Chroniques de Philippe Curval

Serge Brussolo : le Château d'encre

roman de Science-Fiction, 1988

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :
À travers les enfers intérieurs

Il résulte, des journaux intimes, un délicieux effroi à deviner toute une vie dans les intestins fumants de l'écrivain qui se sacrifie au genre. En Science-Fiction, les tourments littéraires de ces enfers intérieurs sont plus atroces encore puisqu'ils traduisent les secrètes fermentations, les tumeurs malignes de l'imaginaire. Ils relèvent de l'éventration des rêves.

Pour Serge Brussolo, qui réintègre en manteau couleur de muraille l'éditeur qui le publia initialement, ses pires hantises s'inscrivent dans le récit familier de ses combats contre l'ombre. Espérons que ce Château d'encre soit le hors-d'œuvre d'une série de textes plus littéraires que ceux publiés au Fleuve noir, car il témoigne d'une égale inspiration.

Au cœur d'une ville sans nom sur une planète inconnue, un enfant à l'âme chafouine — n'hésitons pas à dire craignos — s'est réfugié avec sa mère et sa sœur dans un avant-poste de la nuit, le “château d'encre”, pour fuir la criminelle lumière du jour, coupable de projeter sur le sol les silhouettes humaines en négatif. Sarah, sa mère, s'occupe des cérémonies funéraires qui accompagnent la mort des Hommes et de leurs ombres. Dorine, sa sœur, les rapetasse quand ces dernières se déchirent ou les redessine quand elles ne sont plus à la mode. Car sur ce monde, les ombres sont organiques ; formées de bactéries, elles parasitent les êtres en se nourrissant de leurs maladies.

D'où ce journal intime et terrifiant où sont consignées toutes les variations autour de ce thème voué à l'ignominie. Depuis le double obscène qui fornique avec la sœur du héros quand son porteur s'endort, jusqu'aux ombres pétomanes qui gonflent les défunts embaumés et célèbres. Avec une minutie de malade mental, l'enfant brussolien capte les complicités, les menaces, les répugnances de l'ombre, décrit systématiquement sa texture, sa consistance et sa morphologie, traque ses perversités jusqu'au dérèglement maniaque.

Un bien curieux itinéraire qui tourne au pogrome. C'est-à-dire jusqu'à la dissolution complète du jour qui provoque le retour à la nuit primitive où les ombres s'effacent.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 250, février 1988

Antoine Volodine : Des enfers fabuleux

roman de Science-Fiction, 1988

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :

Le journal transcrit par Volodine dans Des enfers fabuleux est à la fois plus diffus et plus mystérieux. On ne sait exactement qui le tient avant la fin du livre. L'écriture prend ici plus de volume, devient presque sujet quand elle tente d'arracher à la réalité fantasmatique ses secrets les plus abominables, en torturant les phrases jusqu'à l'agonie, en les pliant selon la courbure due à la relativité.

« La nature de l'espace est telle que seule l'énergie de la pire douleur peut permettre de le parcourir. » suppose, quelque part, à peu près, le récitant. Cet “enfer fabuleux”, le voyage spatial et ses conséquences temporelles, est l'enjeu de puissances occultes, en particulier des très curieux mutants qui résident dans le monastère de Woorakone, près des glaces éternelles du désert de Wook-wook. Ils s'amusent, on dirait, à faire flamber des innocents pour vérifier si l'holocauste constitue bien un moyen de vaincre les dimensions. Mais il n'y a pas qu'eux : même cet oiseau qui roule en camion vers Wungdagh espère y parvenir au prix du sacrifice. Et puis, il y a celles qui émergent ailleurs pour avoir brûlé autre part. Lilith, Leela et Ulke, Ulrike. Peut-être pourra-t-on leur en faire avouer le secret avec les tenailles des mots ?

Telles sont les interrogations passionnées qui motivent ce journal de la dernière chance, mené en dépit des règles et de la logique. Il s'acharne à restituer le sens de la douleur qui s'exprime à travers le travail littéraire, à traduire la solitude de l'écrivain vulnérable qui cherche en tâtonnant du verbe à reconstituer une réalité fuyante. Ici, la Science-Fiction s'instille dans les artères, s'infiltre dans le système nerveux, devient sujet plus qu'objet. Bientôt, Volodine ne maîtrise plus sa fiction : persécuteur persécuté, il tente d'analyser le phénomène qui le saisit, puis d'opposer une série de filtres sémantiques au supplice d'écrire. Trop tard, la douleur s'est emparée de son cerveau. Il voyage, et nous avec. « L'espace n'est construit ni d'éther ni de vide, mais de souffrance et de désespoir. »

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 250, février 1988