Keep Watching the Skies! nº 52, novembre 2005
Valerio Evangelisti : le Château d'Eymerich
(il Castello di Eymerich)
roman de Science-Fiction et de Fantasy
Nous sommes en 1369. Bertrand Du Guesclin est venu se mêler du conflit dynastique qui oppose en Castille Éric de Trastamara et le roi légitime, Pierre le Cruel. Ce dernier est réduit à un seul château dans lequel il est assiégé, à Montiel. Et ce château à l'architecture pour le moins étrange, construit quelques décennies auparavant par des Juifs cabalistes, recèle son comptant de démons et d'horreurs.
Appelé par Pierre le Cruel, l'inquisiteur d'Aragon, notre ami (enfin…) Nicolas Eymerich arrive pour enquêter, accompagné de Gallus de Neuhaus. Ce collègue plus âgé s'est taillé une réputation de sadisme dans sa Bohême d'origine. Ce n'est que le premier d'une galerie de personnages plus ou moins effrayants, plus ou moins grotesques, que va découvrir notre enquêteur : le rabbin Ha-Levy, ministre des finances de Pierre, sa fille Myriam (vieille connaissance d'Eymerich), Ramón de Tàrrega, Dominicain catalan défroqué devenu nécromancien, Éric, demi-frère de Pierre et tout aussi fou et cruel que lui, le curé du village niché dans le château, grand susciteur de pogroms, la capiteuse et mystérieuse maîtresse du roi…
À la différence de la plupart des romans de la série, celui-ci, le septième, s'en tient, pour l'essentiel, à l'unique fil narratif situé en 1369. On trouve quelques plongées dans le passé (qui servent à expliquer, peu à peu, les racines de l'envoûtement qui pèse sur Montiel) ; et quelques coups d'œil sur un futur qui se déroule, en fait, pendant la seconde guerre mondiale, dans le camp de travail (et d'extermination) de Dora, lieu de réalisation des V-2. Nettement moins complexe et attirant, donc que les romans qui demeurent les sommets de la série, comme Cherudek (cinquième de la série), ou le huitième et dernier en date de la série, Mater terribilis. Ici l'enquête d'Eymerich — certes plus développée que dans des romans du début comme les Chaînes d'Eymerich ou le Mystère de l'inquisiteur Eymerich — est relativement linéaire, sans surprise majeure, et compliquée seulement par le nombre des acteurs. On sent, encore, un parfum du Nom de la rose : le château de Montiel, avec son architecture nécromancienne, est le vrai héros du livre, et ses habitants ne font, finalement, que le servir. On ne sera pas surpris que la conclusion du roman voie l'effondrement total de l'édifice maudit. Quant à l'argument fantastique, le lecteur vétéran du genre aura vite repéré les clins d'œil au golem, et à son alter ego électrique, le monstre de Frankenstein.
Pourtant le livre trouve son souffle dans le dernier tiers. Plus que les affreuses merveilles découvertes par Eymerich dans les tréfonds du labyrinthe de cavernes dissimulées sous le château de Montiel, c'est la lutte de notre inquisiteur contre lui-même qui m'a fasciné. Contre lui-même, ou plutôt contre le maître qui l'a fait naître au monde — rappelez-vous qu'Eymerich fait commencer sa vie à son entrée dans les ordres —, le vieux Dominicain de Gérone, Dalmau Moner. À propos d'âge, on remarquera aussi que c'est — pour le moment ! —, dans ce roman qu'Eymerich est présenté à l'âge le plus avancé (quarante-neuf ans)… mais l'Histoire nous apprend qu'il a vécu trente ans de plus, le champ est encore grand ouvert pour Evangelisti.
Eymerich — outre les insectes, l'humidité, toute forme de douceur et de paresse — se connaît un ennemi majeur : la femme. Et la chair tentatrice. J'avais, dans ma chronique de Mater terribilis, signalé l'irruption de l'activité sexuelle du protagoniste dans la geste eymerichienne ; elle s'était déjà produite, je le découvre, dans le présent volume. Comme chaque fois, au grand dam de l'intéressé. Et dans ce livre-ci, de façon remarquable. Myriam est une jeune juive qu'Eymerich a déjà connue, et soumise à la question, en Aragon. Ce qui n'empêche pas celle-ci, tout en défendant sa religion, d'être amoureuse de l'inquisiteur. On regrette de ne pas avoir un aperçu des motivations d'un personnage qui finit par sembler se complaire dans le masochisme. Tant pis, on se contentera de noter que l'amour masochiste n'est pas un phénomène inconnu ; et que l'amour, de toute façon, dans le point de vue du roman qui coïncide avec celui de Nicolas le Terrible, est chose totalement étrangère. Ce qui n'empêche pas Eymerich de manifester des faiblesses suspectes, et de protéger plus qu'à son tour, croit-on, les Juifs de leurs agresseurs ivres de sang. Il a pour cette dernière attitude une justification pleinement en accord avec ses fonctions : l'Inquisition a toujours voulu écraser les ennemis de sa foi, mais seulement au terme d'un processus de découverte et de preuve qui permette une pleine certitude… selon les critères de l'époque, entendons-nous bien (c'était déjà leur attitude vis-à-vis de leurs premières proies désignées, les Cathares du Languedoc, un siècle avant Eymerich).
Evangelisti l'a déjà fait remarquer dans des entretiens : même s'il a voulu créer, par défi, un héros haïssable, on se laisse aller à s'identifier à sa passion de comprendre, et ses adversaires sont encore, souvent, bien plus méprisables que lui. Mais les rapports personnels de Nicolas avec Myriam sont beaucoup plus troubles, et ses hésitations, l'ombre du doute qui l'effleure, produisent tout le suspense du livre : Eymerich deviendrait-il humain ?
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