Keep Watching the Skies! nº 50, janvier 2005
Johan Heliot : la Lune n'est pas pour nous
roman de Science-Fiction
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Anarchistes et républicains ont fondé sur la Lune, à la fin de la Lune seule le sait, une société libertaire. La collaboration des extraterrestres Ishkiss est précieuse, et leur science permet bien des résurrections. Livré à lui-même, l'Empire français a fini par connaître vers 1918, et non 1870, la défaite contre les Allemands, qui ont fait déménager à Berlin les principaux monuments Parisiens. Dans les années trente, les Nazis prennent le pouvoir en Allemagne, tandis que les Ligues ont installé en France un régime autoritaire, qui collabore avec le vainqueur tout en célébrant le sacrifice des anciens combattants.
Difficile de donner une suite à une œuvre uchronique, surtout aussi radicale sur ce plan-là que pouvait l'être la Lune seule le sait. Heliot ne s'est pas donné la peine d'expliquer en détail les contorsions nécessaires à remettre l'Histoire, quarante ans après son précédent ouvrage, sur une trajectoire bien semblable à celle que nous connaissons — et, le réemploi de personnages historiques étant un plaisir majeur de l'uchronie, de remettre en selle dans des rôles analogues à leurs rôles réels toute une série de personnages comme Léon Blum, Charles Maurras, Robert Brasillach, Joseph Goebbels, Hermann Göring, Adolf Hitler, Heinrich Himmler, et j'en passe. Peut-on donner pour motivation au nazisme, et à son emprise sur toute une nation, la folie orgueilleuse de la victoire plutôt que l'humiliation de la défaite ? Par quel miracle d'élasticité de l'Histoire retrouve-t-on le baron von Richthofen dans la même position d'as de l'aviation de guerre naissante, alors qu'Heliot joue beaucoup, quand cela l'arrange, avec le changement technologique ? (Je pense aux mutilés de guerre français transformés en cyborgs.)
À la limite, le fascisme français paraît ici plus vraisemblable. Dans ses grandes lignes. Mais dans ses détails, il reproduit trop le régime de Vichy, qui s'était appuyé sur des hommes d'origines et de motivations disparates, rassemblés pour la circonstance. Admettons que Pétain et Laval fussent d'emblée taillés pour soutenir un régime dictatorial militariste. Et Maurras, passe encore — quoiqu'on peine à imaginer sa trajectoire, dans la fin xixe réécrite du roman précédent. Mais il est plus surprenant de faire de Jacques Doriot un ministre de l'intérieur fasciste dès 1933 ; à cette époque dans notre monde, c'était encore un élu communiste, peut-être dissident, qui n'avait pas encore entamé sa trajectoire vers l'extrême-droite.
Passons donc ; dans l'optique du roman, tout cela n'est que détail accessoire. Comme le démontre à l'envie le dictionnaire placé en fin de volume, destiné à rendre quelques repères sur l'Histoire (réelle) au lecteur qui en manquerait, ce sont les personnalités artistiques et scientifiques qui l'intéressent le plus. Jules Verne et Victor Hugo étaient en tête d'affiche du premier volume ? Cette fois-ci, ce seront Albert Londres et Léo Malet. Avec en prime quelques génies plus ou moins diaboliques au service des Nazis ; on n'est pas surpris de la présence d'Oberth et von Braun1, mais le plus extraordinaire est ce Konrad Zuse, pionnier de l'informatique dont j'ignorais la (réelle) existence, et sa machine (imaginaire) dont les mémoires ont pour support des pellicules de cinéma !
Le cinéma, voilà la nouveauté par rapport au xixe siècle, et ce à quoi tient visiblement Heliot. Gabin, Fresnay, et autres Carette sont convoqués à un festival à Germania (nouveau nom de la capitale du Reich), et nos héros se glissent à leur suite lors de la troisième partie. Par sa taille et sa situation, elle fait figure de pivot d'un livre dont l'action est découpée en épisodes relativement espacés. Malgré l'imposante galerie de personnages, malgré l'intrigue un peu décousue, il faut dire que le roman se lit très bien, porté par une écriture efficace, relevée d'humour, mais surtout inspirée de celle de la littérature d'aventure. Au-delà des références historico-politiques, j'ai senti affleurer des réminiscences, par exemple, du Secret de ‘l'Espadon’ d'Edgar P. Jacobs (la myriade de fusées alignées sur un plateau tibétain, la tour Eiffel brisée sur fond de flammes). Et au total, nous avons ici un roman moins analytique, moins littéraire que son prédécesseur. Peut-être parce que l'auteur s'est laissé enivrer par le capital d'imaginaire de tous les délires pseudo-scientifiques qu'ont entretenus divers illuminés proches de la hiérarchie nazie. Heliot les réalise tous, ou presque, dans le cours de son roman, ce qui nous vaut ce duel final et très cinématographique entre soucoupe volante et chasseur à réaction ; mais l'intrigue du livre semble succomber au charme vénéneux de l'insanité haute en couleur des hitlériens, qui écrase une bonne partie de l'œuvre par son intensité dramatique. Par contraste, les sympathiques anarcho-socialistes apparaissent bien gris et bien benoîts.
La Lune n'est pas pour nous pourrait avoir échappé aux bonnes intentions (politiques) de son auteur. Mais, c'est l'essentiel, est un livre furieusement distrayant, et qui sera lu.
→ lire par ailleurs dans KWS
Notes
- Ni de celle de Leni Riefenstahl ; on se retrouve là en bonne compagnie, celle qui avait servi avec éclat dans l'excellente nouvelle parue dans Noirs complots.↑