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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 61 Innocents aboard

Keep Watching the Skies! nº 61, décembre 2008

Gene Wolfe : Innocents aboard

nouvelles de Science-Fiction et de Fantastique inédites en français

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chronique par Pascal J. Thomas

Ce recueil est sous-titré “new fantasy stories”. Nouveaux, les textes le sont certainement (au moins selon la conception paresseuse du temps que nous avons à KWS, chez qui une date de parution de 2004 fait de cet ouvrage une publication récente). Aucune des vingt-deux nouvelles n'a été publiée pour la première fois avant 1989, et plus de la moitié l'ont été depuis 1998. Plus important encore pour les passionnés, elles sont souvent parues dans des sources dispersées voire difficiles d'accès (plaquettes de conventions ou de petits éditeurs, anthologies peu connues…). “Fantasy”, par contre, cela se discute. L'auteur affirme carrément dans son avant-propos : “fantasy and horror stories, and nothing else. Okay, magic realism, maybe […]. Oh, ghost stories. If you want to count those as a separate category. […] But no science fiction, and no mainstream literary stories.”

Pas de littérature générale, je suis prêt à le concéder, quoique "Wolfer" pourrait fournir un contre-exemple. Le récit se déroule dans un présent légèrement décalé où un mouvement clandestin s'efforce de réintroduire des loups dans la nature américaine, malgré une féroce répression par un bras secret du FBI (on croirait entendre les fantasmes des agriculteurs anti-écolos) ; il ne présente pas d'élément fantastique caractérisé (quelques dialogues avec des animaux, soit ; ils pourraient tout aussi bien se tenir dans la tête de la protagoniste). Pas de Science-Fiction, c'est beaucoup plus discutable (à moins d'affirmer que Wolfe n'a jamais écrit de S.-F., ce que l'on peut soutenir) : une poignée de textes, publiés dans un contexte approprié, seraient immédiatement acceptés comme tels. Je pense à "Under hill" et "the Monday Man" (extraterrestres), "the Waif" (futur dystopique, chasse aux mutants), "Wolfer" (décrit ci-dessus), "Copperhead" (univers parallèles), "the Lost pilgrim" (voyage dans le temps) et "the Night chough" (si on rattache à la S.-F. le Cycle du Long Soleil auquel le texte appartient).

Plus que le contenu, toutefois, c'est dans la manière de dire que réside l'unité du recueil. Quand Wolfe dit “fantasy” et “horror”, il ne veut pas parler de Fantasy au sens désormais accepté, celui de Merveilleux, c'est-à-dire un récit situé dans un univers qui tout entier relève de règles magiques, mais plutôt de ce que nous appellerions du Fantastique, et qui se traduit mal en anglais (dark fantasy, a-t-on essayé à une époque). Si on choisit de définir le fantastique par l'ambiguïté et l'incertitude, alors Wolfe répond presque toujours au critère : sa narration est en général délibérément lacunaire, et ses narrateurs n'ont souvent qu'une perception partielle des événements, comme on ne voit les fantômes que du coin de l'œil, et rarement en face… Cela tourne parfois au procédé — on sait que le narrateur (souvent un protagoniste) ne dira pas tout, soit qu'il ne veuille pas, soit qu'il ne puisse pas. Même agacé, le lecteur sera obligé d'accorder à chaque mot du texte toute son attention. Au point de repérer des faiblesses de la méthode (par exemple, dans "Queen", quand la vieille demande si un personnage est le messager de la Mort, et qu'aucune réponse ne lui est faite, on comprend vite grâce au contexte d'une dénégation précédente qu'il faut interpréter la réponse comme positive…)

On trouvera ici, donc, des contes et légendes revisités (ou inventés) à la manière de Wolfe, et aussi des histoires courtes sur un mode qui peut rappeler le Fantastique classique, dans la mesure où elles s'arrêtent une fois que suffisamment d'information est donnée pour que le lecteur se rende compte de l'élément surnaturel, par exemple "the Monday man", "the Eleventh city" ou "the Wrapper". D'autres ressemblent à des rêves, ou à des cauchemars, comme "Slow children at play", où tout part d'une lumière entrevue dans le lointain, ou "Pocketsful of diamonds" qui joue sur la peur de l'abandon qui habite bien des enfants, et présente les ruptures et la circularité caractéristiques de nos visions nocturnes…

On trouve aussi des textes dont le propos les rattachent à une version hallucinée du roman noir : "The Friendship light" et "the Walking sticks", s'ils font intervenir des éléments fantastiques (êtres extraordinaires, objets maudits) sont aussi des histoires de meurtre — enfin, on le devine, dans la mesure où, étant contées par le coupable vraisemblable, elles ne se pressent pas de tout dévoiler des faits les plus embarrassants.

