Marcel Aymé, le faussaire du quotidien
dans le cadre du dossier Marcel Aymé du Magazine littéraire, 1977
Marcel Aymé écrivain réaliste est aussi, et d'un même mouvement, un écrivain fantastique. Mais il n'a pas besoin, pour cela, de fantômes, ni de dragons. Il lui suffit de décrire le quotidien.
Un éléphant, ça trompe, dit la chanson ; ce n'est pas une raison pour douter de la réalité de l'animal car, s'il trompe, c'est en raison de ses caractéristiques morphologiques et qu'un calembour en forme de trompe n'a pas nécessairement le pouvoir d'influer sur l'environnement. À l'inverse et dans un tout autre domaine, si une peinture est bonne, c'est qu'elle est susceptible d'avoir des qualités gastronomiques et que ce potentiel culinaire peut un jour conduire un artiste à sublimer son œuvre en lui conférant une valeur nutritive. Les mots n'ont d'effet sur la réalité que s'ils sont précédés d'un raisonnement et accompagnés d'une action humaine, pense Marcel Aymé. L'Homme emprisonné par les contraintes sociales, comme l'État qui dispose des lois, ont la faculté d'agir sur l'univers grâce au langage ; bien sûr, ils n'emploient pas les mêmes procédés : l'État édicte des décrets, l'individu a recours à sa marginalité, il agit plus sournoisement, en utilisant au besoin la subversion ou en jouant de son innocence. Mais l'un et l'autre font implicitement le jeu de cette guérilla que l'Humanité a lancée depuis toute éternité contre les évidences, ils connaissent les réactions de leur adversaire et savent quand il faut y céder et quand il faut les combattre. Naturellement, quand l'État impose ses calembours à la vie quotidienne, cela s'accompagne d'une tentative de viol sur la personnalité de chacun, puisque l'État c'est moi, tandis qu'au contraire, quand l'individu essaye de se libérer de l'emprise de la société en jouant avec les mots, soit il est récupéré, puisque l'État c'est nous, soit il devient irrécupérable : alors on l'épingle en exemple de ce qui peut être fait mais qui n'est pas souhaitable pour l'avenir de l'espèce humaine, ou bien on le rejette aux oubliettes de la raison.
À partir de ce postulat qui ne semble pouvoir être discuté que par les aliénés, se nouent les relations entre l'Homme et la matière, entre l'Homme et les choses, l'Homme et le temps, l'Homme et les animaux, les symboles, la religion, les légendes et les contingences quotidiennes, qui sont l'objet des multiples variations que leur fait subir Marcel Aymé. Si la nature semble intangible au premier regard et défier l'analyse, il semble que les lois humaines aient toutes les facilités pour déjouer ou transgresser cet ordre, à la condition essentielle d'opérer les mutations qui s'imposent à l'aide du langage, moyen magique pour avoir prise sur la réalité. Les nouvelles lois que promulgue l'État, comme les pouvoirs spéciaux que l'individu acquiert pour se libérer de l'asservissement du quotidien si ceux-ci ont su pousser jusqu'à l'absurde les vertus de la sémantique. La condition nécessaire pour que la nouvelle métaphysique de l'existence se perpétue, c'est que les mots ne changent pas de sens ou que les Hommes ne changent pas d'idées. C'est dire l'équilibre fragile qui préside à cette troublante cosmogonie humaine rêvée par Marcel Aymé à travers ses nouvelles fantastiques.
Pourtant, malgré le désir naturel de classifier, de répertorier et de répartir en strates identifiables les textes contenus dans les six recueils qu'il a fait publier, il paraît impossible de réduire l'ensemble de ses œuvres à un constat banal, enfin de démontrer qu'il est impossible à un écrivain d'échapper aux méthodes terroristes de l'exégèse. Si Marcel Aymé se laisse souvent aller au plaisir de jouer avec les mots, avec les idées, qu'il confond langage et réalité, il ne le fait jamais systématiquement ; non conformiste par essence, il déjoue ses propres pièges et s'évade du nouveau classicisme qu'il se surprend à formuler en choisissant d'autres biais, en inventant deux thèmes nouveaux, à la limite du fantastique et du naturalisme, de la légende et du rêve, du journal officiel et du conte à dormir debout. Bref, son fantastique est si personnel, si spontané, si passionné qu'il le réinvente à partir de ses propres sources, opérant une surenchère sur l'originalité et le mépris de la routine.
