Keep Watching the Skies! nº 46, janvier 2003
Sean McMullen : les Âmes dans la grande machine (le Calculeur & les Stratèges)
(Souls in the great machine)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.
McMullen est australien, et ne nous le laissera pas oublier dans ce livre. Nous nous trouvons en Australie, mille cinq cents ans dans notre futur, et depuis longtemps toute technologie fondée sur l'électricité ou le moteur à explosion a disparu — il y a une raison précise, on la découvrira progressivement au cours du livre. Le continent est divisé en principautés, souvent en guerre les unes avec les autres, mais reliées par un réseau de trains à vent — les passagers étant priés de pédaler quand l'atmosphère ne se prête pas au jeu —, et de télégraphe optique. À Rochester, état de taille modeste, mais stratégiquement situé, la bibliothèque a pris une importance surprenante. Administration royale, la bibliothèque est depuis longtemps un centre intellectuel qui rivalise avec l'université, quoique les bibliothécaires se soient sacrément encroûtés dans les traditions dont ils sont si fiers. Mais la nouvelle bibliothécaire en chef, Zarvora, va donner un sérieux coup de pied dans la fourmilière, recrutant une foule de jeunes gens brillants, particulièrement en mathématiques, et redistribuant les ressources humaines de son établissement vers un projet qui prend bientôt une importance stratégique pour le continent tout entier : le Calculor, un ordinateur dont les composants sont des humains réduits en esclavage.
La société future créée par McMullen est influencée par deux autres phénomènes originaux : l'institutionnalisation du duel, avec des règles très précises sur qui a le droit de lancer un défi, et les méthodes de combat (en général au pistolet) ; et l'Appel (the Call), qui frappe de façon irrégulière dans le temps, et plus ou moins souvent selon les zones, et prive les humains, et tous les mammifères supérieurs, de leur libre arbitre, pour les faire marcher vers le Sud jusqu'à épuisement. Ce qui peut souvent se révéler mortel, que ce soit par chute ou par faim et soif dans le désert. Les humains en tant que lemmings — littéralement — voilà une idée de S.-F. qui avait jusqu'à présent été fort peu exploitée. Le duel, par contre, bénéficie d'une aura de fascination malsaine, largement exprimée dans le western ou le roman de cape et d'épée ; et McMullen n'échappe pas à ce travers : les duels qu'il met en scène lui permettent de faire avancer son intrigue, et se terminent presque invariablement par la victoire méritée des plus intelligents. Ce qui est une réduction un peu facile de la réalité ; on aimerait, pour la tension dramatique, qu'elle offre un peu plus de résistance à la volonté autoriale.
Acceptons-le donc : les Âmes dans la grande machine est un roman d'aventures, qui ne se pique pas de philosophie, mais réalise son projet de façon extraordinairement flamboyante. Au début du livre, Lemorel Milderellen, une jeune femme aussi douée pour les mathématiques que mortelle quand elle ajuste ses cibles, arrive à Rochester pour y commencer une nouvelle carrière comme bibliothécaire. Elle deviendra vite la confidente de Zarvora, avant de connaître un sort encore plus exceptionnel, qui lui fera culbuter les royaumes pour construire un empire. Au passage, elle rencontre Darien, une jeune collègue muette mais paradoxalement douée pour les langues, et John Glasken, un étudiant séduisant autant que volage. Nous les suivrons tout au long du roman, pendant plusieurs années au cours desquelles les cartes politiques sont redistribuées, et Zarvora s'attaque au ciel lui-même.
McMullen a une facilité étonnante pour les intrigues et les récits de bataille, mais il crée aussi des personnages mémorables. Presque tous sont des femmes : celles déjà citées, qui sont les moteurs de l'action avec la mystérieuse abbesse Theresla (des peuples nomades du Nord Ouest). Elle forme avec un son frère Ilyire, un fanatique religieux obsédé — négativement — par le sexe, un couple absurde et désopilant. Car McMullen a aussi énormément d'humour, et le don d'écrire des dialogues coupants. Qui font pardonner sa tendance à postuler des fascinations trop commodes, comme celle des esclaves du Calculor pour la mission qu'ils remplissent.
Sa vision de la distribution des rôles entre les sexes est aussi rafraîchissante : alors que les femmes font bouger le monde, les hommes se distinguent surtout par leur rapport au sexe, de la prodigieuse érotomanie de Glasken au refoulement mortifère d'Ilyire. Bref, les Âmes dans la grande machine est comme une version résolument profane et satirique d'un Cantique pour Leibowitz, auquel une brève allusion semble être faite quand un éphémère contact radio est établi avec un correspondant américain, du côté de Denver. Sa lecture, en tout cas, est un plaisir coupable. Vous me direz trois Pater et deux Ave.
Notes
››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 49.