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Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Philippe Curval Petite chronique de nuit 14

La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 142, mars 1976

H.J. Magog : Trois ombres sur Paris

Fredric Brown : la Nuit du Jabberwock

John D. MacDonald : le Vin des rêveurs suivi de le Bal du cosmos

J.G. Ballard : I.G.H.

Jacques Sernberg : Sophie, la mer et la nuit

Bernard d'Ivernois : Approche psychopathologique de l'œuvre de Philip K. Dick

Imagine

Lester Del Rey : l'Art de la Science-Fiction

Frank Frazetta : l'Art fantastique de Frank Frazetta

Attention, ne confondons pas, cette chronique n'a rien d'exhaustif ; ne cherchez pas à y trouver un résumé, un index de ce qui paraît en France. Ce n'est pas non plus un guide des bonnes adresses de la SF, à l'usage de ceux qui n'ont pas le temps d'en lire, d'en entendre ou d'en voir et qui voudraient en parler.

Bien fou serait celui qui se prétendrait aujourd'hui le critique encyclopédique de la Science-Fiction. La Connaissance, connaît pas. Tout a été balayé par un vent de renouveau. Alors, on réinvente, on tâtonne, on se fait mineur, on pioche dans les filons de l'édition et l'on cherche… les pépites. Pas seulement les pépites. Même la teneur du minerai en métal n'est plus un critère de sélection absolu dans ce domaine. Qu'importe un taux faible si le résultat est beau ! Les veines et les strates, se composant avec les autres corps, peuvent être belles et réjouir l'œil, l'esprit, l'odorat, le goût, quand on se décide à déguster les pages. Alors, vous qui croyez trouver ici une grosse chronique d'ennui à l'usage des bonnes mœurs du science-fictiste distingué, changez de revue. Je ne suis pas critique littéraire, mais chroniqueur gastronomique. Ces textes sont destinés aux gourmets, pas aux gourmands. Les bâfreurs et les infirmes du palais peuvent s'intéresser à leurs rubriques habituelles sans risquer l'indigestion.

Qu'y a-t-il donc au menu de ce mois ?

Côté gastronomie ancienne, dans l'esprit du Dictionnaire de la cuisine, d'Alexandre Dumas père, vous pouvez déguster Trois ombres sur Paris, de H.J. Magog, cela se situe entre la terrine de brochet et le pâté de rascasse à l'ancienne. Mais trêve de comparaisons ridicules. Je ne suis ni un contempteur de la vieille SF made in France ni un fanatique de l'exhumation. Il existe des œuvres qui ne se sont pas imposées en leur temps et qui méritent la lecture ; le H.J. Magog est de celles-là. Toute la machinerie du roman-popu est en place, le mécanicien est un fameux spécialiste, embarquez-vous à bord du train de plaisir, cela fait passer trois bonnes heures entre Paris et Étretat. Pourquoi se les refuser sous prétexte que le roman date de 1928 ? Le côté satire politique, souligné par le présentateur du livre, est largement dépassé, mais l'anecdote a conservé de sa fraîcheur, le texte de sa valeur, le ton de sa vivacité. Cette histoire de surhommes et de savant-pas-fou, de boîte crânienne trop petite et de sentimentalité trop grande est pleine de charme et d'invention. Un détail amusant : sur l'édition originale de Trois ombres sur Paris, on peut lire, en bas à gauche, "Librairie Gallimard". Les temps ont bien changé : qui imaginerait aujourd'hui les successeurs de cette honorable maison en voie de publier un chef-d'œuvre du roman de SF ? En supprimant le "Rayon fantastique", cette boutique porte désormais le deuil de son passé. Marabout, lui, n'hésite pas à publier Magog.

Toujours dans le domaine de la réédition, les amoureux inconditionnels de Fredric Brown, dont je suis, ne peuvent que se réjouir de la parution en librairie d'un roman de leur auteur préféré. même s'il fait partie des polars. Or la Nuit du Jabberwock est le plus beau de tous les policiers de Brown ; il est paru une première fois sous le titre Drôle de sabbat, dans une version écourtée et mal traduite. Aujourd'hui, chez J'ai Lu, le voici intégral et retraduit : une merveille. Si un petit matin, à fleur de rêve, vous aviez imaginé un roman policier dont l'énigme serait élucidée grâce aux mathématiques absurdes de Lewis Caroll, sachez que Fredric Brown a relevé le défi pour vous. Alors ne résistez pas au plaisir de l'accompagner, vous suivrez la plus belle partie d'échecs jouée contre l'imagination par un alcoolique de génie.

