la Science-Fiction : années 50
au sommaire du catalogue de l'exposition les Années 50, Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou, Paris, du 30 juin au 17 octobre 1988
- par ailleurs :
En 1950, le Figaro littéraire publie un article de Claude Elsen, "le Roman “fantastique” va-t-il tuer le roman “noir” ?", où, pour la première fois, le terme de Science-Fiction, créé en 1926 par l'américain d'origine luxembourgeoise Hugo Gernsback, apparaît en France, au moins pour le grand public. L'année suivante, en mars, Raymond Queneau relance dans Critique. Il sera suivi en octobre par Boris Vian et Stéphane Spriel [sic] dans les Temps modernes. En 1953, c'est au tour d'Esprit, puis des Cahiers du Sud de célébrer le genre sous les signatures de Michel Carrouges, Jacques Audiberti et Michel Butor sans négliger celle de Stephen Spriel. En quelques mois, tout ce que l'intelligence française compte de noms brillants ou prometteurs semble se coaliser pour saluer ce nouveau (?) genre venu des États-Unis.
Mais c'est dans France dimanche, hebdomadaire intellectuellement moins huppé, que le grand public découvre au début de 1952 des nouvelles de SF américaines, dues à Ray Bradbury, à A.E. van Vogt et autres célébrités encore inconnues de ce côté-ci de l'Atlantique.
Cette rencontre des extrêmes continue à caractériser trente ans après l'audience de la Science-Fiction. Genre intellectuel ou genre populaire ? Vecteur des possibles, de réflexion, voire de subversion, ou simple littérature d'évasion, qualifiée par Jean-François Revel de « germe culturel intensément inepte et grossier »
?(1)
Une autre opposition, manifeste dès la redécouverte du genre au début des années 50, vient refendre le domaine. Est-il principalement, sinon purement, anglo-saxon, voire américain ? Ou bien s'inscrit-il aussi, malgré son indéniable redécouverte grâce au courant américain, dans une tradition littéraire européenne et en particulier française ?
La création de collections va aiguiser ce double clivage. Début 51, naît "le Rayon fantastique", coproduction Hachette-Gallimard, codirigée par Georges H. Gallet et Stephen Spriel, qui s'illustrera en publiant notamment Cristal qui songe et les Plus qu'humains de Theodore Sturgeon, le Monde des Ā et la Faune de l'espace d'A.E. van Vogt, et le premier volume de la trilogie d'Isaac Asimov, Fondation. Mais sur la fin de la même année sort, au Fleuve noir, une collection consacrée à des auteurs français, résolument populaire et sans aucune prétention littéraire. Son titre, "Anticipation", la rattache à la tradition française des romans d'“aventures scientifiques” de l'entre-deux-guerres. Et ses couvertures, illustrées par René Brantonne, sont en elles-mêmes un témoignage de l'époque.
En 1954, surgissent deux institutions du genre qui existent toujours. La revue Fiction, créée par Maurice Renault sur le conseil de Jacques Bergier, longtemps animée par Alain Dorémieux, réussira à faire coexister Fantastique et Science-Fiction, traductions et nouvelles françaises. Avec sa concurrente, Galaxie, elle va révéler l'art du conte de Science-Fiction, et des écrivains comme Robert Sheckley ou Philip K. Dick. Elle donnera aussi leur première chance à des auteurs français comme Jacques Sternberg (à vrai dire belge) et Philippe Curval.
L'autre institution, c'est la collection "Présence du futur", dirigée chez Denoël par Robert Kanters, mais dont les premiers choix, décisifs, furent ceux de Stephen Spriel : Ray Bradbury avec Chroniques martiennes, H.P. Lovecraft avec la Couleur tombée du ciel, Fredric Brown, Alfred Bester, Richard Matheson.
Il faudrait citer cent noms pour rendre compte de la richesse de cette ère de découvertes dont les témoins ne sont pas encore bien remis. Retenons-en deux qui furent des best-sellers durables et qui caractérisent bien l'ambivalence de ce rêve américain que porta la SF.
