Keep Watching the Skies! nº 55, novembre 2006
Pierre-André Taguieff : la Foire aux illuminés : ésotérisme, théorie du complot, extrémisme
rédactionnel
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Sous un titre tout à fait explicite, c'est en quelque sorte une arrière-conséquence du Da Vinci code. Mais inscrite dans la continuité des travaux universitaires et médiatiques de P.A. Taguieff. Et, ce qui nous intéresse ici, avec moult références peu amènes à la S.-F.
Côté sérieux on trouvera des choses intéressantes, et si elles ne sont pas vraiment nouvelles ; elles procèdent de travaux antérieurs du même auteur sur divers délires, en particulier sur les Protocoles des sages de Sion, faux antisémite qui a serpenté au long du xxe siècle de la Russie tsariste aux dictatures moyen-orientales en passant par l'extrême-droite occidentale, Ou sur les délires interprétatifs d'ennemis de 1789 prompts à voir dans la révolution un complot maçonnique, et qui eurent de longues heures de gloire intellectuelle, comme l'abbé Barruel. Plus l'affaire Léo Taxil, ce franc-maçon “défroqué” de la Belle Époque, qui prétendit révéler des secrets sataniques, bénéficia de la bruyante publicité de l'épiscopat, eut un succès fou, délira joyeusement puis révéla la supercherie. Ou les liens entre la théorie du complot et la paranoïa de Louis-Ferdinand Céline. Ou l'analyse de la variété des courants de l'extrême-droite. Ou quelques rosseries sur des dérapages caractérisés de l'altermondialisme. S'y ajoute, et c'est sans doute le gros de l'affaire, l'histoire détaillée du mythe des illuminati, où on retrouve le best-seller de Dan Brown : un peu pagailleux, mais fort intéressant, encore que l'on puisse regretter que n'ait pas été creusé le lien avec les anti-Lumières, c'est-à-dire tout le discours d'hostilité à la modernité intellectuelle explosant au xviiie siècle : le lien avec les illuminati est tout à fait réel…
Sur ces bases analytiques et éminemment honorables, se greffe une charge contre les spiritualités parallèles, les parasciences et autres new-ageries. Auxquelles sont agglomérées l'ufologie et quelques autres plaisanteries susceptibles de nous rapprocher de la S.-F. par ses pires fréquentations. Les choses commencent d'ailleurs à se gâter. Avec quelques contradictions internes ; on peut par exemple se demander s'il est bien sérieux d'une part de défendre les religions traditionnelles, catholicisme en tête, dont les difficultés feraient le lit des spiritualités parallèles précédemment évoquées et des dérives sectaires afférentes, et d'autre part de s'inquiéter, entre horoscopes et magnétiseurs, de ce que cinquante-neuf pour cent des Français, selon un sondage, pensent que “quelque chose” subsiste après la mort : il est vrai que le mélange entre admiration pour l'encadrement social fourni par les religions et refus de toute croyance métaphysique a des précédents, par exemple un certain Charles Maurras, mais même si P. A. Taguieff cite avec sympathie son compère Henri Massis, il n'est pas certain qu'il apprécierait davantage la mise en évidence de ce voisinage que l'amateur de S.-F. n'apprécie l'amalgame avec l'ufologie. On peut également pointer quelques cafouillages liés à l'absolue nécessité médiatique du catastrophisme ; ainsi, un intéressant rapprochement est opéré, pour ce qui est de l'ésotérisme et autres carabistouilles, entre le succès public de la pseudo-vulgarisation dans les années 1960 (revue Planète, collection "l'Aventure mystérieuse" chez J'ai lu, etc.) et celui de romans tournant sur les mêmes thèmes depuis les années 1980 et bien entendu jusqu'à Dan Brown… la conclusion logique de ce passage du discours pseudo-scientifique à la fiction se donnant comme telle pourrait être que le niveau de crédulité a baissé ; mais les conclusions optimistes ne sont guère vendeuses, et il importe de donner au lecteur la satisfaisante impression que ses contemporains sont dans leur immense majorité des crétins, d'où des conclusions implicites pour le moins différentes.
