Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 53 Blanche et Marie

Keep Watching the Skies! nº 53, mai 2006

Per Olov Enquist : Blanche et Marie

(Boken om Blanche och Marie)

roman de Science-Fiction qui s'ignore

 chercher ce livre sur amazon.fr

chronique par Éric Vial

Il pourrait sembler difficile d'affirmer que c'est de la S.-F. On ne l'affirmera d'ailleurs pas. Mais c'est bien une fiction à fond ou à décor scientifique. Et plus ou moins peudo-scientifique en prime. Inscrite dans l'avant-1914 du steampunk. Avec au moins un élément que l'on verrait bien dessiné par Tardi. Et il se peut que ce qu'il y a de plus contestable dans le livre en fasse même une uchronie partielle, mais c'est sans doute là une réaction de prof d'histoire maniant trop le stylo rouge.

L'une des deux héroïnes éponymes est fort connue, et dans le domaine scientifique, l'autre “un peu” moins. Marie, c'est Maria Skłodowska-Curie, double prix Nobel. On est du côté de la découverte de la radioactivité, récit bien connu. Et du côté d'un scandale un peu plus oublié, parce que pas racontable dans la Bibliothèque Verte, lié à la révélation de la liaison de Marie, une fois veuve, avec le physicien Paul Langevin, toujours marié lui. Blanche, c'est Blanche Wittman, supposée assistante de Marie et morte comme elle victime de la radioactivité, mais plus vite, après des péripéties spectaculaires, amputation successive de deux jambes et du bras gauche, d'où un déplacement donc dans une petite caisse à roulettes. C'est ici que l'on pourrait retrouver Tardi. Avant d'être supposée travailler pour Marie, elle avait été internée à la Salpêtrière, et servi de cobaye à Charcot, ou de médium dans ses séances publiques scientifico-mondaines, d'où une unique représentation d'elle, dans un tableau assez connu.

On est bien du côté d'une science discutable, tout à fait sérieusement reconnue en son temps mais quelque peu tombée en désuétude. Avec des éléments de roman gothique, ou de feuilleton noir, quand est décrite la Salpétrière d'avant Charcot, ou de ses débuts, gigantesque asile féminin rempli en fonction de considérations sur la maladie mentale qui laisseraient de nos jours quelque peu perplexe. Le tout circule bien près des eaux du steampunk, y compris dans le soin mis à convoquer des personnages célèbres à titre d'utilités, Sigmund Freud, Albert Einstein, Mrs. Pankhurst, la féministe britannique, ou Jane Avril, danseuse peinte par Toulouse-Lautrec et elle aussi un temps enfermée à la Salpétrière. Tout cela pourrait au total intéresser les lecteurs de KWS.

Reste que c'est de la littérature générale. “Légitime”. “Blanche” (!). Peut-être surtout dans ses défauts. Blanche, la médium supposée devenue assistante, aurait laissé trois carnets aux couvertures de différentes couleurs, que l'auteur parcourt l'un après l'autre. De plus en plus vite d'ailleurs. Et se mêlent ainsi les destinées des deux femmes. Destinées à la fois historiques et fictionnelles. Destinées aussi, on l'a dit, bien liées à la science.

Plus des considérations autobiographiques qui nous déplacent brutalement du Paris d'avant 1914 jusqu'au nord de la Suède durant la seconde guerre mondiale, dans ce que de mauvais esprits pourraient peut-être assimiler à des bouffées de nombrilisme chez un écrivain reconnu, tant elles arrivent comme un cheveu sur la soupe. Il suffit sans doute d'affirmer impavide que la juxtaposition fait sens, mais le lecteur est tout de même en droit de se montrer sceptique. Bon, on va dire que cela fait “littérature”. Cela permet peut-être même de passer sur un style — ou une traduction ? Traduire du suédois ne doit pas être tout à fait de la tarte, ni les traducteurs se bousculer au portillon — où se mêlent platitudes, répétitions et surlignements aboutissant à des effets lourdingues. Il faut bien supposer que cela permet de passer là-dessus, car la critique “sérieuse” est élogieuse. Je pense ici au compte rendu du Monde, journal où Jacques Baudou se trouve parfois en assez médiocre compagnie dans les pages culturelles, tant on y vénère les valeurs d'établissement — “parfois” : il y a aussi du compétent, de l'intelligent, du brillant, Dagen et d'autres ; sont-ils majoritaires ? Un compte rendu y est paru dans le numéro du 5 janvier 2006. On y évoque « La nature de l'amour, celle du courage ou celle du mal — autant de mystères face auxquels la science reste muette. La littérature, la vraie, veut absolument les approcher, à défaut de pouvoir les résoudre. ». Il faut avouer que l'auteur dit effectivement, à plusieurs reprises, qu'il va parler, qu'il parle, même, de la nature de l'amour, de l'attachement. Qu'il le fasse vraiment, on peut en douter, mais certes il décrit ou plutôt il note des cas de figure. Nombreux. Divers. Avec des degrés et des modalités variés. Mais c'est un peu léger tout de même pour « approcher le noyau de l'âme, en quelque sorte » comme dit la critique de service. Qui cause bien, croit-elle.

