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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Jalons pour une histoire de la Science-Fiction

Le cas New worlds, laboratoire de modernité

Afin de cerner l'originalité de J.G. Ballard qui est sans conteste l'une des figures les plus représentatives de la révolution que l'on a nommée la "British New Wave", il faut situer l'importance et l'originalité du magazine New Worlds dans la SF des “sixties”, les années 60-70, et par là, mettre en lumière la formidable énergie déployée dans cette épopée par Michael Moorcock.

En effet c'est par cette revue que Ballard, entre autres, a pu laisser libre cours à son inventivité, et tenter d'ouvrir à la SF des perspectives très éloignées de ce que le modèle états-unien dominant de cette époque permettait et proposait. Ce magazine, aujourd'hui entouré d'un halo aussi fabuleux que le fameux “âge d'or de la SF” pour les lecteurs des années trente, est dirigé depuis 1964 par Moorcock. Il y publie tous les auteurs, anglais ou états-uniens, qui succèdent aux grands noms de la période fondatrice de la SF, afin de faire entrer ce genre dans l'âge adulte. Mais pour comprendre la portée de cette espérance et de ce changement, il est nécessaire de situer la SF dans un contexte plus large, et pour cela de se remettre en mémoire ce qu'était la SF avant le New Worlds de Moorcock et de Ballard.

1. — La SF avant New Worlds

Il est vain de s'interroger sur l'origine de la science-fiction. Était-ce avec les sumériens et le premier héros, Gilgamesh ? Avec Lucien de Samosate, ou Cyrano de Bergerac ou plus récemment, avec le Frankenstein de Mary Shelley ? La réponse importe peu ici, bien qu'elle soulève des questions importantes [1]. En revanche, on peut exactement situer la science-fiction en tant que genre éditorial reconnu, avec un public, des revues, des conventions et des écrivains spécialisés dans le domaine.

1.1 — L'ère Gernsback

C'est en 1929 que celui qui donne son prénom au plus prestigieux des prix de la SF, Hugo Gernsback, invente le label “science-fiction” [2] bientôt suivi du sigle SF.

Certes Gernsback quitte Amazing Stories et le champ de l'édition SF en 1936, mais le mouvement est lancé et les revues de SF vont alors proliférer aux USA, dans le monde anglo-saxon, puis dans le monde entier. De 1945 à 1956 on repérera aux USA, 54 revues de SF qui correspondent à 1848 numéros parus. En Grande Bretagne, 19 revues soit 235 numéros, 6 revues et 88 numéros en Australie. Dans le reste du monde on éditera pendant la même époque, 14 revues en Europe soit 594 numéros, 1 numéro de revue au Japon, et 6 revues soit 163 numéros en Amérique centrale et Amérique du sud [3].

Cela dit, avant même Gernsback, ce qui ne se nommait alors pas encore “science-fiction” s'était installé dans l'ensemble de la production littéraire. Aussi bien dans les revues populaires où l'on s'arrache les textes d'Edgar Rice Burroughs — le créateur de Tarzan mais aussi de John Carter et de ses aventures sur Mars — que dans les sphères reconnues et légitimées. Gernsback ne s'y trompe pas quand il définit le genre de récit qu'il compte publier comme “science-fiction”. Ce doit être des histoires qui se réfèrent à trois grandes figures reconnues : Edgar Allan Poe (le premier qui ait traité plusieurs thèmes du domaine) ; Jules Verne (qui a servi de modèle, après s'être inspiré de Poe) et H.G. Wells — que l'on a, bien à tort, nommé “the english Jules Verne”, et qui est alors encore bien vivant, comme Rosny aîné, M. Shiel, Olaf Stapledon, Clive Sinclair Lewis et Aldous Huxley — qui publiera Le Meilleur des mondes en 1932.

L'origine importe peu, mais on remarquera qu'il s'agit d'une littérature qui se développe surtout depuis le XIXe siècle. Les liens qu'elle entretient alors avec la première révolution industrielle sont assez clairs, et de plus sont explicitement revendiqués par Jules Verne. Cette branche de la littérature se place en position d'"anticipation" par rapport aux découvertes et aux espoirs nés de la révolution industrielle et scientifique. Après Edward Bellamy [4], Herbert George Wells est le premier à articuler une réflexion de type sociologique sur les rêveries de l'anticipation purement technologique : il suffit de se reporter à l'Île du docteur Moreau ou à La machine à explorer le temps pour saisir à l'état naissant une réflexion moderne et profonde sur les conséquences sociales possibles du progrès. C'est cet aspect sociologique, ignoré en particulier de Rosny aîné, qui fait de Wells un des fondateurs de la science-fiction [5]. Mais la SF ne se contente pas d'explorer les anticipations scientifiques à la Jules Verne et sociologiques à la Wells. Elle propose aussi une dimension d'aventures, sur le modèle des textes d'Edgar Rice Burroughs, qui donnera plus tard naissance au développement de la “Sword and Sorcery”. Celle ci, après que Robert Howard en a eu inventé l'archétype avec Conan, se développera surtout à partir des années 70. Michael Moorcock participera à son expansion avec la saga d'Elric le Nécromancien, puis celles de Corum, d'Erekosë et de Hawkmoon [6].

Avant Gernsback, aux États Unis comme en France ou en Grande Bretagne, des textes relevant de ces diverses thématiques étaient publiés dans des revues, des magazines, ou sous forme de livres. Mais il n'existait pas de collection, ni même de magazine spécialisé. L'apport de Gernsback se situe là : il va — en créant une revue spécialisée, en établissant un courrier des lecteurs qui servira de fondement à une critique embryonnaire — donner naissance à un genre. Jusqu'alors seules des œuvres disparates avaient paru, comme semées au hasard des collections. Ce genre constitué va évidemment évoluer en fonction des progrès scientifiques, technologiques et politiques. Il se transformera aussi en fonction de la personnalité des directeurs de revue, qui se conduiront — pensons à John Campbell à la tête d'Astounding pendant la période dite de l'“âge d'or de la SF” comme des gourous tyranniques, ou, comme Moorcock en animateurs libertaires. Et la SF passera de la quête du "sense of wonder" devant les prouesses scientifiques, à des visions plus critiques selon les époques. Or les années 60 marquent un tournant, sur lequel nous reviendrons, dans la représentation de l'histoire et du progrès.

L'action de spécification, qui consiste à faire de la SF un univers à part — et qui avait été initiée par les éditoriaux de Gernsback sera poursuivie par d'autres directeurs de revues. Elle présente cependant un double aspect.