Chez Émile Opta, maintenant, dans le genre incunable, deux romans de John MacDonald qui datent exactement de la même époque que le Brown. Mais, tandis que Brown, vers 1950, se faisait un nom dans la SF, tout en publiant d'intéressants ouvrages dans le domaine policier, MacDonald, maître de ce genre, nous donnait parallèlement deux romans de Science-Fiction. Michel Demuth, ravi de l'aubaine, en a profité pour les traduire (je répare ici une faute professionnelle : en un an de chroniques, je ne l'avais jamais nommé, sauf sous son pseudonyme "le rédacteur en chef de Galaxie"). A-t-il bien fait de le faire ? Nous allons tenter de répondre à cette question Tout d'abord, n'en doutons pas, John MacDonald est un habile faiseur ; vous n'avez qu'à lire à la suite les deux débuts du Vin des rêveurs et du Bal du Cosmos pour vous en apercevoir ; quelle technique ! Et quel équilibriste ! On sent l'écrivain pro style Uessa qui se met devant sa machine avec une petite idée en tête et qui part, brodant sur autre chose à l'occasion. MacDonald sait qu'il pourra se rattraper quand il le voudra. Il ne se prive pas de virevolter, d'imaginer, d'engager le lecteur sur de fausses pistes, de le ferrer quand il le désire. MacDonald n'est pas de ceux qui exploitent à mort un filet d'invention. Il est riche des mille romans qu'il n'aura pas le temps d'écrire parce qu'il mourra avant de les achever. C'est pourquoi MacDonald est si généreux. Mais cette générosité ne veut pas dire confusion, bafouillage, prolixité, elle signifie exploration et richesse.

Pourtant, le thème des deux romans, lui, est unique. C'est, comme le souligne justement le dos de couverture, un thème paranoïaque : l'homme n'est pas responsable de ses actes car il est surveillé-canalisé-suggestionné par des extraterrestres : « Si l'on met un petit animal dans une cage blanche avant même que ses yeux ne se soient ouverts, s'il vit sa vie entière dans cette cage, s'il y mange, s'il y dort, s'il y meurt… alors, à l'instant précis de sa mort, ce petit animal pourra regarder les parois de sa cage et dire : ceci est le monde. » écrit MacDonald.

Tout le problème est là, celui du Vin des rêveurs comme celui du Bal du cosmos. Les terriens sont bloqués par leur impossibilité d'imaginer le monde autrement qu'à partir de ce qu'ils voient : la Terre. Une pulsion profonde les pousse à visiter le cosmos mais leurs gardiens les en empêchent. Et cette Science-Fiction d'appel vers l'espace, ce cri des rêveurs qui veulent s'embarquer pour le bal du cosmos, c'est en partie celui de la SF de 1950. Un grand espoir est né chez les gens comme MacDonald qui voient dans l'astronautique, au lendemain de la guerre fratricide qui embrasa le monde, l'espoir de l'humanité. La théorie du vol spatial est connue, il ne reste plus qu'à inventer la technologie ; comme tous les idéalistes, il se désole de la voir se dessécher.

Le Vin des rêveurs est d'une structure rigoureuse, donc d'une lecture aisée. D'une part les Terriens en proie à d'obscures pulsions criminelles qu'ils ne parviennent pas à contrôler ; d'autre part, les Rêveurs, derniers descendants d'une race supérieure qui dégénère, au cœur d'une planète. Des machines leur permettent de s'insérer dans la réalité de trois autres mondes et de la modifier ; mais la tradition veut que ces voyages soient seulement des rêves. La cruauté de leurs interventions n'a pas de limites puisque l'ordre politique et religieux de leur civilisation maintient qu'il s'agit d'une activité purement onirique. L'hérésie consisterait à croire qu'elle est réelle. C'est ce que va prétendre Raul, un rêveur pas comme les autres.