Cela dit, on peut retrouver la Science-Fiction. Ou l'uchronie. Ou le steampunk. Ou ce qui fait que ce n'en est pas. Et que donc ça plaît aux gens sérieux. Avec d'abord le rapport à la science. Peut-être est-il significatif qu'est davantage développé ce qui est largement controuvé, ou dépassé, mais si-profondément-humain-n'est-ce-pas : Charcot, l'hypnose, les ectoplasmes, le croisement entre la médecine et le music-hall. En tout cas, le discours global permet à la critique — toujours la même — d'écrire que « contrairement aux scientifiques de ce xxe siècle, Enquist ne prétend évidemment pas apporter la solution unique » ce qui me semble une assez curieuse conception de la science et des scientifiques. Mais ça plaît bien. Jouer avec des théories dépassées plaît aussi dans le steampunk, c'est vrai, mais il y a alors une dimension ludique qui semble assez absente dans le roman d'Enquist. Pour le reste, la science est dangereuse, point final et rompez.

L'Histoire n'est pas tellement mieux lotie. La critique peut s'esbaudir parce que les événements sont observés « naturellement, sous un angle différent de celui qu'a privilégié l'histoire officielle ». J'aimerais bien que l'on m'explique ce qu'est cette Histoire “officielle”, à quelques tentatives législatives près, qui ont tout de même fini par faire ces derniers mois des clapotis, et qui ne me semblent guère avoir concerné les personnages et les événements utilisés ici. D'autant que l'auteur-narrateur simule bel et bien, au moins en partie, une démarche d'historien, à partir de sources mi-réelles (peu), mi-imaginaires (l'essentiel), qu'il parcourt, auxquelles il réagit, etc. Qu'il s'attache aux relations amoureuses entre ses personnages ne le distingue même guère, l'historien ne le faisant en général pas parfois par pudeur, mais plutôt en réalité faute de sources, et parce qu'il envisage souvent les choses non sous un autre angle, mais à une autre échelle, faisant assez souvent dans la fresque plus que dans le portrait — sauf bien entendu quand il s'agit de biographie… Or c'est bien de cela qu'il est question : deux biographies ou plutôt deux parties de biographies, croisées, avec quelques annexes et diverticules. Qu'il écrit en imaginant beaucoup, ce qui est tout à fait son rôle de romancier. Même sur des personnages connus. C'est ce que faisait Dumas avec quelques rois et cardinaux, et il n'était pas le premier. Si le propos était moins individuel et psychologique, on expliquerait sans problème qu'il s'agit d'histoire secrète, genre très vaguement cousin de l'uchronie.

Et s'il y a un point sur lequel l'auteur n'est pas attaquable, c'est bien sa capacité à faire passer du réel à l'imaginaire, à mêler les éléments avérés et ses propres conjectures — l'utilisation de sources inventées en est d'ailleurs un moyen efficace. Ca marche tellement bien que la critique du Monde — encore elle, toujours elle, désolé, je ne la connais pas et ce n'est en rien une affaire personnelle — cite comme exemple de mélange et d'invention le fait que « Marie elle-même […] aurait été une amoureuse éperdue, deux fois brisée ». Pour le mot "éperdue", l'historien ne jugera sans doute pas, et cela relève des choix légitimes du romancier. Pour les brisures, on sait que la mort accidentelle de son mari, dans un accident de la circulation d'avant l'automobile, l'éprouva très durement, et on imagine assez le choc du scandale qui mit fin à sa relation avec Langevin. Rien donc qu'un historien ne peut dire dès lors qu'il n'écrit pas ad usum delphini, pour la "Bibliothèque verte" plus haut citée. Une recherche assez brève peut en convaincre.

Reste ce qui peut fâcher. L'uchronie inavouée. La distance entre les faits vérifiables et ce qui est raconté, dès lorsqu'il s'agit de faits fort publics. Cette distance ne devrait pas effaroucher l'amateur de Science-Fiction. Après tout, cela relève, et là fort directement, de l'uchronie. Mais l'uchronie est en général volontaire et doit être perçue comme telle par le lecteur. Or on peut considérer qu'ici, même si elle est marginale, elle n'est en aucune façon avouée. À lire le roman, Marie Curie est en butte à une terrible campagne de presse, juste au moment où elle va recevoir son second prix Nobel, à cause des relations avec Paul Langevin, dont il a déjà été question. Cette campagne est fondamentalement xénophobe et demande l'expulsion de l'“étrangère” venue briser un ménage français. Ceci avec tous les trémolos et les emphases qui préparent la grande boucherie de 1914. Cela correspond bien à la réalité. Et ce sont bien les battus de l'affaire Dreyfus qui essaient de se venger, comme ils l'essaient ensuite sur une beaucoup plus grande échelle en 1914 (mais la démocratie républicaine tient), et en 1940 (avec cette fois plus de réussite). Bien. Mais à la lecture, on a l'impression d'une vague unanime, d'un concert compact, d'une presse parlant d'une seule voix, d'une France toute xénophobe unie dans son délire rageur. Puis il est question de trois ans de fuite, avec au début la “presse française” qui “insinue” telle ou telle chose : et ou la syntaxe n'existe plus, ou cette presse est donnée pour unanime. Compacte. Ce qui est peu plausible. Et carrément faux — il y eut même au moins un duel entre journalistes autour de cette histoire, après une algarade entre gens d'un journal ignoré de l'auteur et un responsable d'une des deux feuilles d'extrême-droite sur lesquelles il s'appuie d'abondance. Bref cela suppose une France uchronique. Sans le dire. Sans le savoir peut-être.

Bref, on se prend à rêver de ce que Xavier Mauméjean, par exemple, aurait fait avec les mêmes matériaux de départ. Et à se demander, étant donné que le livre a été fort bien reçu, si la littérature générale n'est pas irrémédiablement une sous-littérature, même si elle est capable de fournir quelques idées.