Le Monde des Ā d'A.E. van Vogt célèbre le super-héros dans un univers de super-puissances et de super-forces. Mais non sans subtilité ni prétention à l'intellectualisme et à l'utopie. Boris Vian qui le traduisit ne s'y trompa pas. Ce roman frénétique, plus célèbre en France qu'aux États-Unis, est devenu beaucoup plus tard, dans sa réédition chez J'ai lu au cours des années 70, avec plus de sept cent mille exemplaires, le best-seller absolu du genre. Mais lors de sa parution, en 1953, il fait figure de curiosité intellectuelle pour fanatiques du genre. Ceux-ci savent y lire la protestation victorieuse, ultime peut-être, d'un sujet autonome contre la montée des Empires gris.
Le succès des Chroniques martiennes, comparable, fut beaucoup plus rapide, en raison sans doute de son ambiguïté, entre littérature traditionnelle et “vraie” Science-Fiction, et plus encore de sa critique suave de l'American way of life. Poète habile et chatoyant, Bradbury propose à une France politiquement déchirée par la guerre froide à la fois le reflet du rêve américain et sa contestation, l'éclat des chromes et la dénonciation du racisme, l'ouverture vers l'espace et la condamnation du maccarthysme. Pour beaucoup d'enseignants de l'époque et d'aujourd'hui, Bradbury représente la Science-Fiction respectable. Pour la plupart des amateurs, il y a longtemps qu'il est sorti du domaine. Malentendu significatif d'un public et d'un pays travaillés par des valeurs contradictoires, humanisme et pragmatisme.
Car dans l'accueil qui fut alors réservé à la SF et dans les critiques qui lui furent opposées, il faut accorder une grande place au contexte international et à la guerre froide. Les doctes dissertèrent longuement et savamment sur le point de savoir si elle était une manifestation de l'impérialisme américain ou au contraire une occasion de sa subversion. Les amateurs s'en fichèrent éperdument, quitte à répartir leurs admirations ou anathèmes, manifestant par là une indifférence aux jugements des maîtres-à-penser, alors originale mais qui devait s'étendre singulièrement à la fin de la décennie suivante. Pour beaucoup d'étudiants des années 50, la SF, littérature d'idées, fut une école d'ironie et d'indépendance d'esprit. Elle leur tint lieu de culture autant que de contre-culture. Elle fut la littérature de l'accession au monde des idées non reçues de toute une fraction de la classe moyenne alors en rapide ascension sociale pour cause de savoir.
La Science-Fiction des années 50, ce fut aussi une esthétique des couvertures, naïves comme celles de Brantonne, futuristes comme celles de Galaxie, abstraites et distinguées chez Denoël, recherchées pour Fiction. Une esthétique de l'objet technologique et du paysage extraterrestre qu'il convient de rapprocher de l'indifférence absolue avec laquelle la France artistique et bourgeoise reçut vers 1950 la première exposition d'Yves Tanguy puis les œuvres de Roberto Matta.
Il est enfin un lieu qu'il faut citer pour rendre compte de l'intense prurit intellectuel qui accompagna la naissance de la SF en France : la librairie de la Balance créée en 1953 par Valérie Schmidt et que fréquentèrent Vian, Queneau, François Le Lionnais, Butor, Pierre Versins, et très assidûment les deux hommes qui ont sans doute le plus fait à cette époque pour le développement de la Science-Fiction, Stephen Spriel (de son vrai nom Michel Pilotin) et Jacques Bergier.
Apparue en France dès le début des années 50, quelque peu négligée au cours des années 60, explosant dans les années 70 et s'étant bien maintenue au cours de nos années 80, la littérature de Science-Fiction apparaît avec le recul comme le signe d'un basculement de la France dans le monde moderne, industriel, technologique, voire scientifique.
Et plus encore dans un univers international, planétaire, voire désormais interplanétaire, où les écrivains nationaux tentent, tant bien que mal, de préserver leur identité sans avoir pu s'appuyer sur une école indigène ancienne et honorable mais trop longtemps interrompue. Il ne fait guère de doute que la tradition de Jules Verne et de J.H. Rosny aîné, reprise par Jacques Spitz puis René Barjavel et prolongée par Pierre Boulle et Robert Merle, n'a pas fait le poids devant l'invasion anglo-américaine. La sagesse relative de l'anticipation à la française a définitivement cédé le pas devant la frénésie poétique et explosive de la Science-Fiction dont la découverte fut probablement l'un des faits culturels marquants et durables des années 50. La persistance de deux des principales collections et de la revue créées à cette époque suffit sans doute à le démontrer.
- Dans l'article "Jésus Bond contre Docteur Yes" (1965).↑