Sur Terre, Bard tente de mettre au point un système de propulsion spatial. Par une série de séquences alternées, Raul et Bard, ainsi que leurs héroïnes respectives, finiront par se découvrir. Sur ce schéma limpide, le Vin des rêveurs constitue un suspense bien ficelé, bourré d'idées. J'aime beaucoup son aspect très antibureaucratique, antimilitariste, son ton parfois virulent à l'égard des institutions. Pour son coup d'essai, MacDonald fait un coup de petit maître. Si l'on compare son roman à ceux que les spécialistes du genre, comme Heinlein ou Russell, par exemple, écrivaient à la même époque, on ne peut que le mettre au même niveau de qualité. Avec un petit quelque chose en plus. Car MacDonald est un écrivain subversif et son idéalisme n'a pas la même couleur que celui de ses confrères ès SF. Il suffit de lire très attentivement le premier rêve de Raul pour s'apercevoir qu'un des thèmes les plus chers à MacDonald, la libération des pulsions libidinales, s'y retrouve avec une acuité sans équivoque. Le monde des Rêveurs représente en fait la part de l'inconscient collectif qui empêche les hommes de conquérir les étoiles. Le combat dont il s'agit ici, dans sa présentation paranoïde, se présente comme la métaphore d'une psychanalyse de l'humanité, la rencontre du conscient et de l'inconscient qui permettra peut-être à l'homme de demain de s'épanouir vers l'espace. Pourtant, chez MacDonald, les choses ne sont pas si simples et les tabous qui pèsent sur la société ne sont pas remis en question. La psychanalyse peut s'accomplir si les lois morales ne sont pas transgressées, malgré les tensions mises en œuvre par cette quête éperdue, ce fantastique combat contre le scepticisme. Les quatre héros, Sharan et Bard, Raul et Leesa, demeureront chastes jusqu'aux dernières lignes du roman pour mériter leur victoire.

C'est le récit de ces contradictions entre désir et assouvissement, entre subjectivité et réalité qui font du Bal du cosmos une sorte de chef-d'œuvre. Un roman pré-Dickien. Alors que le thème paranoïaque est dominé dans le Vin des Rêveurs, il est subi dans le Bal du cosmos. Ici, le monde est bouleversé, les structures se sont effondrées. Après la troisième guerre mondiale, le monde occidental a perdu sa suprématie. Les personnages du Vin des Rêveurs, plutôt falots, servaient de prétexte à l'action ; ceux du Bal du cosmos, très en relief, dévorent peu à peu le sujet. Puisque les tabous sociaux sont transgressés, puisque la société ne permet plus à l'être humain d'y trouver sa voie, celui-ci découvre une sorte de virginité morale. Dans ce chaos que décrit MacDonald, où les États rassemblés autour de l'Inde constituent la démocratie avancée, où le communisme s'est “fondu”, absorbé par le régionalisme [1], où le Brésil est une puissante nation fasciste qui contrôle la plus grande partie de l'Amérique du Sud, etc., l'homme américain est redevenu le bon sauvage. Il est considéré par les autres États comme une nation sous-développée. Dake Lorin en est le porte-parole, journaliste-polémiste démocrate, prêt à défendre les libertés ; son archétype puise à des racines socio-culturelles profondes, caractéristiques des Uessas, caractéristiques aussi des années cinquante.

Nous sommes dans les années 1970. à New York, la pornographie, la violence et la drogue se sont développées dans des proportions effrayantes [2]. Branson, un politicien célèbre qui cherche à tout prix à éviter la quatrième guerre mondiale en menant des tractations secrètes avec les chefs des diverses grandes puissances, a brusquement tourné casaque et saboté tous ses efforts. Puis il est mort, non moins mystérieusement. Dake Lorin, qui travaillait avec lui, ne veut pas croire à sa trahison. L'article qu'il vient d'écrire peut prouver ses affirmations et rétablir l'œuvre pacifique de Branson.