L'aspect positif dérive du fait que Gernsback, ce faisant, inaugure un vrai champ littéraire avec sa spécificité : : auteurs spécialisés, lectorat captif par le biais d'abonnements, convivialité par le courrier des lecteurs, et bientôt des récompenses avec des prix internes au genre : le Hugo, le Nebula, etc. Une conséquence heureuse en est le formidable développement de la thématique, à la limite du délirant. L'ensemble constitue l'équivalent d'un discours social, avec des récits et des motifs qui se répondent, créant une intertextualité riche. Le tout élabore une "culture" originale, "underground" par rapport au discours légitimé, mais tout aussi représentatif. Cependant, cette priorité donnée aux revues comme médium, a confiné les meilleurs des textes dans des supports de très mauvaise qualité, les "pulps" aux couvertures bariolées qui oblitèrent la qualité des meilleurs auteurs [7].

L'aspect négatif de la démarche est d'avoir coupé la science-fiction du mouvement littéraire général, de la culture dans son ensemble, du "mainstream" — alors que pour les lecteurs de Poe, Verne, Wells ou Rosny aîné cette coupure n'existait pas. En conséquence des textes comme Le Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley, 1984 de George Orwell ou Nous autres d'Eugeni Zamiatine ne seront jamais reconnus par leurs auteurs, ni souvent même par leurs lecteurs, comme textes de science-fiction, alors que leur visée et leur thématique les incluent objectivement dans ce domaine. Allons plus loin : lorsque les lecteurs et les critiques de SF les revendiqueront comme faisant partie du genre, ils seront perçus comme des accapareurs en quête de légitimité, qui annexent sans vergogne des textes littéraires pour orner un panthéon désert.

C'est pour tenter de combler ce fossé entre la SF et la littérature "légitimée" que Moorcock, Ballard et d'autres vont s'engager en 1964 dans l'épopée de New Worlds. ; Non pour faire reconnaître la SF, ou se faire eux-mêmes reconnaître par "l'establishment" comme de "bons auteurs" à légitimer, mais en se manifestant comme un groupe littéraire moderne et en tentant d'imposer par cette revue — qui se voudra expérimentale — la SF comme un lieu d'expérimentations mentales, littéraires et artistiques [8]. Mais nous avons anticipé, puisque nous n'en sommes encore qu'en 1939.

1.2 — New Worlds avant Moorcock

La fin de la seconde guerre mondiale verra déferler sur le vieux continent toute cette “culture” états-unienne de science-fiction, dérivée des choix gernsbackiens/campbelliens, et qui apparaîtra alors à beaucoup comme riche et originale, avec de nombreux textes et des auteurs neufs tels que Van Vogt, Bradbury, Heinlein ou Anderson. Mais, à l'imitation du modèle d'édition états-unien, cette production passera par le médium des magazines et par là, perpétuera même en Angleterre, cette coupure entre la littérature légitimée et l'immense réservoir de rêves, de fantasmes que la SF d'alors a engendré, et qui se trouve ainsi marginalisé. Au point que certains verront dans la SF beaucoup plus des matériaux où puiser pour construire une œuvre que de véritables textes [9].

Certains écrivains de "mainstream" se livreront à cette tentative de récupération et de recyclage : ils ne produiront rien de valide.

En revanche, une autre possibilité se dessinera, représentée par New Worlds ou des auteurs comme Brian Aldiss, Ballard ou Moorcock créeront des œuvres qui ne seront pas de simples véhicules d'idées, mais qui se saisissent de la richesse thématique de la SF pour produire, dans le cadre de celle-ci, des textes dont le rapport au monde social, symbolique et littéraire serait original.

Nous venons de retracer sommairement les éléments d'une histoire dont nous connaissons aujourd'hui l'aboutissement. Il n'en allait pas de même pour les futurs collaborateurs de New Worlds, un groupe hétéroclite d'écrivains de science-fiction proches intellectuellement des "angry young men" des années 50, qui se lançaient plume au vent dans une véritable épopée qui rappelle par certains côtés celle des dadaïstes.

2. — L'épopée de New Worlds [10]

Il n'existe pas d'histoire très fiable, fondée sur des documents sûrs, de cette épopée, du moins à ma connaissance [11], et ceci bien que Ballard, Brunner, Aldiss, Platt et quelques autres aient donné leur avis sur la question, en particulier dans la revue Foundation.

Essayons cependant de reconstituer cette épopée.

2.1 — Le New Worlds de Ted Carnell

New Worlds est le produit d'une curieuse histoire. Ce magazine est en effet issu du fanzine Novae Terrae, publié avant la guerre par Maurice K. Hanson, et repris par T. Carnell en 1939. Celui-ci en change le titre en New Worlds mais échoue à en faire un magazine professionnel, d'autant que la guerre intervient alors. En 1946, après sa démobilisation, Carnell prend contact avec une maison d'édition, la Pendulum Publ. Lt et convainc l'éditeur de publier sous ce titre un magazine trimestriel. Restait à trouver des auteurs : il contacte les écrivains qu'il avait connus, comme William F. Temple, Russell Fearn (sous plusieurs pseudonymes), Maurice Hugi, William Cockroft et Ken Chapman, puis J. Wyndham. Ce sont des auteurs estimables d'avant-guerre. Le premier numéro, tiré à 15 000 est vendu à 3000 exemplaires, et après le troisième numéro, Pendulum cesse sa publication. T. Carnell relance son magazine sans l'appui d'une maison d'édition, et publie des auteurs débutants comme Aldiss ou Brunner. En 1950 le succès aidant, puisqu'il atteint les 18 000 exemplaires, Carnell double New Worlds d'une revue sœur, Science Fantasy, qui publie, entre autres, les premiers récits du cycle de Vermillon Sands de Ballard en 1956, nombre de textes de Brunner, ainsi qu'en 1961 “La cité qui rêve” qui marque le début de la saga d'Elric le Nécromancien, de Moorcock.

Entre temps d'autres revues de SF, profitant de l'effet de mode américain d'après guerre, avaient vu le jour en Angleterre, inspirées de revues états-uniennes, avec quelques textes d'auteurs anglais. Ce sont Futuristic Science Stories, Worlds of Fantasy, Wonder of the Spaceways et Tales of Tomorrow d'abord puis Science Fiction Fortnightly et Authentic SF suivis de Vargo Statten SF Magazine [12]. Cette floraison marque à la fois l'intérêt pour la SF, mais aussi, compte tenu de la brièveté de vie de ces revues — quelques années — un certain essoufflement des thèmes, imités de la SF américaine, qu'elles illustraient.

Fin 1953, le désir de proposer un mensuel implique le soutien d'une maison d'édition, et T. Carnell obtient la participation de Maclaren & Sons. C'est un succès puisqu'en 1958, il ne reste plus sur le marché anglais que les deux revues de T. Carnell, et que celui-ci publie en outre l'édition anglaise de la revue états-unienne Science Fiction Adventures. Fidèle à ses idées, il remplace quelques textes d'auteurs américains "traditionnels" par ceux de Aldiss, Wright, A. Bertram Chandler, Tubb, Bulmer, Christopher, Moorcock ou Ballard — qui y publiera la préoriginale du Monde Englouti [13].