Et puis il y a la S.-F. Non que P. A. Taguieff la connaisse. Mais il en parle. Il souligne les liens avec ce qu'il pourfend. Avec quelques approximations. Il explique ainsi que « la conquête de l'espace et le succès de la Science-Fiction ont probablement favorisé les croyances “soucoupistes” et plus largement ufologiques », alors que les chronologies de l'ufologie et de la plus grande médiatisation de l'astronautique (en gros de Spoutnik à Apollo) sont plus complémentaires que corrélées, que celle de la S.-F., qui varie en particulier de part et d'autre de l'Atlantique, risque d'être encore tout autre chose… Par ailleurs, l'auteur ajoute un solide amalgame entre ufologie, discours sur les enlèvements par les soucoupes volantes, et une “Science-Fiction d'épouvante”, affirmation réitérée (aux pages 198 et 363, si l'on veut de la précision) mais pour laquelle il se garde bien de donner des exemples, sauf à un autre endroit, à propos d'autre chose, et il s'agit alors de la Guerre des mondes, celle de Spielberg et non celle de Wells, précisons-le. L'amalgame se fait quelque peu diffamatoire quand il est expliqué que la frontière entre la fiction ésotérique et la S.-F. est floue, comme avec les phénomènes sectaires et avec el néo-nazisme : de frontière floue en frontière floue, c'est définir un continuum des plus nauséabonds.
Il faudrait savoir ce que l'auteur connaît de la S.-F. Du moins comme littérature. Pas grand-chose, selon toute vraisemblance. Sa bibliographie cite Asimov : un ouvrage sur les “civilisations disparues”, le cycle de Fondation, l'autobiographie. Fondation permet d'affirmer que « la Science-Fiction n'a cessé de tourner sur le thème d'une maîtrise de l'avenir », généralisation pour le moins osée. S'y ajoutent Lovecraft et Jimmy Guieu. Et c'est à peu près tout. Choix éclectique, mais peut-être pas tout à fait significatif. Il y ajoute, illuminati obligent, la trilogie déjantée de Robert Shea et Robert Anton Wilson, parue en 1975 aux États-Unis, trouvable un moment en France dans une collection aussi éphémère qu'hétérogène. Il semble la prendre autant au premier degré que le firent quelques crétins, qu'il pourfend d'ailleurs. Cela dit, les lacunes de P. A. Taguieff, bien excusables au regard de l'immensité de ses connaissances dans d'autres domaines, ne seraient pas gênantes s'il ne voulait à toute force parler de ce qu'il ne connaît pas, ou mal, ou de septième main. Avec quelquefois des effets burlesques, quand une méconnaissance bien compréhensible se mélange avec une utilisation imprudente de la méthode de l'amalgame : ainsi, il repère un personnage appelé Radcliffe dans Anges et démons de Dan Brown, et explique que c'est un message, que l'auteur joue avec le feu, qu'il renvoie eu plus important précurseur des Protocoles des sages de Sion déjà évoqués, un roman diffusé à la fin du xixe siècle et attribué à un certain John Readcliff, Readclif ou Retcliffe, en oubliant tout simplement d'au moins écarter l'hypothèse banale d'une référence à Ann Radcliff, dont l'Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs et d'autres romans sont, à la fin du xviiie siècle, à l'origine du roman noir. On la rencontre en France dans des dictionnaires de tonnage très moyen — et accessoirement dans un poème de Théophile Gautier —, et elle est beaucoup plus connue encore des anglosaxophones, et l'on voit mal Dan Brown l'ignorer. Ce n'est qu'un exemple d'approximation.