Mais d'étranges personnages semblent vouloir s'opposer à cette tentative. L'itinéraire de Dake va prendre l'allure d'un véritable cauchemar paranoïaque. La réalité va se distordre au point d'échapper au contrôle du journaliste. Car notre pauvre Terre est le lieu privilégié d'un affrontement entre deux factions rivales d'extraterrestres. Et le pouvoir de ces êtres sur la réalité est tel qu'il n'existe qu'une seule échappatoire pour l'homme qui se trouve pris, comme Dake Lorin, dans le combat dément qu'ils se livrent : la folie.

Lutte sans pitié d'un homme pour échapper à la folie qui le guette, tel est l'argument central du Bal du cosmos. On voit là tout ce que MacDonald avait d'original à son époque ; il est l'inventeur de toute une thématique que reprendra partiellement plus tard Philip K. Dick. Ne serait-ce donc que pour son rôle de précurseur, voilà un roman qui mérite de figurer dans toute bonne bibliothèque de SF.

Le Bal du cosmos est aussi l'histoire d'une psychanalyse ; mais celle-ci conduit à l'échec ; la paranoïa, au lieu de régresser, s'instaure définitivement. Dake Lorin, au terme d'une narcose où il revivra son Œdipe et fera l'apprentissage de la télépathie à travers l'évocation d'un souvenir d'enfance lié à une bicyclette rouge, s'installera définitivement dans le monde de ses fantasmes. Le plus fervent défenseur de la démocratie a désormais perdu toutes ses illusions. L'homme n'est pas, n'a jamais été capable de décider de son sort. Pour Dake Lorin, il vaut donc mieux faire partie de ceux qui gouvernent leurs passions et dessinent leur réalité, en acquérant cette anormalité qui fait de l'individu, de quelque race fût-il, un véritable adulte.

Roman de la folie, roman désespérant de celui qui s'enlise peu à peu dans les marécages de sa sensibilité, le Bal du cosmos permet d'envisager la carrière phénoménale que John MacDonald aurait faite dans la Science-Fiction s'il n'avait opté pour devenir l'un des titans de la "Série Noire".

Assimiler le dernier roman de Ballard, I.G.H., à la paranoïa, serait un itinéraire facile auquel je ne céderai pas. Ballard, lui, est un entomologiste ; ce qu'il décrit n'est pas l'expression de ses fantasmes personnels mais de ceux qu'il envisage à partir d'une situation observée. D'ailleurs, le choix d'un sujet, chez Ballard, est significatif. Il lui permet d'interposer sa loupe, l'écriture, entre la réalité déformée et ses propres obsessions. Mais qu'on ne s'y trompe pas, si ce système recouvre la plupart du temps une véritable distance critique de l'auteur vis-à-vis de son projet, dans des romans anciens, le Monde englouti, récents, comme l'Île de béton, il sert par comparaison à souligner son engagement vis-à-vis des thèmes qui le concernent, comme Crash.

I.G.H. appartient plutôt à la première veine ; ici le sujet est dominé, le propos est démonstratif. C'est sans doute le seul reproche qu'on puisse faire à cet excellent roman, malgré la qualité du style (et de sa traduction), malgré l'intelligence de l'écrivain, on perçoit l'artificialité. Et pourtant, contrairement à Crash, où l'obsession automobile avait un caractère répétitif, angoissant pour celui que subjuguait le roman, et lassant pour celui qui s'en échappait, les thèmes et variations d'I.G.H. sont infiniment plus subtils. Le récit est mieux construit, moins hâtif, moins fiévreux.

I.G.H. est un roman de Science-Fiction basé sur le problème des tours géantes que comportent les cités nouvelles et surtout de leurs habitants. « ils étaient les premiers à maîtriser un nouveau mode d'existence du vingtième siècle finissant. L'écoulement rapide des amitiés et connaissances, l'absence de contact réel avec autrui avaient tout pour les satisfaire… », « …L'habitant satisfait de ne rien faire sinon rester assis dans son appartement trop coûteux, regarder la télévision avec le son baissé et attendre que le voisin fasse un faux pas. » Voilà comment Ballard décrit le calme sournois qui se dégage d'une observation attentive de la population des tours. La terrible odeur de promiscuité, la mesquinerie des rapports entre voisins, l'excessive contiguïté spatiale des gens. Dans ces milieux nouveaux où l'horizon est devenu vertical, peut naître une nouvelle race d'humanité. Ce renversement de la cosmogonie doit fatalement provoquer une rupture d'équilibre. Ballard va l'imaginer et la décrire par le menu, à travers trois personnages différemment affectés par la décomposition progressive de la situation.