Mais en 1960 les ventes chutent car le contexte a changé. Le déclin des magazines de SF avait commencé, aussi bien aux USA qu'en Grande-Bretagne, après une période qui en avait vu croître une multitude. Les raisons de ce déclin sont multiples. Parmi elles, la concurrence du livre au format de poche, qui rétribue mieux les auteurs que les revues. Une autre tient sans doute à l'esprit du temps, et peut-être à une impression de ressassement, ainsi que la déception qui apparaît lorsque les rêves se réalisent comme l'homme dans l'espace — après avoir été tant de fois anticipés que sa réalisation ne semble apporter rien de nouveau à l'imagination. D'autant que la magnification de la technologie a ses limites, et que les retombées du progrès technologique (pollution, etc.) commencent à être visibles. Ce qui entraîne la perte des illusions devant les "miracles" de la science et la naissance des mouvements écologiques, contemporains du début de la guerre états-unienne, “scientifique et technologique” au Việt Nam (avant celle, plus "spectaculaire", du Golfe…). Perte d'illusions liées à une certaine nostalgie, que des textes de JG Ballard comme L'astronaute mort, ou Plage terminale [14] illustreront parfaitement.

2.2 — Le passage de témoin vers une autre époque

En 1964, T. Carnell annonce que l'on est près du dépôt de bilan. Maclaren se retire et la maison Robert & Vinter prend la relève. T. Carnell est remplacé à la tête de Science Fantasy par Kyril Bonfiglioli. Michael Moorcock, qui a 24 ans, mais déjà une grande expérience littéraire, devient l'éditeur de New Worlds. Notons qu'il n'y est pas inconnu : il a, sous pseudonyme publié à 16 ans sa première nouvelle dans l'ancien New Worlds, écrit des scénarios de BD et des romans policiers avant de se lancer dans l'heroic fantasy avec Elric, puis de créer le personnage de Jerry Cornelius Il publie dans Science Fantasy aussi bien que dans le magazine qu'il va diriger.

T. Carnell, pour son dernier éditorial dans cette revue, présente ce passage de témoin non pas comme une mort, mais comme une métamorphose nécessaire au développement de la SF. Il ne croyait pas si bien dire.

Dans une lettre publiée dans ce même numéro, Michael Moorcock affirmait que, malgré ses prétentions affichées pour la nouveauté et les inventions de toute sorte, la SF demeurait en général bien conventionnelle. Il ajoutait qu'il serait nécessaire de prendre des risques, de publier des textes provocants quitte à recevoir des critiques. Ce qu'il fera, et il sera suivi dans cette voie par le directeur de l'autre revue.

Science Fantasy, en effet, va changer de nom, s'intitulant SF Impulse. Elle publiera des textes extrêmement neufs et révélera de nombreux talents. Keith Roberts y a publié Pavane, Harry Harrison Soleil vert [15], Moorcock Le Navire des glaces, et Ballard You and me and the continuum. K Bonfiglioli sera remplacé en 1966 par Harrison, mais la revue cessera de paraître en 1967 après 12 numéros de très grande qualité.

Comme Bonfiglioli dans SF Impulse, Moorcock va utiliser la revue qu'il dirige pour publier une SF différente. Elle doit prendre en compte un rapport nouveau à la réalité sociale et à la littérature, en intervenant par des textes dans l'actualité et en transgressant un tabou : parler de sexualité dans les textes de SF (les textes de Ballard repris ensuite dans La foire aux atrocités).

Rapport nouveau à la littérature, Ballard proposera de s'inspirer des chemins de l'écriture suivis par des écrivains modernes comme James Joyce, ou des formes et fantasmes des écrivains surréalistes comme par exemple l'intraduisible Barefoot in the Head de Brian Aldiss. Moorcock, qui cependant n'apprécie guère le tandem James Joyce/Virginia Woolf à qui il reproche de se désintéresser de la réalité, — il leur préfère Dickens — accepte ces expériences. Sous l'influence de Ballard d'abord et de Charles Platt ensuite, le New Worlds de Moorcock va proposer une SF nouvelle. Ce seront des textes expérimentaux inspirés du dadaïsme, des jeux surréalistes et des recherches du "Nouveau Roman". L'espace extérieur, avec ses planètes géantes, ses vaisseaux de millions de kilomètres, ses vire-matière, ses galaxies détruites d'un seul doigt, en somme toute la panoplie que le cinéma recyclera dans La Guerre des étoiles sera délaissé au profit de l'espace intérieur, de l'"inner space". Sans oublier une prise en compte de la réalité et de la rugosité du monde extérieur, à quoi tient Moorcock. En outre, le magazine repensé deviendra un objet artistique moderne.

2.3 — New Worlds le magnifique

Le premier numéro de la nouvelle donne, le nº 142 de mai-juin 1964, comporte Le monde de Cristal de J.G. Ballard, des nouvelles d'Aldiss, de Barrington Bayley et The last lonely Man de John Brunner. L'éditorial de Michael Moorcock intitulé "Une nouvelle littérature pour l'âge de l'espace" donne le ton :

« Quelques auteurs anglais produisent un type de SF non conventionnelle à tous les sens du terme, qui doit être reconnue comme une tentative de revitalisation du champ littéraire. Les lecteurs en ont assez de la littérature traditionnelle, ils se tournent vers la littérature spéculative. C'est un signe, parmi d'autres, qu'une renaissance populaire de la littérature est au coin de la rue. Ensemble nous allons favoriser et accélérer ce processus de renaissance ».

De son côté dans un article intitulé "William Burroughs, Myth maker of the 20th century" paru dans cette même livraison Ballard écrit « Ses trois romans [16] sont les premiers portraits du paysage intérieur de notre moitié de siècle. Il utilise pour ce faire son langage personnel, ses techniques de manipulation, et ses propres cauchemars ». Et Ballard oppose le roman traditionnel, qui est incapable de rendre compte de la réalité, à la SF qu'il crédite d'une « capacité à assimiler rapidement les matériaux du présent immédiat et du futur, au moment où le futur lui même est en train de devenir du passé ».

