les rebondissements, mais jamais par leur nature, qu'il s'agisse d'une tempête en pleine mer, d'une baleine qui vient pousser le radeau de Yorg et ses amis, de Tza-Feng qui adapte des moteurs de voiture à la propulsion de barges, de Djamol qui a recours au feu grégeois pour repousser un assaut de Tza-Feng, des compagnons de Rork qui se font capturer par des êtres supérieurs qui pourraient bien être des extra-terrestres (ils manquaient au tableau, ceux-là !)… En général, donc, du déjà-lu. Je n'ai été agréablement surpris que par les pousses hâtives dont disposent les You-Has et la mise en scène d'incursions ennemies factices par Djamol de Kîv pour faire accepter sa tactique de la terre brûlée. Je salue aussi le soin du détail de l'auteur, qui n'oublie pas que les alphabets de Kîv et du pays de Yorg, beaucoup plus à l'ouest de l'ancienne Europe, seraient différents.
Bref, si on a aimé lire les aventures de Tarzan telles que traduites (mutilées, je me suis laissé dire…) en français, on appréciera sans doute la verve d'Alain le Bussy, jamais en manque d'aventures et fournisseur de lecture tout à fait adéquate pour l'autobus ou le métro.