P.A. Taguieff connaît manifestement davantage le cinéma de S.-F. Peut-être à travers les émissions critico-publicitaires des chaînes hertziennes. Et il connaît les X-files. Ou en a entendu parler. Et fait une fixation sur ce feuilleton. Contre serait au demeurant plus exact. En ignorant d'ailleurs totalement les autres séries de S.-F. qui peuvent avoir occupé les petits écrans, mais c'est là une autre histoire. Côté cinéma, les raccourcis sont parfois vertigineux. Ainsi, à propos de Spielberg, il est question de « la revisitation du Fantastique et du récit d'épouvante avec la Guerre des mondes (2005) — après Minority report (2002) », ce qui, en vrac, évacue Wells et la thématique des massacres coloniaux sous-tendant son roman, et amalgame au Fantastique le film inspiré de Dick, qui fonctionne sur les structures du Policier traditionnel, même si c'est dans un cadre futuriste, et à partir d'une vraie “idée S.-F.”. On explique aussi que la Guerre des étoiles représente un élargissement de l'imaginaire conspirationniste au complot “intergalactique” ce qui est prendre le film bien au sérieux, même si les derniers épisodes tournés parlent effectivement de politique, de renforcement abusif de l'exécutif par le biais de la guerre, et autres thèmes classiques de la politologie américaine, même non “complotiste”, peut-être remis au goût du jour ces dernières années. Enfin, cerise sur le gâteau, Men in black est pris au premier degré, mis sur le même plan que le soucoupisme de feu Jimmy Guieu, avec toutefois cette concession : « l'humour du réalisateur permet une mise à distance des motifs d'épouvante » : peut-être peut-on tourner les choses de façon positive, en soulignant chez P. A. Taguieff un art consommé de la litote. Ou noter que sa façon de prendre les choses au premier degré n'est peut-être pas isolée, et que, parmi les spectateurs, certains ne sont pas non plus capables de distinguer entre jeu fictionnel et réalité, ce qui est bien dommage : mais son raisonnement a-t-il pour autant davantage de validité que celui d'un plaisantin qui remarquerait qu'il parle beaucoup des Protocoles des sages de Sion (c'est sa spécialité, il a étudié ce faux grossier et ses usages avec autant de minutie que de brio), que cela peut donner à des esprits faibles l'envie d'aller lire ce texte, et peut-être malgré lui de le prendre au sérieux, d'où l'on conclurait que P. A. Taguieff est un vecteur potentiel de l'antisémitisme : raisonnement étymologiquement controuvé, bien entendu, mais peut-être pas tellement plus que certains des siens propres.
Le mélange d'amalgame, de méconnaissance, de généralisation à partir de trois exemples, etc., n'aurait sans doute pas grande importance sans d'une part le poids universitaire et médiatique du personnage et de ses livres, et d'autre part son insistance à parler de S.-F., avec entre autres une conclusion intitulée "l'Âge de la Science-Fiction et de la politique-fiction" où entre autres choses il lie tout cela (de façon assez approximative) au fait que les élites semblent de plus en plus lointaines (ce qui est historiquement plus que discutable) et, évacuant les traumatismes coloniaux ou post-coloniaux fort liés à la thématique, explique que « les représentations d'extraterrestres conquérants, colonisateurs et exterminateurs, voire démoniaques, contribuent à la formation d'une démonologie substitutive ». Idée sans doute intéressante rapportée en particulier à des discours sectaires — qu'il serait bon alors de détailler —, mais qui n'a pas grand rapport avec l'ensemble de la S.-F. Cela dit, à l'avant-dernière page du texte proprement dit, avant les annexes, bibliographie etc., on lit : « c'est ainsi que le complotisme peut détrôner le progressisme. L'âge de la Science-Fiction est aussi celui de la politique-fiction [faut-il préciser que ni il ne définit cette dernière, ni il en donne d'exemples]. Il s'agit toujours de faire rêver, en rose ou en noir. Il ne faut pas oublier le désir de merveilleux, ni le rapport ludique ou ironique à la culture de la terreur ». Et trois pages plus tôt, une référence à Valerio Evangelisti, repéré non pas comme romancier mais comme théoricien, pour un article du Monde diplomatique ayant fait l'objet de quelques rééditions (P. A. Taguieff signale celle due à Stéphane Manfredo dans son "Découvertes Gallimard") : « c'est bien à la réalité du monde présent que se rapporte la Science-Fiction, pour en imaginer les possibles les plus extrêmes ». On peut se demander s'il y a là, in extremis, une sorte de retournement. Un début de commencement de compréhension du sujet. Après tout, d'autres, et moins rompus que P. A. Taguieff aux disciplines du travail scientifique (je pense à feu Jean-François Revel) ont antérieurement passé au napalm une S.-F. dont ils ignoraient tout, avant de faire amende honorable. Pourquoi pas ?
Reste un phénomène étrange, et qui pourrait interpeller l'amateur de S.-F. Un livre qui bénéficie de la culture et du travail de son auteur, mais où il entend absolument amalgamer ce qu'il ne connaît pas et ne veut pas connaître, et où, in fine, il dégage quelques pistes remarquablement contradictoires avec ce qui précède sur ce point. Bien entendu, il est toujours possible d'expliquer cela par une écriture accélérée au-delà du souhaitable, du fait d'une volonté d'intervention dans le débat citoyen, ce qui est plus qu'honorable, et sans doute pas de profiter d'une opportunité médiatique et du raffut autour d'un film médiocre, ce qui serait bien moins honorable, mais supposerait d'autres dispositifs publicitaires, peu compatibles par exemple avec la relative sobriété de la couverture…