Le résultat fut une série de polémiques et de discussions qui aboutirent, pour certains lecteurs traditionnels de SF traumatisés, à des abandons d'abonnements. Comme ces nouveautés ne suscitèrent pas non plus un lectorat neuf assez abondant pour les remplacer, cela oblitéra en outre la vente des revues, qui en 1966 se trouvèrent en perdition. Robert & Vinter se retirèrent. Mais grâce à B. Aldiss, A. Burgess et à d'autres auteurs, la revue obtient une modeste subvention du Conseil des Arts. On sacrifie SF Impulse et New Worlds repart. Pas pour longtemps, car les distributeurs Smith & Menzies refusent de distribuer certains numéros de la revue sous prétexte que les textes publiés sont immoraux et même “pornographiques”. Il s'agissait en fait du roman de Norman Spinrad Jack Barron et l'éternité, dont certains passages sont constellés de termes crus, mais qui n'a rien de pornographique. Sauf si mettre en scène les turpitudes idéologiques des médias et de la télévision en particulier, relève de la pornographie. Cette affaire suscita même des interventions à la Chambre des Communes, car comme on l'a vu, la revue recevait une modeste aide gouvernementale. Rien n'y fit : les distributeurs pour l'Ecosse, pour le reste du pays et pour l'Australie se refusèrent à assurer la distribution alors que la revue continuait d'être éditée. Les numéros s'accumulaient, ainsi que les dettes de Moorcock, obligé d'écrire à toute allure des romans “alimentaires” pour y faire face.

En 1969, Charles Platt succède à Moorcock. Son premier éditorial est limpide mais un peu suicidaire :

« New Worlds n'est pas un magazine de science-fiction, ni même une revue de récits brefs. Le seul moyen de nous définir réside dans le contenu de la revue ».

Ballard continue d'y publier ses textes expérimentaux, Moorcock Une aventure de Jerry Cornelius, Harlan Ellison, T.M. Disch et même un ancien, Philip José Farmer, qui présente une version originale de Tarzan “Cet enfoiré de Tarzan dans les vapes” [17]. N'oublions pas des articles de qualité et des poèmes en abondance. Mais New Worlds sous cette forme termina son parcours avec le nº 200, qui contient un article de Michael Moorcock, en forme d'épitaphe :

« New Worlds a été la première revue à comprendre qu'à partir de la matière brute de la SF, une littérature moderne, cohérente et dynamique pouvait se développer ».

Moorcock continuera d'ailleurs le combat pour ce type de littérature en s'occupant un certain temps des New Writings in SF. Ensuite, après bien des avatars, le magazine perdure quelque temps d'abord sous forme de livre au format de poche. New Worlds 1, Science fiction Quarterly, par exemple, connut quatre numéros réguliers, plus six autres irréguliers, avant d'être en partie repris par Hilary Bailey, depuis 1973, et finalement disparaître vers 1979 [18].

Voilà, vu de l'extérieur, ce que l'on peut dire de cette épopée. Mais cette perspective ne serait pas complète si l'on oubliait les réactions des grands anciens, ou de ceux qui comme Donald Wollheim détenaient une bonne part du marché de la SF aux USA. Comment présentent-ils cette nouvelle voie ? Sans nuance, avec une mauvaise foi magnifique et une pudibonderie de chaisière :

« La bande de New Worlds […] représente […] des auteurs qui ont décidé que la bataille pour le futur est une cause perdue […] la prétendue "New Wave" n'est intéressée que par le vocabulaire ordurier, les scènes choquantes, les fantaisies hallucinatoires et le sexe »[19].

Ce qui n'empêche pas des auteurs américains d'être publiés dans New Worlds et, avec Judith Merrill, de lancer aux USA un écho de la "New Wave" qui aura un certain succès, comme on le verra plus loin.

3. — Retour amont

On ne peut comprendre l'impact de cette revue, et la révolution qu'elle a instituée, sans se replacer dans l'optique de ceux qui l'ont conduite. Celui qui en a été l'animateur et le rédacteur en chef, Moorcock est d'ailleurs considéré par Foundation comme « the dynamic catalytic editor of New Worlds ». Nous nous y référerons, tout en n'ignorant pas la part de subjectivité qui est celle de toute “Personal History”.

3.1 — Pourquoi cette tentative ?

Il semble qu'aussi bien T. Carnell que Moorcock aient été persuadés que la SF méritait mieux que ce qui se publiait à tour de bras dans les "pulps" américains, à la fois du point de vue de l'écriture, des idées, comme de la présentation. Une des premières choses que fera d'ailleurs Moorcock sera de choisir, pour son magazine, un papier de bonne tenue et des illustrations artistiques de qualité, pour accompagner des textes de valeur. Ce qui ne signifie en rien devenir élitiste, mais le choix de New Worlds n'est pas innocent. C'est une revue à public populaire. Cela justifie-t-il que sa présentation soit de mauvaise qualité ? On notera que c'est en professionnel qu'il présente son projet :

« Ce sera sur du papier de qualité pour obtenir de bonnes illustrations, et sur le format de Play boy, afin que la revue soit bien en vue sur les présentoirs » [20].

Au plan de la réflexion sur les idées, Moorcock fait partie d'un groupe amical de discussion où la qualité de la littérature en général et de la SF en particulier sont en question. Si tous sont d'accord sur le diagnostic, ils diffèrent sur les solutions.

Quel est le diagnostic commun ? Il y a quelque chose de pourri au royaume de la littérature en général : elle n'est plus en phase avec la réalité sociale et symbolique engendrée par la seconde révolution industrielle et elle paraît très mesquine, très triste aux yeux des jeunes lecteurs que sont Ballard et Moorcock. Les textes publiés dans le "mainstream" la montrent cloîtrée dans des problèmes anciens, mais les critiques de l'institution couvrent de fleurs des auteurs comme Ian Flemming qu'ils considèrent comme un "maître de l'intrigue".

Parallèlement la science-fiction est regardée de haut par les tenants de cette même critique, extrêmement conservatrice, qui voit dans la SF uniquement un genre populacier, aussi mineur que le roman d'énigme policière, et ils n'en décèlent pas le potentiel créateur. Une critique anglaise plus conservatrice que la française, représentée par un Maurice Blanchot, décelait dans cet immense champ de la SF des "idées d'œuvres" à défaut d'y repérer des œuvres finies [21], Georges Mounin quant à lui percevait dans ces textes mal finis une ambition qui mettait en lumière "une carence des poètes" [22].

Quelles sont les positions en vue d'une solution ?

Une bonne part des membres pensent que c'est à la science-fiction de rehausser ses critères littéraires au niveau des auteurs publiés dans le champ de la littérature générale d'alors, par exemple de Lawrence Durrell.

Moorcock et Ballard, entre autres, sont plus radicaux. Ils pensent que c'est en cherchant à marier les idées neuves sur le monde inventé par la SF, avec des moyens d'expression neufs, proche des recherches des écrivains expérimentaux, qu'elle pourra à la fois se régénérer, régénérer la littérature, et acquérir une légitimité aux yeux de la critique, ainsi qu'un nouvel attrait pour les lecteurs.