Et, bien entendu, plus d'un fantôme hante le recueil. "The Tree is my hat" est à bien des points de vue une histoire classique (celle de l'Occidental rationnel qui découvre progressivement que les légendes des indigènes ont un fond de vérité). À ceci près que le protagoniste ne dit pas tout sur lui-même, et ne révèle jamais complètement ses secrets embarrassants. Et que l'écriture est comme toujours virtuose. Mais qui a déjà lu ne serait-ce que la Cinquième tête de Cerbère saura que Wolfe aime à jouer avec la conscience et l'identité. Qui peut changer sans changer de corps, ou au contraire habiter des corps différents. Ses histoires de fantôme ne font pas exception ; s'il peut survivre au corps, le spectre peut aussi coexister avec lui. "A Fish story" est bâti sur cette idée, avec son corollaire terrifiant que le narrateur s'aperçoit soudainement qu'il a peut-être déjà été dépossédé de sa propre vie. Mais c'est "Houston, 1943" qui est le sommet du recueil, autant par sa longueur que par son aspect onirique et autobiographique. Le narrateur, un jeune garçon, se voit d'en dehors de lui-même, malade et objet de l'attention de ses parents. Cette version en détresse de lui-même est baptisée “le dormeur”, tandis que notre narrateur s'en va avec un groupe de Noirs dans les bayous du Texas, pratiquer une sorte de vaudou. La Mort rôde dans toute cette histoire, accompagnée d'un cortège de frayeurs liées à l'abandon, à la maladie, à la guerre, à la peur des gens différents… et le cocktail est détonnant, sans même besoin d'une intrigue bien ficelée.

"The Night chough", par comparaison, est d'une désarmante linéarité. Il s'agit d'une enquête menée par un homme dont la petite amie a été violée et assassinée, avec l'aide de l'oiseau du titre, qui est celui que nous connaissons bien comme compagnon de Silk, le protagoniste du Cycle du Long Soleil. Ça n'empêche pas le texte de fonctionner de façon aussi efficace que le cycle lui-même, mais sur un mode plus Fantasy, et sans recours toutefois aux dieux du Panthéon romain. "The Lost pilgrim" est lui aussi issu de l'amour de Wolfe pour les humanités classiques, grecques en l'occurrence : un explorateur du temps qui devait se retrouver à bord du Mayflower se retrouve, à la suite d'une petite erreur de réglage, dans l'expédition de Jason sur l'Argos… Si le voyage dans l'Histoire telle que nous la devinons relève de la S.-F., celui dans les fictions du passé relève peut-être du Fantastique — ou du steampunk, à mon avis, pour tant est qu'une telle chose existe. Le texte est, en tout cas, bourré de culture et d'humour.

"The Waif", enfin, s'il est raconté un peu comme une histoire fantastique — avec la présence évanescente des Flying People —, relève de la S.-F. : l'Humanité future a perdu son industrie et sa superbe, et doit courber l'échine devant leurs nouveaux maîtres, les Flying People. Mais les hommes entre eux ne tolèrent pas les collaborateurs, et sur le moindre soupçon, on peut être banni de la communauté, puis brûlé vif. Aussi pesant et horrible que les futurs les plus dystopiques évoqués par Wolfe, et d'autant plus prenant que le protagoniste du récit est un enfant pauvre qui ne veut qu'aider un enfant encore plus pauvre que lui.

Vous me connaissez sans doute comme un inconditionnel de Wolfe. Ce recueil ne fera rien pour me faire changer d'avis. Du plaisir à la lecture, et plus encore à la relecture.