Keep Watching the Skies! nº 55, novembre 2006
Irène Delse : l'Héritier du tigre (Shalinka – 1)
roman de Science-Fiction et de Fantasy pour la jeunesse
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Yenshaya n'aurait jamais dû survivre. Alors que sa famille, voyant sa forteresse prise et la lutte perdue, s'immole rituellement, il manque son coup de sabre et se retrouve prisonnier de ses ennemis. Qui ne le traitent pas si mal : même s'il vient d'égorger sa sœur jumelle en prélude à son suicide raté, il n'a que douze ans. Et son grand-père Ktassilsha, puissant prince du Shalinka, a ordonné de loin l'assaut sur le château de son fils renié en vue de récupérer son dernier héritier.
Voici donc Yenshaya sous la garde d'un escadron de braves bougres de soldats qui pourraient lui en remontrer sur le chapitre de la loyauté, et qui de geôliers se transforment vite en protecteurs, car le chemin est long et les menaces multiples : bien des gens aimeraient que le Shalinka n'ait plus d'héritier légitime.
Cette histoire toute en chevauchées et en coups d'épée pourrait se dérouler dans un quelconque Moyen Âge eurasiatique (les scènes du début m'ont plongé dans l'ambiance des films historiques d'Akira Kurosawa) — à ceci près que deux lunes éclairent la planète, et que tous les personnages arborent une peau d'un beau noir plus ou moins foncé, le jais le plus pur étant l'apanage de l'aristocratie. Autrement, rien ni dans la technologie, ni dans les rapports sociaux, ni dans les règles de succession, qui manifeste une différence spectaculaire entre ce monde et le nôtre (et je dirais même plus, les cultures guerrières et patrilinéaires qui dominent notre monde ; ce serait le pied si un jour un auteur de Fantasy fondait une société sur les pratiques dépourvues de nuptialité des Naxi du Yunnan, par exemple…). La présence des Krobors, groupe ethnique en marge de la société et fidèle seulement à ses propres lois, n'est même pas une touche très originale ; ils sont décrits avec les traits que l'on prête habituellement aux primitifs, ou mieux encore aux minorités marginalisées (pensez aux Roms, et à tous leurs avatars en S.-F. ou en Fantasy) : hospitaliers mais taciturnes, et coutumiers d'une sorte de “téléphone arabe”.
Aucun élément magique ou merveilleux non plus dans ce livre, pas même un rêve ou une prophétie. Et c'est ainsi que je le classe dans la S.-F., même si le lecteur moyen le prendra comme de la Fantasy, eu égard à l'escrime et à l'équitation ; le terme d'“épopée médiévale” qu'emploie l'éditeur comme deuxième qualificatif paraît parfaitement approprié.
Qu'on n'aille pas pour autant croire que ce livre est quelconque. Il se distingue tout d'abord par l'invention et la fréquente citation d'une poésie — j'avoue mon manque d'aptitude pour juger de la qualité de la chose — bien intégrée aux sentiments de désorientation, voire de désespoir, que connaît le protagoniste. Il se distingue aussi par un style ambitieux (pour un roman pour la jeunesse) et pourtant sec et pétillant. On espère que ledit style saura accrocher le lectorat adolescent auquel s'adresse le livre.
Surtout, le roman est original par la personnalité, assez effrayante à y réfléchir, du protagoniste. Yenshaya, dont on comprend vite qu'il lui reste beaucoup de choses à comprendre, est une machine à tuer. Il se pose bien quelques questions, mais à dose homéopathique et, la plupart du temps, nous le suivons dans le feu de l'action (ce pour quoi il est doué). Bien entendu, il connaîtra avant la fin du livre des retournements de point de vue — bien clairement annoncés, et peut-être pas aussi spectaculaires qu'on aimerait. Nous ne sommes qu'au premier tome d'une série, certes, mais j'aurais préféré plus de révélations et moins de péripéties. Toutefois, il faut saluer ce travail de mise en place d'un protagoniste narrateur dont les failles de morale sont clairement indiquées sans être corrigées. Ce premier volume prend des risques, et les amateurs d'aventure de qualité auront à cœur de suivre la série qui s'amorce.