Pourquoi chacun des habitants de la tour reste-t-il impuissant à contrarier l'apparition de cette apocalypse figée ? Sans doute pour vérifier l'hypothèse de sa propre médiocrité, pour assumer sa propre décomposition.

« Le climat mental qui régnait dans les tours avait fait l'objet d'enquêtes dont les conclusions étaient accablantes. L'absence d'humour constituait le trait le plus significatif, » dit Ballard. Et pourtant, dans cette tour construite semble-t-il à quelques kilomètres d'un Londres rêvé, le déchaînement des forces obscures qui va pousser les gens à s'entre-déchirer naît bien sous le signe d'un humour contestable : des crottes de chien ont été déposées dans les conduits des climatiseurs. Il apparaît d'ailleurs que l'humour, force destructrice par excellence, est ici à l'origine de quiproquos irréversibles. Dans la tour que décrit Ballard chacun se livre à des blagues cruelles : barbecues d'animaux familiers, petits sévices, destructions de voitures, persécutions d'enfant. Car, à ce stade extrême de l'urbanisation, où le “social” est poussé jusque dans son absurdité ultime, les structures du confort sont si fortement constituées que le plus petit dérèglement dans les usages, dans les relations qui se sont formées entre les habitants des tours, apporte des mesures de rétorsion équivalentes. Ainsi, dans ce monde clos, la tension va monter progressivement, par accumulation de faits, anodins d'abord, qui se répondent et s'amplifient ensuite. Pour se consacrer avec plus d'intensité à l'activité de groupe que réclame la tour, quelques habitants vont s'y enfermer ; la plupart des autres vont continuer à se rendre à leur travail, profitant de la trêve tacite qui s'établit au cours de la journée. Malgré la montée de l'horreur qui commence, chacun va remplir son rôle civique comme s'il ne se produisait rien; un peu comme dans ces pays où les révolutions de palais entre intellectuels et militaires, qui exigent parfois des orgies de sang, n'influent pas sur le comportement des classes aisées, des commerçants et même des masses populaires.

Mais la révolution, insidieusement, s'est opérée, la société indifférente des tours s'est muée en société tribale. Dès lors, les clans vont s'affronter d'étages de luxe en étages prolétaires, vont se livrer à des guerres d'ascenseur pour reconquérir un palier. Peu à peu, les caractères de chacun des personnages principaux vont se défaire, puis régresser lentement vers le stade primitif. Machine à remonter le temps de la société, la tour va en démonter les mécanismes pour restituer aux individus qui composent cette entité sociale, ce village vertical, une virginité presque fœtale.

« Ce serait une erreur de croire que nous sommes tous en train de revenir à un état d'innocence primitive. Le modèle, dans notre cas, c'est moins le noble sauvage que le petit moi post freudien, » fait dire Ballard à l'un de ses personnages. Certes, ces fœtus recréés ne sont pas innocents. Ils portent en eux les stigmates de la civilisation qui les a produits et, lorsque tous les tabous auront été transgressés, lorsque la tour aura été symboliquement dynamitée de l'intérieur, on pressent que les rescapés, dans un mouvement de va-et-vient irrésistible, vont peu à peu reconstituer la société qui les a amenés à se détruire.