3.2 — Ballard et Moorcock : deux caractères originaux

Ballard et Moorcock sont des individus curieux et marginaux par rapport à l'éducation anglaise. Ils ne se réfèrent pas uniquement à une culture classique, et pour cause. Ballard né en 1930, a vécu sa jeunesse en Asie, pendant la guerre, ainsi qu'il le raconte dans son ouvrage autobiographique L'Empire du Soleil, avant de se retrouver en Angleterre pour débuter des études en médecine qu'il abandonne pour la peinture et l'écriture tout en travaillant dans une agence de publicité. Il devient ensuite écrivain à plein temps [23].

Michael Moorcock né en 1939, vit pendant la guerre dans la banlieue anglaise avec sa mère une vie précaire surtout après le départ de son père. Ses études s'en ressentent, il échoue aux examens après avoir fréquenté de nombreux collèges, et se retrouve apprenti typographe avant de prendre à 17 ans la direction de sa première revue. Il démissionne et se retrouve à Paris. En 1958, il travaille dans une bibliothèque tout en écrivant des romans d'aventures et des scénarios pour des BD qui ont pour héros Robin des Bois, Tarzan ou Kit Carson, tout en se passionnant pour la musique. C'est donc un autodidacte. Il refuse de voir une différence entre la littérature légitimée et celle qui ne le serait pas, son seul critère étant la qualité d'émotion qu'un texte peut procurer. Sa culture d'autodidacte riche et hétéroclite, est certainement plus ouverte que celle des critiques de l'institution littéraire. Il a d'ailleurs lu aussi bien Borges que Kafka, Vian, Calvino et Hesse, sans oublier que ce fan de E.R. Burroughs est un lecteur passionné de William Burroughs et des premiers textes de Pynchon : un panthéon d'auteurs que la critique anglaise ne connaît guère et qu'elle n'apprécie pas. Moorcock apprécie quant à lui Dickens pour son aptitude à saisir “le monde réel”. Car Moorcock, et c'est un trait important pour le ressourcement de la SF dans New Worlds, a le sentiment que la SF doit rendre compte de la réalité brute, non policée par la vision d'un quelconque "establishment" :

« Ce qui m'a attiré vers la SF et le Rock n' Roll c'est le sentiment qu'ils étaient mon univers, quelque chose qui n'appartient ni à la bonne société ni au monde littéraire » [24].

Ballard partage avec Moorcock son goût pour ces auteurs, mais avec des divergences. S'il aime aussi William Burroughs, Borges, Kafka, il est aussi passionné par S. Dali, qui n'intéresse pas Moorcock et par H. Melville. Quant à Langdon Jones, le secrétaire de rédaction, qui est en outre un auteur estimable, il admire V. Nabokov qui indiffère en revanche Moorcock.

Mais tous ont lu les textes des écrivains beatniks, aussi bien Kerouac que Ginsberg, ainsi que les œuvres de Wyndham Lewis et de John Cowper Powys. Dans la littérature britannique contemporaine, Mervyn Peake est le seul qui semble toucher Moorcock et la façon dont il en parle est en soi une sorte de programme pour ce qu'il entend publier :

« Merwyn Peake s'intéresse à la vie contemporaine et il utilise une langue riche avec une imagerie très élaborée. Il ose utiliser des mots et des images qui ne sont pas de vagues fantômes métaphysiques. Il accepte le monde » [25].

De la science-fiction antérieure, ils ne rejettent pas tout, bien qu'ils n'en aient pas lu énormément : ils n'ont pas une "culture" de "fans". Mais Moorcock apprécie L'Homme démoli d'Alfred Bester [26] qui allie à la thématique du télépathe isolé, une spatialisation du discours et des pensées qui permettent des effets graphiques originaux, ainsi que, du même auteur, Jusqu'aux étoiles. ; Ballard préfère Bradbury. Tous deux apprécient des écrivains comme Charles Harness, Robert Sheckley ou Cordwainer Smith. Ces auteurs présentent pour Moorcock, et malgré leurs différences, quelques points communs qui les lui font aimer. Ils cultivent un idéalisme vigoureux et font preuve d'une joie ironique devant les valeurs de la société contemporaine. Ils ne sont pas cyniques et calculateurs comme ceux qui ont été formés pour figurer dans les replis confortables de l'"establishment", et qui écrivent “avec un critique sur leur épaule comme un oiseau de mauvais augure”, ce qui les empêche d'aller jusqu'au bout de leurs fantasmes. En somme, les auteurs appréciés par Moorcock et Ballard présentent une réelle authenticité car ils écrivent en toute liberté et peut-être même avec une certaine inconscience. Or la SF des années 60, après la disparition des "pulps", se veut soit messianique à la manière de la SF américaine d'un Campbell dans Astounding, soit "littéraire de façon traditionnelle" comme on le voit dans Fantasy and Science fiction. Rien là qui satisfasse nos deux auteurs. Avant de prendre la direction de New Worlds, Moorcock, et Ballard écrivent des lettres dans le courrier des lecteurs, pour réclamer une ouverture de la SF vers des auteurs en marge, comme Calvino, Borges, William Burroughs qui sont leurs découvertes et grâce à qui ils espèrent ressourcer l'imagination des auteurs de SF et celle des lecteurs. En vain.

« Avec naïveté nous avons cru honnêtement que les lecteurs seraient plus ouverts à des formes nouvelles d'écriture. Nous avons été surpris par le manque de réaction. Il m'a fallu plusieurs années pour comprendre qu'un certain type de "fan" de SF est le lecteur le plus conservateur qui soit » [27].

Cependant, après un long travail, qui a consisté notamment en une critique sévère des maîtres de “l'Âge d'Or de la SF” des lecteurs ont fini par réaliser l'intérêt de cette nouvelle manière d'écrire sur le monde dans le cadre de la SF. Mais cela a pris du temps.

Ce qu'ils ne peuvent faire bouger de l'extérieur, par des appels, nos auteurs vont tenter de le faire par l'exemple, depuis l'intérieur de la revue, dont Moorcock prend la direction, et où Ballard assure la fonction de critique et d'auteur exemplaire, en relation avec d'autres jeunes auteurs.

3.3 — New Worlds au quotidien

Comment en effet se passe la vie au quotidien dans New Worlds ? Avons-nous affaire à une armée en ordre de marche, une machine de guerre organisée comme les berserkers, comme une entreprise moderne ?

On peut avoir de l'extérieur l'impression d'un groupe organisé, et c'est peut-être pourquoi Aldiss parle d'une sorte de gang :

« Ils ont viré l'ancien gang. Un nouveau gang a pris le pouvoir » [28].

A quoi Moorcock répond que les écrivains qui participaient à l'aventure ne se sentaient pas partie prenante d'un quelconque “mouvement”. En fait la plus grande liberté régnait. Chacun soutenait les textes et les auteurs qu'il aimait, ce qui forçait la revue à présenter un grand éventail de styles, mais cela ne se faisait pas toujours dans une atmosphère de concorde et dans la convivialité :

« À New Worlds personne n'était d'accord avec personne, et cela se caractérisait par des querelles, des discussions privées et des bagarres […] Un pauvre Américain était venu dans l'idée de rencontrer une élite intellectuelle qui représentait pour lui toutes sortes d'idées en pointe. Que trouve-t-il à la place ? Une bande d'incroyables soûlards qui se lançaient des injures personnelles » [29].

