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Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996

Tim Powers : Date d'expiration

(Expiration date)

roman fantastique ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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J'éprouve à la lecture de ce roman le plaisir tout particulier du retour livresque à des lieux familiers, décrits autant dans leurs recoins et leurs relents que par leurs emblèmes et leurs élans. Date d'expiration se déroule en 1992 à Los Angeles et dans ses banlieues (Long Beach), marquant le retour de Powers tant à son agglomération qu'à son époque d'origine. Retour peut-être préfiguré par l'exotisme modéré du Las Vegas contemporain, décor de Poker d'âmes, qui suivait une série de livres situés en Autriche, en Angleterre, en Suisse, en Italie et dans les Caraïbes, à des époques plus moins reculées. Mais retour néanmoins, puisque le troisième des livres “respectables” de Powers, le Palais du Déviant, avait pour cadre un Los Angeles futur.

Pas un tableau du roman qui ne commence sans notation précise de l'espace — quelle rue, quel trottoir — et du temps, indissociablement lié : souvent les personnages comparent l'état de la ville aujourd'hui et antan. Ainsi Pete Sullivan (sans doute le protagoniste principal) visite sans cesse les sites de ses restaurants jadis favoris, qui ont parcouru tous les degrés sur l'échelle du changement, du maintien obstiné à la destruction pure et simple en passant par le changement d'enseigne ou de propriétaire.

Quand est introduit Neal Obstadt, gros bonnet de la drogue et du cinéma (Hollywood oblige : nous y reviendrons), on apprend que son bureau est du côté de l'intersection de Beverly Glen avec Wilshire Boulevard. Précision creuse pour ceux qui ne connaissent de L.A. que des tessons de séries TV ou de long-métrages, coordonnées en relief pour qui a vécu sur place.

Sur Wilshire, entre Hilgard Avenue et Beverly Glen justement, se dresse (ou se dressaient, tout du moins, au milieu des années 80) une triste théorie de squelettes d'acier de trente étages, épaves laissées par la marée montante d'un rush immobilier à la fin des années 70, brutalement asséchée par les variations des taux d'intérêt. À l'occasion de mes passages dans le quartier, plusieurs fois par semaines à l'époque, j'aimais imaginer les histoires qu'auraient pu vivre les humains inachevés (ou les robots en manque d'assemblage ?) qui devaient se terrer dans ces bâtiments inachevés.

Au-delà de la nécessaire simplification que subit la description d'une personne humaine quand elle doit s'insérer dans une construction dramatique, qu'elle se fasse simple levier d'un retournement ou incarnation d'un trait de caractère, tous les personnages de Date d'expiration sont à des degrés plus ou moins grands des personnes incomplètes, atrophiées. Le cas plus flagrant est celui de Loretta deLarava, productrice de films documentaires qui souffre d'un besoin maladif d'être remarquée par autrui. Mais il y a aussi les jumeaux Pete et Sukie Sullivan, pendant plusieurs années ses électriciens-éclairagistes, avant de s'enfuir de Los Angeles et de ne jamais s'arrêter de courir depuis ; Angelica Elizalde, une psychiatre qui a, elle aussi, fui la ville à la suite du trop grand succès de ses méthodes de sorcellerie thérapeutique ; Sherman Oaks, un manchot amnésique qui s'est choisi le nom du quartier dans lequel il a repris conscience ; et Kootie, qui à l'âge de onze ans n'arrive plus à résoudre le conflit entre le monde de ses copains américains et celui de ses parents, des immigrés indiens qui l'ont élevé dans la perspective d'imiter les mahatma, les “grandes âmes” des siècles passés.

Sans parler de l'assortiment de fantômes et de morts-vivants qui sont le moteur de l'action : le livre démarre par l'éveil du fantôme d'un célèbre inventeur, mais la métropole grouille d'esprits baladeurs, qui arrivent parfois à se matérialiser en absorbant suffisamment de matière. Hélas, les pauvres revenants, auquel il manque un vrai corps, sont au niveau mental plus incomplets encore que les vivants — l'inventeur ressuscité semblant faire exception : mais il avait dû être exceptionnel dans sa vie aussi. Même matérialisés, les fantômes sont incapables de faire autre chose que de traîner dans les rues en mendiant et en répétant tout le temps les mêmes bribes de plaisanterie ou d'imprécation. Ce qui explique le comportement des sans-logis psychotiques que vous pourrez croiser dans les rues américaines…