Tel est le thème du roman de Ballard, grandiose et prophétique… si l'on croit à la véracité des prophéties. Je ne pense pas que notre civilisation doit nous conduire à un optimisme béat, mais je me refuse systématiquement d'envisager une finalité apocalyptique à nos avancées technologiques. J'entends par là qu'il ne me semble pas plus atroce aujourd'hui pour un citadin d'habiter dans une tour qu'à un paysan d'hier d'habiter dans un village misérable. Tout le monde paraît avoir oublié que, sous la vision idéalisé d'un monde rural, des drames aussi intenses que ceux vécus par les personnages d'I.G.H. se sont produits jadis. C'est pourquoi en Angleterre, en France, les travailleurs agricoles se sont rués vers les villes. C'est pourquoi j'estime que l'holocauste symbolique des tours, magistralement décrit par Ballard, n'est qu'une métaphore partisane de la modernité urbaine. Il ne me paraît pas mettre en cause les relations possibles entre bonheur et technologie. Les transgressions auxquelles l'homme s'est livré par rapport aux lois dites “naturelles” n'aboutissent pas nécessairement à des catastrophes. Cette Nature (contrairement à ce que pensent certains esprits mystiques) sécrète elle-même des cataclysmes redoutables. Les humains conscients des impasses de l'évolution ont raison de vouloir les épargner à leurs descendants. Le seul danger consiste à produire des objets, des machines, des villes qui ne sont véritablement pensés par personne, fruits de la bureaucratie administrative ou du marketing.

Si vous n'êtes pas amateur de Jacques Sternberg, je vous conseille de lire Sophie, la mer et la nuit, son dernier roman paru chez Albin Michel, vous n'y retrouverez ni l'humour glacé des contes du même nom ni la folie délirante de l'Employé ou d'un Jour ouvrable. Il s'agit d'un Sternberg sentimental — c'est sans doute pourquoi l'éditeur a cru bon de l'affliger d'un titre aussi ridicule — où la Science-Fiction est prétexte à une histoire d'amour éperdu.

Science-Fiction légère, en pointillé, dont la surprise ne nous est dévoilée qu'aux toutes dernières pages. Parce que Sternberg n'aime pas les hommes, il ne peut imaginer de s'enflammer que pour une extraterrestre. C'est ce que raconte Sophie, la mer et la nuit, avec un constant bonheur d'écriture. Dans sa description obsessionnelle de cet être étrange et fuyant, dans l'extase répétitive que Sternberg manifeste à l'égard de son regard, de ses gestes, de ses habitudes, de sa façon de faire l'amour et de mener un dériveur par un vent de force 5, il y a vraiment tous les éléments d'une réussite exemplaire. Peu à peu se dessine le portrait d'une créature essentiellement différente, plus humaine que les Sconges de la Sortie est au fond de l'espace, mais plus subtilement inhumaine que toutes les extraterrestres que Jacques Sternberg a déjà aimées auparavant — auxquelles il m'est arrivé de serrer la main. Il y a dans son récit une patience, une minutie que je n'avais jamais découvertes chez lui et surtout, rythmant les pages, le bruit de son cœur révélé, révélateur.

Par contre, ce que j'aime moins, dans Sophie, la mer et la nuit, c'est la sempiternelle énumération de tous les griefs que l'auteur porte à la race humaine. Il s'est tant de fois exprimé dans ce domaine, avec une réussite beaucoup plus grande, qu'il me semble inutile de retrouver ce thème récurrent en contrepoint de ce récit. On sait une bonne fois pour toutes pour l'avoir lu dans le Micro-Sternberg, le dictionnaire du mépris, que les humains sont des prolétaires puants, qu'ils mangent d'une façon répugnante, que leurs idées sont à la hauteur de leurs performances stomacales, que leurs femelles ont des vagins avides et d'une odieuse sexualité. Alors, pourquoi, pour une fois, Sternberg ne s'est-il pas laissé tout doucement aller au fil de ses fantasmes amoureux ? Sans doute pour interdire à ses lecteurs de penser qu'il aurait pu avoir un instant de faiblesse à l'égard de l'humanité. L'extraterrestre est un plat qui se mange froid.