En fait, ce qui paraît le plus important, c'est que Marcel Aymé ne se soit jamais considéré comme un auteur fantastique ; en mêlant dans ses recueils le truculent et le saugrenu, il tente de prouver qu'il n'y a pas de différence essentielle entre l'apparent et le réel ; tout se confond dans la vision subjective qu'il a du monde. Au commencement, et c'est sans doute la source profonde de ses écrits fantastiques, il s'agit pour lui de décrire avec imagination les permutations intimes qui se produisent en milieu naturel. Delphine et Marinette, les héroïnes enjouées des Contes du chat perché, se contentent de les observer avec une jubilation évidente. Cet enracinement paysan que Marcel Aymé ne désavouera jamais et qui s'exprimera d'une manière absolue dans un de ses plus beaux romans fantastiques, la Vouivre, va pourtant passer au second plan dans ses nouvelles. Déjà, dans son premier recueil, le Puits aux images, "Pastorale" raconte comment, selon la boutade d'Alphonse Allais, les villes de l'avenir s'implanteront à la campagne, ou mieux, comment les villages deviendront villes, sous forme de tours uniques, plantées tout bonnement au milieu des champs. Ici, le ton n'est pas encore trouvé ; sous l'apparent débraillé du récit perce surtout une satire de l'exode rural et de ses conséquences. Puis, soudain, tout décolle : au lieu de se limiter au pamphlet, Marcel Aymé se met à décrire comment un poète mathématique va perturber l'avenir de cette cité villageoise où règne l'inceste constitutionnel. Poussé par son démon bouffon, il lance des coups de patte à l'égard des mœurs littéraires, des maires conservateurs, de la poésie, du monde tribal des campagnes. Mais, anarchiste, citadin, amoureux de la ville qui a facilité sa libération individuelle, il ne peut s'empêcher, grâce au subterfuge d'un bureau des songes que gère un expert en libido, de tâter le pouls de cette parodie de village et de faire le constat d'échec de la civilisation rurale.
De même, dans "Au clair de la Lune", la fée, qui sort d'un sommeil de neuf cents ans, n'aura qu'une envie, c'est de s'adapter à la technologie pour réaliser les souhaits du premier couple d'amoureux imbéciles qu'elle rencontrera — ceux-ci se disputent pour savoir si piano s'écrit avec un x ou avec un t. Tout ça parce qu'un gendarme s'étonnera qu'elle n'ait pas mis de feux arrières à son équipage de lapins volants. La rupture est accomplie. Aymé, désormais paysan de Paris, villageois de Montmartre pourra dauber tant qu'il voudra sur les mœurs erratiques des citadins ; c'est cette diversité qui l'étonne, ce dérisoire désir de survivre qui le surprend : la ville est bien le creuset de l'extraordinaire et, même si l'on tente de s'en évader en devenant passe-muraille, on se frotte inéluctablement aux parois de la réalité au point de s'y ancrer à jamais.
Dans son deuxième recueil, le Nain, il ébauche ses thèmes principaux : une apologie de la marginalité d'abord, seule source d'autonomie réelle. Quand le nain de son histoire commence à grandir, il découvre peu à peu les vertus de son ancien état qu'il rejetait. À partir du moment où il prend un nom, Valentin, au lieu de s'appeler le nain, où il devient de la même taille que tout le monde, ses chances de vivre libre s'amenuisent : auparavant, fantasme de cirque, sur les franges de la sécurité sociale, il avait le pouvoir de rêver à d'impossibles futurs, à d'impossibles amours avec la femme serpent ; désormais, à mesure qu'il s'enferme dans le conventionnel, son avenir se rétrécit aux limites de la normalité.
"La Liste" nous fait assister à la naissance du fantastique administratif. Dans le cercle de famille où vit Noël Tournebise, ses filles sont si nombreuses qu'il est obligé d'en tenir la liste pour leur attribuer les tâches de la journée. Il suffit qu'un jour l'un des noms soit amputé sur la feuille de papier qu'il porte toujours sur lui pour qu'une de ses enfants perde toute substance sociale. Dès lors, une à une, les filles de Tournebise vont s'effilocher dans son souvenir ; parallèlement, en même temps que s'estompe leur existence légale, elles acquerront une plus grande liberté de comportement. N'est-ce pas la preuve que leur nom influait sur leur destinée ?
Avec "l'Affaire Touffard", vertigineux récit où un continuateur parodique de Sherlock Holmes, O'Dubois, s'acharne à découvrir le sanglant assassin des douze descendants d'un milliardaire en jouant avec le mot pince : pince à sucre, pince-nez, pince-monseigneur, c'est l'État qui se fait pincer pour la première fois la main dans le sac de convenances. Aymé, dans cette nouvelle délirante où brillent les feux les plus évidents de son imagination foisonnante, découvre avec une habileté démoniaque quel est le véritable assassin de l'individu ; cette identification de l'État criminel donnera prétexte, à travers ses différents recueils ultérieurs, à des enquêtes serrées sur toutes les malversations commises par ce monstre obscur et dévorateur.