C'est peut-être aussi pourquoi Peter Nicholls parle "d'anarchie" :

« J'ai parlé du monstre de l'anarchie, que j'ai vu comme une caractéristique de la SF de 1964 à 1974 en général, et dans New Worlds en particulier » [30].

Une des véritables originalités de la revue fut de présenter des numéros spéciaux consacrés aux nouveaux écrivains sous la direction d'un responsable par numéro. Moorcock s'étonnait même, a posteriori, du nombre de premiers récits qu'il avait publiés, et d'auteurs qui par la suite se sont révélés. Il cite en particulier Gene Wolfe, qu'on imaginait en effet assez mal faisant partie de ce mouvement. Rappelons d'ailleurs qu'au début la proportion des textes “traditionnels” et des textes “expérimentaux” a été respectée. Ensuite la part expérimentale a pris le dessus, aussi bien pour les textes que pour les illustrations, très influencées par le Dadaïsme. Voyons les titres des illustrations The Dreams of the Computer de Christopher Evans, ou Graphics for Burrough's Nova Express de Richard Whittern, ou Circularisation of condensed Conventional Straight-Line Word-Image Structures de Michael Butterworth par exemple. Quant aux titres des textes, ils pouvaient étonner aussi le lecteur naïf habitué à des titres de science-fiction classique. Voyons par exemple à quelques titres de nouvelles de Ballard : L'Assassinat de JF Kennedy considéré comme une course de côte par exemple ; ou Pourquoi je veux baiser Ronald Reagan.

On notera encore qu'il n'existait aucun ostracisme à l'égard des auteurs des États-Unis, et ceci bien que le but de la revue fût de poursuivre et régénérer la tradition anglaise de la SF qui se situe dans le sillage de Wells, Huxley ou Orwell et qui se distingue nettement de la tradition américaine des "pulps". Certains auteurs américains étaient d'ailleurs liés à la revue : c'est le cas de Disch dont New Worlds publiera Camp de Concentration, d'Ellison qui verra publié entre autres Un homme et son chien, sans oublier le beau texte de Delany : Le temps considéré comme une hélice de pierres semi précieuses. Zelazny, Lafferty, Silverberg et Spinrad y seront aussi publiés. Mais il ne semble pas qu'il ait existé entre les auteurs américains et le groupe des anglais de véritable objectif commun. Cela n'empêcha pas que Judith Merrill lance aux USA, après une visite en Angleterre, la mode de la "New Wave" et des écrivains américains "expatriés" avec sa fameuse anthologie England Swings SF (1968). Notons malgré tout qu'elle avait toujours été à l'affût de la nouveauté dans la collection des anthologies qu'elle animait — the Year's best of SF — où elle avait accueilli entre 1956 et 1969 des auteurs extérieurs à la SF, comme Ionesco et Steinbeck et même des auteurs d'avant-garde comme DR Bunch. ; C'est peut-être l'exemple de New Worlds qui a inspiré Orbit et la série des Dangereuses visions de H. Ellison. Comme New Worlds, Ellison voulait en effet publier dans ses anthologies d'originaux « des œuvres qui n'étaient pas publiables dans les magazines à cause des tabous des éditeurs » [31].

4. — Pour un inventaire

Compte tenu des ambitions de départ, du projet qui consistait à fondre les idées novatrices et expérimentales dans le cadre d'une revue de SF pour en renouveler l'imaginaire, on pourrait voir un échec dans l'épopée de cette revue. En effet le public n'a pas suivi, il est resté frileux, prisonnier d'un espace ludique momifié qui avait oublié que la SF pour exister devait être en prise avec le présent.

Mais si l'on se reporte à tout ce qui fut publié dans New Worlds, à tous les auteurs qui s'y sont aguerri, on peut soutenir, au contraire, que ce fut un moment historique dans l'évolution de la SF qui n'a plus été après New Worlds ce qu'elle était auparavant. Et le public, même s'il n'a pas toujours suivi, a été assez influencé pour que des auteurs qui n'auraient jamais pu être lus dans des revues de SF, des thèmes qu'on n'aurait jamais pu y aborder, des perspectives qui n'auraient jamais pu se trouver posées, l'ont été. La revue a servi de brise glace, et grâce à elle, et à ce qu'elle a permis par ailleurs, la SF a pu reprendre langue avec la réalité, celle de la littérature et celle du monde vivant, même si elle l'a fait de manière moins radicale que ce qui constituait la matière des textes expérimentaux.

On peut saisir la créativité illustrée par New Worlds de plusieurs manières. Par exemple en se reportant aux auteurs et aux textes publiés, dans leur diversité, en pointant les romans publiés en préoriginale et republiés ailleurs et en se référant à quelques auteurs précis

4.1 — Les auteurs et les romans révélés

Parmi les auteurs les plus connus, on peut citer : John Sladek, qui y publie les nouvelles de son fabuleux recueil Un garçon à vapeur, Pamela Zoline (et sa mythique nouvelle Heat Death of the Universe qui lui valut un essai de B. Aldiss [32]), Charles Platt, Roger Zelazny, Langdon Jones, Thomas Disch, Norman Spinrad, Robert Holdstock, James Sallis, Harry Harrison, John Brunner, Harlan Ellison, Ian Watson, Edward Bryant, Christopher Priest, Caroll Emshwiller. Hilary Bailey, Barrington J. Bayley, David Masson, Graham Charnock ont aussi été des contributeurs réguliers mais n'ont pas obtenu de reconnaissance en dehors de cette revue.

Notons la diversité des voix, des intérêts et des formes, que l'on retrouverait dans les illustrations, les auteurs de “graphics” et les photographes.

Quels ont été les romans publiés en préoriginale, et en plusieurs livraisons ? On a déjà cité Pavane de Keith Roberts dans SF Impulse, mais il publiera aussi dans New Worlds : Les géants de craie. ; Brian Aldiss y verra paraître Barefoot in the Head, Cryptozoique et Report on probability A. Ballard y publiera surtout jusqu'en 1971 les textes du recueil La foire aux atrocités. Spinrad Jack Baron et l'éternité, Disch Camp de Concentration et 334, Platt The Garbage World et Moorcock de nombreuses aventures de Jerry Cornelius dont le roman A bas le Cancer. On peut considérer que pour une petite revue c'est un très bon résultat.

4.2 — Aldiss et Moorcock

Les auteurs les plus marquants que cette revue a révélés, Ballard mis à part, sont, à des titres différents, Aldiss et Moorcock lui-même.

