Charles Stross : Jennifer Morgue
(the Jennifer Morgue, 2006)
roman de Science-Fiction et nouvelle inédite en français
- par ailleurs :
Ce livre prend la suite du Bureau des atrocités. On y retrouve Bob Howard, nerd caricatural fait pour passer son temps à étriper du logiciel plutôt que des abominations d'Outre-Temps, et pourtant, de bon gré ou de mal gré, agent au service secret de Sa Majesté. Division des horreurs lovecraftiennes, et autres démons domptables par pentacles et portables. Et toujours fonctionnaire, bien plus terrorisé par les chefs du service comptable que par les possessions démoniaques. Et n'allez pas dire que vous ne croyez pas à la magie, ou que vous ne croyez pas qu'elle ait sa place dans un roman de SF. “The truth is, we live in a multiverse […]. There's only one common realm among the universes, and that's the platonic realm of mathematics.”
. On se croirait dans Anatèm de Neal Stephenson.
Cette fois-ci, Bob est envoyé dans les Caraïbes pour surveiller les frasques d'un milliardaire américain, Billington, que l'on soupçonne de violer les clauses du traité qui organise la fragile paix entre l'Humanité et les Grands Anciens des abysses, qui n'aiment pas du tout que l'on essaie d'aller extraire des artefacts (peut-être extraterrestres) en dessous de mille mètres de fond. Circonstance aggravante, Billington fournit le ministère de la Défense en logiciels taillés sur mesure (pour plumer le client, bien entendu). Pour les besoins du service, on couple Bob avec une partenaire insolite, Ramona, créature au service du Peuple des Mers (mais pas des abysses), qui se déplace sur Terre sous les traits d'une femme au sex-appeal littéralement irrésistible. Bons baisers du Triangle des Bermudes ! Or Bob est marié (avec “Mo”, Dominique O'Brien, voir le volume précédent), et ne veut pas mettre en danger son bonheur conjugal. Mo, qui travaille aussi pour la Laverie, le service ultra-secret auquel appartient Bob, n'est pas exactement sans défense, et tient à son homme.
Qui a lu le Bureau des atrocités retrouvera dans ce livre le même mélange de baratin informatique et de magie noire inventée (avec l'aide d'une bonne dose d'onomastique lovecraftienne), le même humour dévastateur à l'encontre de la bureaucratie et des logiciels de Microsoft. Bob Howard considère PowerPoint à l'égal des incantations sataniques — qui a dit que la SF était affaire d'imagination ? Les choses se corsent quand les sentiments sincères que Bob éprouve pour sa femme croisent le chemin de sa libido, jouet impuissant du lien nécromantique qui l'unit à Ramona (impliquant en particulier une sorte de télépathie de la douleur et de l'orgasme). D'autant plus que Ramona est un personnage complexe, elle-même contrainte à des actes abominables par le chantage exercé par le démon implanté en elle contre sa volonté, qui la dévorera de l'intérieur s'il n'est pas nourri.
Cela pourrait faire la matière d'un roman d'aventures speedé et bavard, que l'on lirait avec plaisir tout en regrettant que Charles Stross dilapide son talent dans la production en série de telles amusettes (comme la série des Princes-Marchands ou même Crépuscule d'acier et Aube d'acier) alors qu'il peut produire des romans plus ambitieux comme Glasshouse ou surtout Accelerando. Mais, tout comme Roland C. Wagner le fait depuis des années pour notre plus grand plaisir, Stross incarne dans ce livre des archétypes (la magie noire prenant ici la place de la psychosphère). Un seul, en fait. Si vous n'avez pas encore deviné, un indice : les radins qui gèrent la Laverie attribuent à Bob comme véhicule de service une pitoyable Smart, alors que lui rêve, naturellement, d'Aston-Martin… Et n'oublions pas que Stross est, comme tout auteur d'Espionnage, de Polar ou de SF qui se respecte, un maître de l'intrigue et du retournement imprévisible, mais imparable a posteriori.
Le roman est suivi d'une nouvelle, "Pimpf" (beaucoup plus courte que dans le Bureau des atrocités et non reprise dans le volume français…), occasion de livrer sa dose d'humour sous forme plus concentrée et plus féroce encore. Et surtout d'une postface. Stross est fasciné par le roman d'Espionnage, et par la guerre froide (autant dans les deux romans dont j'ai parlé ici que dans une poignée de nouvelles, cf. le recueil Toast). La Guerre froide se jouait en coulisses, le roman d'Espionnage était son reflet littéraire ; et le roman d'Espionnage, quand il vous prend aux tripes, a besoin d'une pincée de Science-Fiction, façon Histoire secrète : le monde n'a pas changé, mais il aurait pu, et ce que nous ne savons pas, et qui aurait pu vraiment arriver, ne cadre pas du tout avec la vision consensuelle du monde. Il n'y a qu'un petit pas à franchir pour en arriver à la magie noire, et aux horreurs indicibles — mais Stross ne se prive jamais de dire, pour notre plus grand plaisir. Dans sa postface, Stross analyse longuement son modèle littéraire du moment — si on peut dire —, et s'attarde sur la question des super-méchants, tellement indispensables à cette variante du roman d'Espionnage (ou de SF). Avant de conclure en nous en donnant des exemples : “President of Italy, captain of industry or chief executive of Enron” (de nos jours, on ajouterait à la liste les banquiers d'affaires). Notre collaborateur Éric Vial en sera tout réjoui (même si le titre exact de la personne à laquelle il est fait allusion est Premier Ministre, ou Président du Conseil — comment dit-on en italien ?). De quoi relire avec une délectation toute spéciale ce roman, en tout état de cause jouissif.
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