Keep Watching the Skies! nº 48, janvier 2004
Roland C. Wagner : Kali Yuga
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Voici un détail apte à causer la confusion, et donc la joie, de mes amis décortiqueurs de flots historiques divergents, ambigus, et uchroniques : on sait bien que les anticipations du passé, quand elles se risquent à citer des dates et surtout à faire le lien avec l'Histoire déjà connue par l'auteur, se transforment en uchronies de facto — mais inintentionnelles — avec le passage du temps. C'est ce qui est arrivé aux premiers romans de l'Histoire du futur de Roland Wagner, comme le Serpent d'angoisse, qui met en scène l'effondrement des USA au début des années 90 (avec force éclaboussures de psychosphère). Il est des auteurs qui rééditent leurs œuvres en les mettant discrètement à jour — une forme particulièrement désespérée de course contre le temps. Wagner, lui, remet les plats, et les pieds dans lesdits plats, en confirmant en passant au cours de Kali Yuga (situé dans les années 2060) les dates citées dans ses premiers livres. Il va plus loin, en intégrant à son univers fictionnel — dans lequel les Futurs mystères de Paris (les enquêtes de Tem) font suite chronologiquement à l'Histoire du futur proche — les événements d'un roman a priori hors-série, écrit au départ dans le cadre de l'Agence Arkham, univers partagé conçu par Francis Valéry, le Nombril du monde, qui adoptait le positionnement des romans fantastiques : les phénomènes extraordinaires qui s'y produisaient avaient pour cadre notre propre monde, dans lequel ils étaient censés rester cachés, ignorés de la plupart des gens. Dans l'univers de Tem, certes, le Nombril du monde n'est qu'un roman, écrit par son grand-père Richard Montaigu. Mais les œuvres de ce cher Richard, et même sa série du Faisceau Chromatique [1], ont le chic pour refléter avec une étonnante fidélité la réalité de l'univers de Tem. Pauvre Richard Montaigu, il lui manque l'imagination délirant d'un Roland C. Wagner, par exemple ! Cela pose néanmoins un petit problème : l'univers ambiant du Nombril du Monde ressemble quand même pas mal au nôtre au milieu des années 90, avec en particulier bien peu de traces des débordements de la psychosphère, ou de la chute des USA, toutes choses dont on aurait pu penser qu'elles se seraient remarquées. Un tant soit peu.
Arrivés à ce point de recomplication métafictionnelle, les lépidoptères doivent commencer à sérieusement serrer les fesses — qu'ils ont pourtant bien décharnées. Et je dois avouer que dans le roman lui-même, j'ai éprouvé une certaine lassitude à la lecture de l'exégèse diserte des passages pertinents du Nombril du Monde — il y a des nombrils qui ne sont pas perdus pour tout le monde.
Mais, bonne nouvelle, du coup Tem ne remâche plus les mêmes menaces sorties de la psychosphère, et mène une petite enquête qui n'a aucune conséquence sur l'Histoire de l'humanité depuis ses origines — enfin, presque ; le menaçant hominide croqué par Caza en couverture devrait vous mettre la puce à l'oreille. Les choses commencent avec une cliente qui vient proposer à Tem d'enquêter sur le comportement suspect de milliers d'électeurs de la banlieue Sud de Paris, tous dans la même circonscription, qui décident de changer leur lieu d'inscription électorale au soir du premier tour — la loi permettant désormais ce genre de fantaisies. Ça permet à l'auteur de distribuer quelques commentaires politiques bien sentis (voir la Saison de la sorcière, J'ai lu • Millénaires, octobre 2003, pour un roman encore plus ouvertement engagé de l'auteur). Mais Tem est vite entraîné sur la piste d'un mutant fascinateur, et de la fameuse faille dans la psychosphère, quelque part entre Le Plessis-Robinson et Meudon, dont il a déjà été question dans Babaluma.
Court, humoristique et nerveux, doté d'un prologue qui n'a pas grand-chose à voir — mais peu importe, il est à pisser de rire, et on a l'habitude —, ce roman ne devrait pas rester dans les annales comme un des points culminants des Futurs mystères de Paris. Et ne répond guère aux questions laissées ouvertes dans le précédent. Mais après tout, il faut bien que Tem fasse des enquêtes ordinaires, et lucratives, de temps en temps. (Que dites-vous ? Que la même chose s'applique à son père spirituel, en remplaçant le mot "enquête" par le mot "livre" ? Fi de telle médisance !) Et, surprise, c'est pour notre plaisir aussi : libéré de l'autobiographie pathétique qui fournissait le vrai fil rouge de Babaluma, déchargé des obligations de sérieux de l'Odyssée de l'espèce, Kali Yuga remplit avec brio sa mission de distraction.
Notes
[1] Que les béotiens à l'esprit littéral croiront être, comme le Nombril du monde , l'œuvre d'un certain Roland C. Wagner.