4.2.1 — Brian Aldiss

Aldiss avait auparavant publié des textes honnêtes comme Barbe grise et Croisière sans escale sur l'un des thèmes majeurs à la SF britannique, à savoir le genre "catastrophe", ou de fin du monde. Il y revient avec Le Monde vert [33]. Après New Worlds il écrira de nombreuses fictions dont la trilogie d'Helliconia, qu'il présente comme son chef-d'œuvre. Il se découvrira aussi une vocation d'historien et de critique de la science-fiction avec, en dernier lieu Trillion Year Spree.

Mais les textes qu'il publie dans New Worlds sont totalement excentriques par rapport à sa production habituelle. Report On Probability A est écrit à la manière des textes du "Nouveau Roman" français. Ce sont des descriptions "objectales", des textes de voyeurs fascinés par les choses qu'ils décrivent obsessionnellement, jusqu'à l'hallucination. Le rapport à la SF est plus visible dans la création d'un regard halluciné sur la réalité que dans l'exploitation d'une thématique précise. Barefoot in the Head, qui a paru sous forme de nouvelles ou d'épisodes dans New Worlds, est considéré par P. Nicholls comme une "charade", un "tour de force" qui renvoie à l'un des plus admirables essais de jeu sur la matière verbale, même s'il prend les apparences d'un texte écrit sous l'influence du LSD. Il demeure, comme certains textes trop proches des "aventures du signifiant" à proprement parler, intraduisible, et se réfère à certaines pratiques de Joyce dans Finnegans Wake. Mais on se situe quand même dans une problématique propre à la SF : l'Europe dans un futur proche, avec des trafiquants de LSD, dont l'un finit par accéder, après des scènes de sexe et de violence, à une vie contemplative, avant de devenir un arbre. C'est un texte qui met en accusation par le regard du héros, la "civilisation" occidentale, la "Westciv". Il peut être lu comme le journal spirituel d'Aldiss à une certaine époque de sa vie. Le héros, Charteris, est un errant, qui cherche ses racines et semble les trouver dans la rencontre avec des gourous comme Gurdjieff et Oupensky (la dernière partie de Barefoot in the Head est intitulée "Oupensky's Astrabahn"). Cryptozoïque en revanche apparaît comme un retour à une thématique traditionnelle de SF, avec un retournement final assez fascinant : le temps coulant dans une direction inversée presque tout au long du roman. Mais les références à l'univers de la drogue, le côté para-Dickien en font un texte plus que curieux, énigmatique. Il semblerait que ces trois textes aient constitué pour Aldiss une sorte de thérapie, au sortir de laquelle il a pu se mettre à construire des mondes neufs, à se situer dans l'histoire et à revisiter des mythes comme celui de Frankenstein dans Frankenstein délivré (référence au Prométhée de P.B. Shelley), L'autre île du Docteur Moreau, ou Dracula Unbound.

  4.2.2 — Michael Moorcock

Moorcock avant de prendre en mains New Worlds est d'abord connu comme un écrivain prolifique, surtout dans le domaine de la “Sword and Sorcery” avec la saga d'Elric, dont il conçoit le premier récit après une tournée en Scandinavie comme chanteur de blues, et que Ted Carnell publiera. Il sera reconnu comme écrivain important après la publication de différents textes dans ce magazine et en particulier les aventures de ce personnage d'"assassin anglais" que sera Jerry Cornelius. Il sera d'ailleurs utilisé par d'autres auteurs de la revue, tels que James Sallis, Brian Aldiss, Langdon Jones ou Maxim Jakubowski et ses aventures “non-moorcockiennes” donneront lieu en 1971 à un recueil The Nature of the Catastrophe. On a prétendu que Jerry Cornelius — J.C. comme le Christ — incarnait un mythe moderne, celui de l'anti-héros ambigu. Pourquoi pas ?

Pour Moorcock, qui a emprunté à Poul Anderson la lutte éternelle entre l'Ordre et le Chaos, Elric est, malgré sa qualité d'albinos (perçue comme un signe de décadence), un héros actif, bien que mélancolique et torturé. Quant à Jerry Cornelius, il est une sorte de pion manipulé par ces forces : il n'est pas tout à fait un acteur volontaire, sans être vraiment une victime. Il promène un regard de voyeur désabusé sur les crimes, le sexe, les génocides, les atrocités que montrait alors la télévision à propos de la guerre états-unienne au Việt Nam. C'est une sorte de James Bond qui serait un vrai dandy désabusé, même et surtout dans le crime. Le premier roman de la tétralogie où Moorcock réunit les aventures de JC (les initiales sont volontairement signifiantes) sera Le programme final.

Moorcock sera aussi couronné par le Nebula en 1969 pour Voici l'Homme, une autre nouvelle qui renvoie à la fois au voyage dans le temps et à la passion du Christ, qui d'une certaine façon semble hanter Moorcock. Karl Glogauer, après un vol temporel en Judée pour assister à la crucifixion, tombe en panne, est recueilli par les Esseniens, rencontre Marie, Joseph et leur tribu d'enfants frères et sœurs de Yeshua. Karl Glogauer prend la place d'un Jésus idiot et mongolien et se laisse crucifier pour créer la religion chrétienne à qui il donne des fondements solides.

Malgré cette récompense obtenue dans le domaine de la SF, Moorcock s'est surtout manifesté comme auteur de Sword and Sorcery, et plus tard comme auteur de romans mi-historiques mi fabuleux comme Byzance 1917. S'il a traité de thèmes propres à la SF c'est surtout le voyage temporel qui l'a intéressé ainsi que les univers multiples, nomme les "multivers" où coexistent plusieurs strates de la réalité (Voici l'Homme en est à sa manière un exemple). En liaison lointaine avec le décadentisme du Vermillon Sands ballardien, on peut aussi penser au cycle romantique des Danseurs de la fin des temps. Là aussi, une société située dans un temps si lointain qu'il est impensable, des hommes et des femmes quasiment immortels vivent un peu comme les Elois de La machine à explorer le Temps de Wells. Un des personnages, Jherek Carnelian (on retrouve JC) tombe amoureux d'une exploratrice temporelle — au nom de machine à écrire — Miss Underwood, qui l'entraîne dans son XIXe siècle d'origine. Les aspects cocasses, les anachronismes, les collages donnent à ces textes de SF une coloration très éloignée de la SF classique.

Mais Moorcock a dans sa production personnelle, peu de choses en commun avec les expérimentations littéraires des auteurs de New Worlds. Pendant qu'il dirige cette revue et que ses auteurs se lancent, comme Ballard ou Aldiss, dans des textes dérangeants, Moorcock les soutient ou les précède dans des éditoriaux et des articles. Mais sa production d'alors est extrêmement classique : il continue la saga d'Elric, il écrit sous pseudonyme des romans qui semblent venir tout droit de E.R. Burroughs : The Warriors of Mars, Blades of Mars, Barbarians of Mars entre autres qui datent de 1965. Par une certaine ironie de l'Histoire, Moorcock qui est honni en tant que directeur de New Worlds, à cause de l'aspect iconoclaste de cette revue, est cependant adoré des mêmes fans à cause de ses romans et de sa littérature alimentaire.