Dans le domaine des curiosités littéraires, je vous signale la thèse insolite que Bernard d'Ivernois a soutenue devant la faculté de Montpellier pour l'obtention de grade de Docteur en Médecine ; elle s'intitule Approche psychopathologique de l'œuvre de Philip K. Dick. Vous pouvez l'acheter, comme moi, à la librairie "Temps Futurs" à Paris. À travers plusieurs romans spécifiques de Dick, le futur docteur d'Ivernois analyse la démarche mentale d'un écrivain de Science-Fiction exemplaire, il essaye de définir si ses rapports avec la réalité truquée de l'univers peuvent révéler une psychose. La thèse, bien que très incomplète, pourra servir utilement de guide à certains critiques balbutiants qui œuvrent dans les bas-fonds de l'underground. Je ne résiste pas au plaisir de vous citer la conclusion : « C'est en cela que Dick est pathogène, au moins le temps d'une lecture… Il nous rend en effet, pour un temps, psychotiques, incapables de distinguer le réel de l'imaginaire, perdus et tâtonnants. Certains en ont déduit qu'il était lui-même schizophrène. C'est méconnaître la maîtrise, la distance qu'implique une telle stratégie. C'est prendre le texte pour l'auteur, le producteur pour le produit. ». Une conclusion s'impose, c'est le docteur d'Ivernois qui nous la fournit : si vous voulez vous procurer de la drogue sans ordonnance, lisez Dick.

Toujours à propos de Stan et Sophie Barets : les libraires de la rue Perronnet publient avec d'autres une revue de merveilleux, Science-Fiction, bandes dessinées, parapsychologie, ovnis, fantastique, folklore. Quelle salade ! Ce n'est pas que le premier numéro d'Imagine soit mauvais, mais tant de choses, si contradictoires, dans un seul sommaire, cela me paraît une erreur. Une revue, c'est un peu comme un navire, s'il y a plusieurs capitaines, elle risque de n'aborder aucun rivage. Enfin, ce n'est pas moi, qui en ai fait couler un certain nombre sous mes pieds, qui aurai la prétention de me présenter comme un oracle en la matière. L'exemplaire que je tiens entre mes mains comporte — entre autres —, pour le prix un peu chaud de 15 francs, une magnifique couverture en couleur de Christopher Foss, une B.D. de Floch et Rodolphe assez séduisante, de très mauvais dessins de Kaher, un superbe Solé à la manière de Finlay et deux entretiens intéressants. Le premier est de Lob, sur le tournage de Dune, le second de Jodorowsky sur les ovnis, à moins que ce ne soit le contraire. Mais ne vous laissez pas prendre à cette apparente désinvolture, chaque fois que je vois une revue paraître, je suis jaloux. Et il n'y a pas que moi ; si vous entendiez les commentaires chaque fois qu'un ami sort quelque chose !

Pour finir, je voudrais attirer votre attention sur les deux albums récemment parus aux éditions du Chêne qui concernent directement les amateurs de SF et autres vertiges spéculatifs : l'Art de la Science-Fiction, par Lester del Rey et l'Art fantastique de Frank Frazetta. Dans le premier, quarante planches en couleurs splendidement reproduites donnent une idée de ce qu'étaient les couvertures des magazines de SF des années 26 à 54. Évidemment, le choix est empirique, sur les milliers de numéros parus à cette époque, pourquoi avoir choisi ceux-là ? Personne ne peut sans doute le dire, même pas Lester, ils ne répondent à aucun critère de qualité, d'imagination, de beauté ; ils sont, simplement, et cela suffit sans doute. C'est un peu comme si vous achetiez quarante numéros au hasard dans les librairies spécialisées pour leurs couvertures. Avec un avantage certain pour le volume dont je vous parle, le prix en est infiniment moins élevé. Un véritable plaisir pour les amateurs de rétro, l'Art fantastique de Frank Frazetta me paraît plus éclectique, mieux conçu. Ce disciple évident de Gustave Moreau, amoureux des œuvres de Burroughs (Edgar Rice pas William) est un illustrateur lyrique et torrentiel. Petites brunettes rondelettes et demi-nues aux allures d'Anthinéa, monstres blêmes et velus, combats sourds dans les ténèbres glauques, tout l'arsenal de la mythologie B.D. est là. Mais qu'on ne s'y trompe pas, Frazetta sait renouveler les sujets. Ses tableaux nous emportent vers un au-delà de la convention grâce à sa prodigieuse virtuosité, grâce à son génie inventif. Ces photographies de l'irréel sont à analyser au premier comme au quinzième degré.

Notes

[1] & [2] Exemple frappant d'un cas où la Science-Fiction surpasse la prospective [note de 1995].