Articles de Philippe Curval

Jules Verne, l'hélice et le tour du monde

dans le cadre du dossier Jules Verne inattendu du Magazine littéraire, 1976

article de Philippe Curval

par ailleurs :

L'hélice et le tour du monde sont les deux symboles-clé de l'œuvre de Jules Verne.

 

Peut-on réellement aborder l'œuvre de Jules Verne par un autre biais que celui des volumes de la collection Hetzel ? Délaisser sans regrets la quadrichromie gravée en pleine toile, “à l'ancre” ou “au phare”, les dessins hors-texte de Benett ou de Riou ? Je ne le crois pas. Sans son décor, sans sa matière dessinée, Verne se dessaisit d'une part de son mystère et se dépare de son éclat. Il en est pour preuve la réédition des romans en livre de poche qui, malgré l'apport des illustrations, ne put aller jusqu'à son terme, faute de s'identifier au souvenir.

Jules Verne, c'est d'abord, pour moi, une scénographie de l'imaginaire, une mise en condition indispensable pour permettre aux lecteurs de l'époque comme à ceux de cette fin du xxe siècle de s'installer dans l'optique de l'extrapolation scientifique, encore si difficilement admise. Car, pour les uns comme pour les autres, les visions futuristes de l'auteur de Robur le conquérant demeurent des projections hypothétiques de la science dans un avenir parallèle ; ce qui y est décrit n'a acquis qu'une réalité uchronique ; le futur de Verne s'est tout entier incarné dans les images mentales que produisent ses romans. Jamais, semble-t-il, œuvre littéraire n'a atteint une aussi grande plénitude formelle ; sorte de monument à l'avenir qu'attendraient d'autres descendants du xixe siècle que nous, placés sur un plan différent du temps. Chez lui, le vrai et l'invraisemblable se mêlent et se confondent : son présent, qui est pour nous le passé, et qu'il prête volontiers à ses histoires de demain pour leur donner un substrat de réalité, leur conférer une structure logique indispensable à son propos, a perdu beaucoup de sa crédibilité sociologique. Son passé, qui sert à tout moment de référence à ses extrapolations, nous apparaît maintenant sous l'éclairage des profondes divergences historiques et culturelles qui séparent son jugement du nôtre.

De là naît cette impression de décalage que la troublante restitution d'un réel “parallèle” due au style particulièrement plat de l'auteur, à ses phrases presque photographiques, renforce encore. Par son prodigieux pouvoir de visualiser littérairement et graphiquement un demain aléatoire, l'œuvre de Verne a su rendre pour la première fois dans l'histoire des lettres, la durée et l'espace malléables, et donc perméables.

Mais, plus que son œuvre émergée — ces romans qui ont connu un bonheur universel en s'échappant du cadre strict de la collection Hetzel pour avoir connu de nombreuses adaptations théâtrales et cinématographiques —, il existe des textes plus secrets, plus intimes, qui firent d'hommes comme Raymond Roussel, par exemple, des amoureux inconditionnels du merveilleux vernien. C'est là que se révèlent les thèmes profonds qui sous-tendent la pensée du Jules Verne anticipateur, du Jules Verne scientiphile, romancier de l'extraordinaire.

Deux romans me semblent exemplaires de sa démarche, ce sont l'Île à hélice et Robur le conquérant ; ils illustrent à merveille le propos vernien et contribuent à la définition de ses mythes. Dans l'un comme dans l'autre apparaissent deux symboles-clé à l'œuvre de Verne : l'hélice et le tour du monde, que l'on retrouve souvent, même à l'état d'ébauche, dans une grande partie de ses textes. L'hélice, nouvel instrument de savoir et de conquête, fer de lance spiralé de la connaissance, permet à l'Homme d'échapper aux contraintes physiques qui le lient à la terre. Elle lui offre l'air, la mer, ces continents de vertige qu'il est avide d'explorer ; elle est dispensatrice de vitesse. Le tour du monde, cercle parfait, circonférence finie qui se répète indéfiniment au long des latitudes, des longitudes, concède à l'Homme le pouvoir de connaître et de définir son cosmos, de s'apprécier par rapport à l'univers.

De la confrontation de ces deux romans naît aussi l'esquisse d'une philosophie vernienne, placée dans une alternative manichéenne entre une démocratie béate, dévoratrice de technologie, et un anarchisme lytique dont les bases reposent sur une véritable connaissance du monde, acquise grâce à la science.

« Créer une île artificielle, une île qui se déplace à la surface des mers, n'est-ce pas dépasser les limites assignées au génie humain, et n'est-il pas défendu aux Hommes d'usurper le Créateur ? » va conclure Jules Verne après le tragique dénouement de l'Île à hélice, dû aux hésitations et aux lourdeurs d'un gouvernement démocratique. Dans ce cas, Verne s'interdit de rêver à un bonheur scientifique possible au sein d'une Humanité repue de technologie. A contrario, quand Robur lance un défi encore plus fantastique que les milliardaires de l'Île à hélice, se jetant à la conquête de l'espace au mépris des interdits de la science officielle, se verra-t-il traité par Jules Verne en un héros prométhéen, dont les Hommes sont encore indignes, faute de savoir s'adapter à la connaissance.

 

L'Île à hélice appartient au cycle des romans doux, où l'aventure s'enlise dans la médiocrité, comme rongée par une lèpre intérieure, lèpre morale due à l'impuissance existentielle de l'Homme à se surpasser quand il s'étouffe au sein d'une société idéale. Robur le conquérant fait partie du cycle des romans furieux, où le héros précurseur, anarchiste, échappant aux lois, triomphe des contingences humaines.