Reste Ballard, le plus original, celui qui donne l'impression d'avoir subi une véritable métamorphose, qui d'ailleurs ne s'est pas figée, grâce à son passage à New Worlds.

L'alchimie extraordinaire qui a eu lieu, par moments, dans les textes édités (et je dirai même produits) par New Worlds, entre une thématique revisitée de l'intérieur, une créativité narrative et une conscience politique, a rarement été retrouvée depuis. Seuls les textes de Ballard en demeurent comme l'exemple achevé et sans doute inimitable. C'est pourquoi nous allons maintenant aborder le monde de Ballard, dans son développement, dans quelques aspects de sa thématique, et dans son rapport à la postmodernité.

Notes

(Sauf indication contraire, l'absence de lieu d'édition renvoie à Paris)

[1] Une des réponses les plus intéressantes est donnée par ALDISS (Brian). Trillon Year Spree, The History of Science Fiction. London, Victor Gollancz, 1986.

Voir aussi BOZZETTO (Roger). L'obscur objet d'un savoir. Fantastique et science-fiction. Presses de l'Université de Provence. Aix. 1992. (Cet ouvrage a obtenu le Eaton Award en 1994)

[2]  En anglais, "science-fiction" s'écrit : “science fiction” sans trait d'union. Gernsback avait d'abord lancé “scientifiction” qui n'a pas eu de succès.

[3]  Michael ASHLEY The history of Science fiction magazine. part 3. London. New English Library. 1976.

[4]  BELLAMY (Edward) Cent ans après (Looking Backward. 1888).

[5] BOZZETTO (Roger) Moreau Tragi-Farcical Island, Science Fiction Studies Nº 59, Vol. 20, part 1, mars 1993 p. 34-45.

[6]  Le père de l'Heroic fantasy est William MORRIS qui a, de plus, écrit une utopie socialiste : Les Nouvelles de Nulle part. Le texte fondateur de l'Heroic fantasy est The Wood beyond the World (1890) Il inspirera entre autres auteurs anglais TOLKIEN, DUNSANY et C.S. LEWIS. Aux USA ce sera le personnage de Conan inventé par R. HOWARD qui servira de modèle à la “sword and sorcery”, qui est une variante moins poétique de l'"héroic fantasy" dont il n'existe pas de traduction française acceptée. Par ailleurs MOORCOCK a dirigé dans sa jeunesse, en 1957, un magazine juvenile Tarzan Adventures.

[7]  Ajoutons, pour être complets, que les auteurs de ces revues n'ont guère le temps de peaufiner leurs textes. Ils sont payés au mot, et très peu. Ils doivent donc produire énormément, sous plusieurs pseudonymes pour vivre de leur plume. Les questions de style ne sont pas pour eux essentielles. Ce que regretteront les premiers critiques officiels du genre que seront Damon KNIGHT avec In search of Wonder (Chicago. Advent 1967), et W. ATHELING Jr (J.  BLISH) in The Issue at Hand (Chicago. Advent 1964) Ils leur reprochent de ne même pas savoir écrire en anglais standard.

[8]  Une démarche à l'opposé de celle de la SF française des années 80, qui visait à atteindre à “la littérature” en copiant des procédés déjà obsolètes des rhétoriques d'anciens "nouveaux romans".

[9]  BLANCHOT (Maurice) Du bon usage de la science-fiction. NRF., Janvier 1959 Nº73. p. 90-101

[10]  Regrettons ici qu'il n'existe pas de Livre d'Or, ou de Temple de la SF consacré à New Worlds.

[11]  Sauf peut-être MONTANARI (Gianni) Ieri il futuro — origini e sviluppo della fantascienza inglese. Milano. Editrice Nord. 1977,.

[12]  Vargo STATTEN est l'un des 34 pseudonymes de Fearn (JR).

[13] Le New Worlds de Carnell avait déjà publié des auteurs américains de qualité comme P.K.DICK, T. STURGEON ou H. HARRISON.

[14]  Les textes de Ballard cités sont répertoriés dans Le livre d'or qui lui est consacré. Voir la bibliographie.

[15]  Dont on tirera le film de R. FLEISHER Soylent Green (Soleil Vert)

[16]  Il s'agit des textes de BURROUGHS (William) Le festin nu, Le ticket qui explosa, La Machine molle.

[17] Cet enfoiré de Tarzan dans les vapes (The Jungle Rot Kid on the Not) in Univers Nº02. J'ai Lu. 1975.

[18]  Dans New Worlds : a Personal History. Foundation Nº 15 January. 1979. p. 5-18. Moorcock fait allusion à un numéro 215 de la revue, à paraître en 1979. op. cit. p. 18.

[19]  WOLHEIM (Donald) The Universe Makers. N.Y. Gollancz. 1972. p. 105.

[20]  ibid. p. 6.

[21]  BLANCHOT (Maurice) op. cit.

[22]  MOUNIN (Georges) Poésie ou science-fiction ? Les temps modernes. Novembre 1951. p. 740-746.

[23]  BALLARD (JG) The profession of Science Fiction : From Shanghai to Shepperon. Foundation Nº24 1982. p. 5-23.

[24] Phénix nº27 p. 85. Le rapprochement entre SF et Rock N' Roll n'est pas fortuit.

[25] New Worlds : a Personal History. op. cit. p. 10

[26]  BESTER (Alfred) L'homme démoli (The demolished man (1953)) Denoël. 1955.

Jusqu'aux étoiles (The stars my destination (1957)). Denoël. 1958.

[27] New Worlds : a Personal History. op. cit. p. 11.

[28]  ALDISS (Brian) Billion Year Spree London. Doubleday 1973. p. 297.

[29] Phénix nº27 p. 88.

[30]  NICHOLLS (Peter) "Jerry Cornelius ar the atrocity exhibition : anarchy and entropie in New Worlds". Foundation nº9. 1975. p. 23.

[31]  ELLISON (Harlan) Dangerous Visions 2. NY Berkley. 1969, p. 8.

[32]  Paru dans The mirror of Infinity : A Critic's Anthology of Science Fiction édité par Robert SILVERBERG New York 1970.

[33]  C'est sans doute Mary SHELLEY qui lance le genre avec The Last Man. Plus tard on trouvera M. SHIEL avec Le nuage pourpre. Et on ne compte plus les textes anglais qui traitent ce thème, en en modifiant les circonstances et les variantes chez WYNDHAM, CHRISTOPHER, BRUNNER etc. sans oublier BALLARD bien entendu.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.