Enfin, dans "Rue Saint-Sulpice", c'est d'un processus inverse à celui de "la Liste" qu'il s'agit : le clochard anonyme que rencontre un jour un marchand d'articles religieux, effrayé par sa propre liberté, est prêt à accepter le déterminisme que lui propose le hasard. En le faisant poser pour des photos de Jésus, le boutiquier de la rue Saint-Sulpice va lentement l'amener à se prendre pour le fils de Dieu. Mais le rôle est douteux ; la certitude intérieure qu'acquiert l'individu quand il choisit empiriquement une de ses vies possibles n'est pas automatiquement reconnue par les autres ; il ne suffit pas de marcher sur les eaux pour que vos semblables vous prennent pour le rédempteur.
Dès lors, parallèlement à son œuvre de romancier, puis de dramaturge, Marcel Aymé va se livrer avec une faconde extraordinaire à de subtiles variations sur ces thèmes de base : les pouvoirs de la marginalité, la pression de l'État, la recherche de l'identité, les virtualités de l'individu, dans trois recueils de nouvelles qui constituent certainement une des œuvres majeures du fantastique de la première moitié du xxe siècle, Derrière chez Martin, le Passe-muraille et le Vin de Paris. Que ce soit ce romancier tellement concerné par ses personnages qu'il ne peut les amener à vivre ou à mourir que s'ils le désirent ; ce village où tout le monde est double, même les cocus, ce qui ne facilite pas les relations sexuelles ; ce grand homme qui finit par oublier son passé en contemplant sa statue dans un parc public ; ce malheureux à qui Dieu donne malencontreusement une auréole qu'il est obligé d'assumer dans la vie courante, jusqu'à la lie ; ce condamné à mort qui préfère redevenir enfant plutôt que de passer sous les bois ; ou bien ces Sabines qui se multiplient à travers le monde, à la conquête de nouveaux amants, et qui tâtent de la difficulté d'être infini ; ou enfin ce percepteur qui, par conscience professionnelle, finit par donner sa femme à l'État, toutes ces histoires sont prétexte à s'amuser avec les mots, avec les gens, avec le destin afin d'en tirer un feu d'artifice où le réel est systématiquement mis en question, où les mœurs administratives sont le jouet d'aberrations inquiétantes, où l'individu soumis aux lois absurdes de la société tente de s'en évader par l'humour ou l'imaginaire. Même si ses tentatives de déjouer le quotidien ne se soldent pas toujours par des réussites au niveau de ses héros, les pétards que Marcel Aymé aura glissés sous le cul du conformisme resteront en bonne place dans le manuel des farces et attrapes.
Simultanément, se greffe un thème nouveau, déjà apparu dans Derrière chez Martin, celui du temps et de la relativité perçue. Encore une fois, si le temps se modifie, c'est que l'État a tout pouvoir de décision sur son écoulement. À partir du moment où les moments ne sont plus ce qu'ils étaient, l'individu finit par douter de ce qu'il est. Ainsi, l'un des multiples Martin de Marcel Aymé, héros provisoire et sans cesse remis en question par les événements, les identités, s'habituera difficilement à vivre un jour sur deux, mais, une fois qu'il aura pris le pli, il contestera qu'on puisse exister autrement. Mais les deux plus belles nouvelles d'Aymé sur le même sujet, celles qui ressemblent le plus à ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler Science-Fiction, par le souci de jouer logiquement avec un paradoxe, s'intitulent "la Carte" et "le Décret". Ici, Marcel Aymé, atteint au vif par les années d'occupation, trouve un ton différent ; parce qu'il ressent avec acuité la difficulté d'être libre à un moment où la Nation, les Hommes sont spoliés de leurs droits, sa plume se fait moins drolatique, plus amère pour raconter comment se déroulerait la vie si nous étions rationnés en temps et qu'il nous fallait donner des tickets pour apparaître civilement, ou ce qui se passerait si les gouvernements mondiaux décidaient de sauter d'un coup dix-sept années afin d'activer les lendemains qui chantent.
Joueur passionné d'imaginaire, joueur de mots — qu'on se souvienne de ce personnage roussellien, cet oncle Tom qui apparaît soudain dans une de ses nouvelles, à qui il manque une case au double sens du terme : parce que sa maison vient de brûler et parce qu'il est fou —, Marcel Aymé est sans aucun doute l'auteur français qui a pratiqué l'art fantastique avec le plus d'enivrement à une époque où la spéculation littéraire n'empruntait guère les voies du romanesque. Parce qu'il se méfiait de l'ordinaire, qu'il appelait une contrefaçon, il a su dynamiter le quotidien avec la nitroglycérine de ses rêves d'anarchiste nonchalant.