« Lorsqu'un voyage commence mal, il est rare qu'il finisse bien. » C'est par cette splendide lapalissade que Verne nous introduit sur l'Île à hélice, cet extraordinaire paradis pour milliardaires, hygiénique, scientifique, sorte d'utopie inversée où tous les problèmes se résolvent par l'argent plus que par le savoir. De forme fœtale, ronde au sein de l'océan Pacifique, l'île faite de caissons métalliques boulonnés, propulsée par ses hélices qui développent une puissance de dix millions de chevaux, se déplace d'archipel en archipel, dans un long voyage vers d'improbables Cythère. Le confort y est urbain, l'agriculture électrique. Des lunes d'aluminium l'éclairent, des chars à bancs électriques voiturent ses passagers à travers la ville, les jardins, les champs ; des salles de bains vous étrillent automatiquement, les montres racontent l'heure, une quantité d'appareils bizarres permettent de communiquer par images et par sons ; les immeubles y sont en métal, en ciment et en verre. Les habitants qui la peuplent sont beaux et bien faits, à l'image du surhomme américain tel qu'allait le populariser plus tard la bande dessinée. « Avec un peu d'imagination, on pourrait croire qu'ils appartiennent à un autre système solaire » dit d'eux Jules Verne. Les plaisirs sont modernes, imaginatifs : la fumée de tabac est distribuée dans l'île comme l'eau, le gaz et l'électricité, on y fait des cures de thérapeutique musicale, les journaux sont en pâte comestible et leur encre en chocolat. Même la mort y est moins fréquente qu'ailleurs. Seul, l'art reste curieusement attaché à ses traditions. Comme la plupart des anticipateurs, Verne est ici incapable de franchir ses limites culturelles et condamne déjà l'Impressionnisme en train de naître.

Le décor est planté ; les héros, un quatuor de musiciens français, s'y installent. À l'apogée du bonheur physique, que peut-il se produire de nouveau pour une civilisation ? La situation ne peut que se dégrader. Mais Verne s'avère ici impuissant à imaginer le processus. Tout frétillant d'aise à décrire son île, jouant avec les mots au besoin, fasciné par le voyage interminable à travers le Pacifique, il se complaît dans un compte rendu historique, géographique, ethnologique. Les peuples heureux n'ont pas d'histoire ; ils s'enlisent dans le bonheur. Aussi, quand il faudra répondre à l'agression, seront-ils incapables d'y faire face. Tribordais et Bâbordais, qui s'affrontent au nom de la même idéologie plaisiriste, seront incapables de se départager par un vote afin de prendre d'ultimes résolutions pour la sauvegarde de l'île. Celle-ci fera naufrage dans une tempête. Ainsi périra cette création absurde, née de la conjugaison fatale, selon Verne, de l'idéal démocratique américain et d'une inadaptation congénitale de l'Homme aux réalités scientifiques.

C'est cette même impuissance qui condamne les membres du Weldon Institute, un club d'aéronautes, à ne pouvoir se départager sur le choix de leur Président, au commencement de Robur le conquérant.

Tout commence ici dans ce mélange de précision et de flou qui caractérise les histoires d'ovnis. Une quantité de témoignages sincères, circonstanciés, et d'autres, plus douteux, trament l'atmosphère trouble du mystère nécessaire à l'apparition du héros vernien. Quand il interviendra enfin, ce sera pour apporter la preuve flagrante que la science des irrésolus n'a pas d'avenir ; seul son Albatros, sorte de nef aéromotive, autre île à hélice de l'espace aérien, peut apporter une solution réaliste au problème de la navigation atmosphérique. Pour convaincre ses adversaires du Weldon Institute, Robur entraînera le Président et le secrétaire dans une randonnée haineuse à travers les airs, dans un tour du monde de la rage, affrontant montagnes de l'Himalaya, tempêtes électriques, baleines et gypaètes, lueurs crépusculaires, phénomènes météorologiques et autres, lançant des sarcasmes aux Humains rivés au sol qu'il rencontre.

Indignes d'apprécier ce voyage convulsif, les “ballonnistes” du Weldon Institute s'acharneront à détruire la fabuleuse invention de Robur. Ce dernier renaîtra de ses cendres.

Ainsi en est-il de toute action lyrique, semble dire Jules Verne ; quand elle s'appuie sur une véritable connaissance scientifique, elle permet à l'Homme de deviner son futur. Mais cet art de la divination ne peut s'acquérir qu'en outrepassant les normes, en se libérant du carcan de la société. En s'élevant ainsi vers Dieu, l'Homme s'attribue le pouvoir de créer.

Les romans de Jules Verne se veulent exemplaires ; l'histoire s'inscrit, déjà fossile, entre les pages, entre les gravures, elle se magnifie par le livre. Pour Verne, le geste de l'écrivain inspiré suffit à déterminer le vécu, il investit le futur et plie le temps, l'espace à ses caprices. Par ailleurs, il l'enferme, il le condamne à s'inscrire à l'intérieur de petits univers parallèles qui naviguent à travers la durée, sans autre perspective que d'être intégrés par l'esprit d'un lecteur ; espaces imaginaires qui se reconstituent de génération en génération dans les limites d'expériences individuelles. Il n'y a aucune chance que cette suite d'univers intimes que forment les millions de lecteurs de Jules Verne se soudent et forment une nouvelle chaîne causale susceptible de déterminer l'avenir. Ils dérivent séparément vers des futurs qui ne se rejoindront jamais où un nombre infini d'appareils à hélice, tous différents les uns des autres, feront un nombre infini de tour du monde sur des Terres qui ne ressembleront jamais à la nôtre. Par ce schéma, Verne détermine les prémisses d'une mythologie conjecturale où la spéculation romanesque prend le contre-pied de la démonstration philosophique.