KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jean-Claude Dunyach : Escales 2000

anthologie de Science-Fiction, 1999

chronique par Pascal J. Thomas, 2000

par ailleurs :

La fonction de la série Escales [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] — puisque désormais série il y a, avec Sylvie Denis chargée du millésime 2001 — ne peut pas être, vue la fréquence et la taille des volumes, de se limiter aux textes d'exception. Plutôt de fournir l'équivalent d'une revue : un reflet de la production SF francophone, et un portail d'entrée dans le genre pour le lecteur novice.

Cette deuxième mission est accomplie à la perfection par les appendices du livre (dictionnaire des auteurs, liste d'adresses et conseil aux auteurs novices). Quant à la première, elle signifie qu'Escales — cette fois-ci en tout cas — se fait aussi témoin des évolutions de la SF francophone. Qu'elles plaisent ou non. Et, je l'avoue, elles ne me plaisent pas toujours.

À une exception près (Joëlle Wintrebert, qui du coup fait figure d'ancienne de la bande !), aucun des douze auteurs de ce recueil n'a été publié professionnellement avant les années 80, et deux d'entre eux (Heliot, Najman) publient même leurs premiers textes cette année, dans Escales 2000 ou à peu près en même temps. Les Belmas sont aussi relativement nouveaux venus. Les huit qui restent sont des noms bien connus, pour une raison ou une autre. Avec un étiquetage grossier, disons qu'il y a deux Canadiens (Trudel et Meynard), deux de chez Mnémos (Calvo et Colin), le tandem de CyberDreams (Denis et Valéry), un pilier du Fleuve noir (Genefort), et l'homme-orchestre Gilles Dumay (Thomas Day).

Quid des textes ? Ils se conforment à leur manière à une certaine tradition française de la SF, qui voit le genre plus comme source d'images et d'imagination débridée que comme construction de délires rationnels — ou à tout le moins rationalisés. Cela peut être assumé avec humour et brio, comme le fait David Calvo dans "la Mer des Sargasses", fantaisie échevelée mettant en scène Frank Sinatra et une improbable civilisation lunaire — j'ai pensé à l'Univers en folie de Fredric Brown, même si la voix de l'auteur est bien distincte : Calvo n'est pas aussi concis que Brown. Cela peut prendre la forme d'une sorte de bande dessinée écrite sous forme de nouvelle, ce qu'est à mon sens "les Clans du delta" de Claire et Robert Delmas — j'aimerais voir d'autres textes de la part de gens qui ont l'air actifs et sympathiques ; celui-ci me frappe par l'accumulation des clichés…

Je ne saurais classer "Soldats de sucre" d'Yves Meynard, qui me paraît présenter les qualités de cauchemar impitoyablement logique que l'on associe à des textes marquants de la SF, sans chercher cette fois-ci à donner les clés de la construction de son monde. Poupées et friandises s'affrontent dans les combats de rue d'une guerre sale et très contemporaine : ça pourrait être du Fantastique moderne si c'était un peu plus allégorique, mais c'est vécu de façon très prosaïque, par un soldat du rang qui ne sait pas où il va. Je ne suis pas sûr d'avoir compris non plus où allait le texte une fois que je l'ai achevé, mais il restera une œuvre marquante.

Pour d'autres auteurs, qui prennent en ce sens la suite d'Ayerdhal, la SF, lieu d'enjeux démesurés, est prétexte à rhétorique : grandeur du langage, des noms mêmes des personnages et des tragédies dont ils s'entourent. Bruit, fureur, décors magnifiques et obsession de la mort n'arrivent pas à me faire avaler des intrigues finalement assez rudimentaires, aux ressorts parfois arbitraires (tiens ! Untel est un extraterrestre, d'une race dont on n'avait jamais entendu parler… Tiens ! Untel est télépathe…). Les intrigues simples peuvent être terriblement efficaces quand l'émotion est au rendez-vous. "Fin de transmission", "la Mécanique des profondeurs" et "Frères de larmes", signés ici par Fabrice Colin, Thomas Day et Johan Heliot, sont souvent écrits avec panache et talent, mais pour moi, l'émotion était aux abonnés absents.

L'autre demi-douzaine d'auteurs se coule dans des formes plus familières de la SF. Sylvie Denis et Jean-Louis Trudel sont sans doute ceux qui tirent le mieux leur épingle de ce jeu-là : le deuxième avec "l'Arche de tous les temps" par la démesure des échelles de temps et d'espace qu'il met en jeu — mais l'histoire qu'il raconte m'a laissé un peu sur ma faim —, la première avec "la Nuit des grenouilles" parce qu'elle introduit dans ce qui pourrait n'être qu'un récit policier bien troussé les inquiétudes très personnelles de son personnage (une grenouille… et ce n'est pas drôle). Francis Valéry me déçoit dans "l'Île au bord du monde", un texte qui sent trop l'histoire pour la jeunesse à peine relookée, un peu maniérée. "Les Points de vue d'Europe" de Marie-Pierre Najman donne dans le statique et l'esthétique, comme une caricature glaciale — justement… — de Kim Stanley Robinson.

Enfin, deux pros remplissent leur contrat. Laurent Genefort raconte très bien dans "T'ien-Keou" une histoire sans aspérité — ni grande surprise. Joëlle Wintrebert enfin, dont on espère toujours un retour à la SF, pique d'abord la curiosité du lecteur avec "Imago", mais n'échappe pas à une conclusion qui, replacée dans le contexte de la SF obsédée par le pouvoir et l'arrivisme de la fin des années 70, est finalement trop logique pour être fascinante.

Vous l'aurez remarqué, je manifeste un peu de déception, un peu de tiédeur vis-à-vis de ce recueil. Réaction très personnelle, et sans doute injuste — mon travail salarié m'a empêché de vivre pendant un bon moment, et ce recueil a été victime d'une lecture en pointillé. Plus de la moitié des textes m'ont donné du plaisir de lecture, et tous les auteurs de l'anthologie relèvent avec enthousiasme le défi de la SF et du dépaysement.

À la limite,(1) il serait peut-être temps de se questionner sur ce parti-pris d'exotisme. Il est né d'une réaction envers la SF française de la fin des années 70, celle qui se voulait politique, et qui a projeté une image proche du présent, pessimiste, et sans doute peu commerciale. Pour échapper à cette malédiction, il nous faudrait des planètes et des vaisseaux spatiaux, comme les Américains, n'est-ce pas ? Même si personne ne le dira ainsi, un peu de cet esprit présidait à la création d'Escales sur l'horizon. Mais les Américains eux-mêmes produisent une SF de plus en plus marquée par leur terroir, et située dans un futur proche. Lisez les Year's best science fiction [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] [ 4 ] [ 5 ] compilés par Gardner Dozois. Ou prenez des exemples de textes traduits qui ont figuré dans ces compilations ("We were out of our minds with joy", alias l'Enfance attribuée de David Marusek,(2) ou "Steamship soldier on the information front" de Nancy Kress, publié(3) sous le titre de "l'Âge des raisons"). Et des réussites récentes de la SF francophone ne prennent pas forcément la route des étoiles : voir F.A.U.S.T. [ 1 ] [ 2 ] de… Serge Lehman, ou l'anthologie Futurs antérieurs. Toute mode doit passer.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 35, février 2000


  1. Mot malheureux ; les vétérans des années 80 comprendront de quoi je parle
  2. Le Bélial'/Bifrost & Orion/Étoiles vives, 1999
  3. En supplément du Monde, cet été 1999.

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