L'action, je l'ai dit, est lancée par la réapparition sur la scène spirituelle d'un fantôme gigantesque longtemps dissimulé par les parents de Kootie. Or Los Angeles est le siège d'un intense trafic d'esprits en éprouvettes, les malheureux revenants capturés étant destinés à être “mangés” par de riches pervers. Ou des junkies de cette drogue nouvelle. Et Kootie, dépositaire du fantôme, se retrouve cible et proie. Ses poursuivants concurrents sont plus impitoyables les uns que les autres. En parallèle, Pete Sullivan vient agacer dans son antre psychique la redoutable Loretta, pour protéger la mémoire, ou plutôt le fantôme, de son père. La course-poursuite est un schéma qui permet toutes les broderies en matière d'intrigue, et Powers s'est permis, à mon goût, un peu trop de surcharge inutile au niveau de la péripétie. Et on ne retrouvera pas l'époustouflante maîtrise de l'intrigue et du suspense des Voies d'Anubis ou de Sur des mers plus ignorées, même si le roman me paraît plus prenant que Poker d'âmes ou le Poids de son regard, avec ce même dosage d'étrangeté et de violence qui, en privilégiant l'étrangeté malgré l'intensité des rares scènes de violence, éloigne les livres de Powers de la catégorie horror dans laquelle on aurait néanmoins tendance à le classer (il fait même un clin d'œil à Lovecraft). Les fans de SF se consoleront avec la personnalité du héros d'outre-tombe, businessman et bricoleur de génie.

Trop de péripétie, donc, et trop de détail, mais avec quel brio. L'écriture de Powers n'est pas de celles qui se font remarquer, mais la comparaison avec un livre moins bien écrit [1] lu immédiatement après met en évidence un abîme de différence. Les personnages secondaires de Powers sont, eux aussi, admirablement imaginés et décrits, du mendiant motorisé à l'avocat qui rêve de travailler pour Hollywood plutôt qu'à Hollywood en passant par les divers Chicanos croisés par les personnages. On se croirait dans Short cuts (le film de Robert Altman).

Tiens, encore une référence cinématographique : on n'y échappe pas avec cette ville. Altman décrivait la vie d'une série de personnages relativement ordinaires (à la différence des protagonistes d'un autre film à sketeches entremêlés sur fond angelan, Pulp fiction). Powers prend l'industrie cinématographique (et jusqu'à ses icônes les plus kitsch, comme le cimetière de Hollywood) pour toile de fond, tout en donnant de sa ville une image infiniment plus fidèle que celle convoyée par mille et un films et feuilletons. Tout comme les fantômes arrivent à prendre corps (sans passer par l'ectoplasme) par une accrétion d'ordures et d'excréments, Powers crée un étonnant effet de réel en collectionnant des anecdotes dont ne pourrions jamais croire qu'elles appartiennent à notre réalité, mais dont nous ne voyons pas ce qu'elles ont à faire avec la fiction du livre. Et du coup, on finit par se demander. Y a-t-il vraiment des gens qui griffonent des palindromes sur les cendriers des bars pour piéger les revenants ? La méthode Powers d'écriture par accumulation de détails grotesques et apparemment insignifiants fonctionne aussi bien pour fournir la texture du cadre urbain que celle de sa mythologie artificielle. Finalement, il n'est pas si loin de Lovecraft : s'il citait en bibliographie sa version chicana du Necronomicon, je me laisserais sans doute prendre à le demander dans les librairies — ou les botánicas — d'East L.A.

Les botánicas sont des boutiques où l'on trouve le nécessaire pour les désenvoûtements ou les guérisons miraculeuses. Et cent autres gris-gris, de quoi garnir tout un diorama pour le Día de los Muertos. Les superstitions mexicaines sont une version naïve, pittoresque de l'objectification de la vie moderne. Les fantômes mendiants de Powers, pétris de détritus et nourris d'alcool et de capsules ; ses morts qui survivent en hantant leur propre enveloppe corporelle ; sa Loretta deLarava, qui laisse les clés sur sa berline de luxe dans l'espoir qu'on lui fera l'honneur de la voler ; toutes ses pitoyables ombres de la vie normale, cette vie normale qui est l'aspiration majeure de son trio de personnages positifs (Pete/Angelica/ Kootie), tous portent les cicatrices d'une vie qui a perdu son sens en s'abîmant dans la transaction commerciale, dans la marée montante des biens matériels. Expiration Date est un livre que vous n'oublierez pas de sitôt.

Notes

[1] En l'occurrence, Archangel de Mike Conner.