Keep Watching the Skies! nº 57, août 2007
Serge Lehman : le Livre des ombres
nouvelles de Science-Fiction
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Cet énorme recueil reprend toutes les nouvelles publiées par Serge Lehman dans les années 1990, avec l'adjonction de quelques inédits. Et plus : un paratexte englobant présente chacune des nouvelles comme un récit fait à Orson Malaverne. Malaverne vit dans un monde étrange, situé à la fin des temps — il faut le supposer —, et où demeurent des réincarnations de tous les personnages des récits qui nous sont contés, chacun muni d'un fracte, sorte de support matériel de l'enregistrement du récit.
J'avoue que je suis moins convaincu par cet aspect du livre ; les passages consacrés à Malaverne, mélancoliques, songeurs, et joliment écrits, ne me semblent pas pouvoir se fondre en une unité dramatique, et j'ai fini par les lire avec impatience. Il est intéressant de noter au passage que cette manière d'unifier les textes est un cran en retrait du projet proclamé du Hérial/Lehman/Dekk des années 90, l'écriture d'une vaste fresque historique du futur (incluant aussi bien la Guerre des Sept minutes que F.A.U.S.T. ou l'Espion de l'étrange). Ici, Malaverne se pose bien souvent des questions sur l'ordonnancement chronologique des fractes, ou la vraisemblance du récit qui est rapporté.
Finalement, ce qui unit les textes est la manière de leur auteur. Une élocution toujours soignée. L'emploi fréquent des figures du space opera (à une époque où ce n'était pas encore revenu à la mode en France) : décors cosmologiquement corrects, vaisseaux hyperspatiaux (parce que la vraisemblance, ça va un moment, mais si on veut s'amuser en S.-F., faut la dépasser comme on dépasse la vitesse de la lumière sans le moindre égard pour les radars automatiques d'Einstein), races extraterrestres à l'ancienneté tutélaire… Lehman écrirait de la S.-F. d'aventure, plaçant ses personnages face à des défis impossibles, fuyant dans la jungle des étoiles des prédateurs ahurissants… s'il ne cédait pas, au niveau émotionnel, à des bouffées d'espoir cosmique, en général étouffées par une fatalité non moins cosmique.
Certaines nouvelles sont plus remarquables de d'autres, bien entendu. J'avoue une faiblesse pour celles qui replongent dans les émois sexuels de l'adolescence, comme "les Singes" ou la magnifique "l'Inversion de Polyphème" (où l'auteur dévoile sans pudeur ses pulsions de fan de S.-F. : ah, les couvertures du Fiction des années 70 !) Mais on retrouvera ici les autres chefs-d'œuvre de Lehman, "Nulle part à Liverion" (dont l'aspect autobiographique, là aussi marqué, doit se référer à une autre période la vie de son auteur — si on cherchait à l'identifier au protagoniste, on dirait que c'est un rat de bibliothèque qui s'imagine en randonneur de l'extrême), "Dans l'abîme", "le Signe du Picte", "l'Hypothèse de Russo", "le Temps des Olympiens". Ce dernier pouvant, lui aussi, être lu comme une histoire sur les histoires, les histoires que nous aimons et qui façonnent notre vie. Sans qu'elles atteignent, toutefois, au niveau des mythes fondateurs. Et ce pourrait être la fracture au cœur de l'œuvre interrompue de Lehman : pour dévoués que nous soyons à la S.-F., nous n'en faisons plus notre mythe directeur — à la différence de ce qui pouvait se passer avec les lecteurs du genre à l'époque de la bien réelle course à l'espace des années 50 et 60. On ne peut donc se défaire d'un sentiment de double nostalgie à la lecture de ce compendium lehmanien, nostalgie pour la décennie où il écrivait sans trêve et sans questionnement, et nostalgie pour l'âge d'or de la S.-F. auquel il fait virtuellement référence.
Positivons. Il faut avoir ce recueil, pour les textes magnifiques qu'il contient, et qu'on a pu rater, ou égarer dans des collections mal rangées de fanzines poussiéreux. Et il faut se réjouir que ce livre — et d'autres — marque un retour à l'activité de Serge Lehman, et attendre avec impatience des récits vraiment nouveaux de sa plume.