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Gérard Klein : choix d'articles

Jacques Sternberg ou le Robot écœuré

Première parution : Fiction 51, février 1958

Un frisson d'angoisse leur parcourant l'échine, quelques bons esprits ont émis un jour l'idée qu'on en viendrait à construire des machines à fabriquer des romans, des robots doués pour la littérature. Quelle effroyable littérature, pensaient-ils, dénuée de toute sensibilité, dotée d'une logique en forme de hasard et d'un humour authentiquement absurde, glacialement rigoureuse et pourtant dominée par l'improbable et l'incongru, hantée par le spectre de l'observation méticuleuse autant que par celui d'une expérience étrangère. Il ne leur est jamais venu à l'esprit qu'une telle machine puisse exister déjà, ni que ses œuvres soient publiées sous un masque humain, chez les éditeurs les plus respectables. L'idée que l'on pût mettre le talent, celui qu'ils s'accordaient par exemple, en équation, les émouvait trop ; aussi ont-ils rejeté dans un avenir utopique et délicieusement inquiétant cette conception d'une “machine à écrire”.

Ils sont excusables. Ils n'ont sans doute jamais lu Sternberg et ne l'ont pas non plus rencontré. Sinon, ils auraient perçu dans son style le cliquètement des relais, ou décelé dans ses yeux la lumière froide et clignotante des tubes électroniques.

Peut-être la structure électronique de Jacques Sternberg s'explique-t-elle par ce qu'il est et ce qu'il a été. Il est né à Anvers en 1923 ; il est curieux des connaissances nouvelles au point d'avoir étudié la théorie de l'effroi dans Kafka — et d'en avoir vérifié la pratique pendant la guerre dans un camp de concentration ; il a exercé assez de métiers pour savoir que l'homme est une mécanique éminemment adaptable. Bien qu'il s'intéresse beaucoup à la science-fiction, ses connaissances scientifiques sont réduites au minimum ; mais l'essentiel est qu'il soit extrêmement sensible à l'esthétique nouvelle qui jaillit de l'éclat des lampes d'un laboratoire, de la régulière instabilité d'un oscillographe, ou du métal poli d'une coque de fusée ; et c'est cela, l'avenir. Bien des savants sont intellectuellement plus proches de la science à venir que Sternberg, mais en préférant la peinture de Rubens à celle de Paul Klee, ou en négligeant la beauté des éprouvettes dont ils se servent, ils montrent qu'ils sont émotionnellement beaucoup plus attachés que lui au passé. Ils fabriquent peut-être le Futur, mais Sternberg, lui, appartient déjà tout entier à l'avenir.

C'est pourquoi le passé de Sternberg n'est pas tellement important ; il ressemble, à des degrés divers, à tous nos passés. Il semble plutôt que ce soit son futur qui compte. Ce qu'il va faire le modèle beaucoup plus que ce qu'il a fait. Une théorie philosophique élaborée pour la première fois par Aristarque d'Alexandrie présentait le passé comme le développement logique du futur, et prétendait qu'un état donné ne découle pas d'un état précédent, mais se trouve nécessité par un inéluctable avenir, en un mot que la causalité se déroule en sens inverse du temps. Elle convient parfaitement au personnage de Sternberg qui, de nouvelles en romans, de photomontages en articles, s'achemine sûrement vers ce que, de toute évidence, il devait être : un robot écœuré.

Vous n'en remarquez rien, pourtant, lorsque vous le voyez pour la première fois. Vous croisez un petit homme à l'air ordinairement triste. Il traîne légèrement les pieds, ses yeux s'efforcent d'être ternes. Il se vêt de gris. Trop banal pour être vrai.

Écoutez-le, lisez-le, et il se métamorphosera en une sorte d'araignée tissant à la vitesse de la lumière une toile saugrenue, jetant ici et là des fils absurdes, humectant d'une bave logique le filet où vous viendrez vous prendre. Et la toile va se mettre à étinceler, va se replier et exploser en même temps et se transformer en une sorte de cristal, une forme si froide que vous vous efforcez de l'abandonner avant que vos doigts soient gelés, mais vous ne pouvez, et tout le temps que vous lisez ou que vous écoutez, vous devez mener un dur combat contre cet étranger de l'extérieur, et contre cet étranger de l'intérieur qu'il sait faire naître en vous-même.

Étranger, Sternberg l'est d'abord au monde, car il ne tient à rien, sauf à lui-même, et ce serait la marque du plus parfait des égoïsmes si, par un suicide permanent de son intellect, il n'était perpétuellement étranger à lui-même. Essayez donc de cerner Sternberg ; vous n'y parviendrez pas, puisqu'à la page quatre de son livre, il contredit ce qu'il dit à la page une tout en s'appuyant sur la même absurde logique.

Car chez lui, l'absurdité est reine. Il n'y a pourtant rien de moins philosophique que l'absurdité que Sternberg aime à déceler dans le genre humain. C'est au contraire une très réaliste absurdité, malgré les apparences ; c'est en quelque sorte le fruit de l'étude et de l'expérience d'un étranger, d'un natif de Bételgeuse qui contemple sans surprise et sans étonnement (pourquoi s'étonner, pourquoi s'indigner ?) les us et coutumes de notre planète.

Il est enfin étranger au lecteur ; Sternberg a appris auprès de Kafka une froideur nécessaire, mais il y a chez lui, à côté d'une rigueur glaciale (la rigueur n'étant pas recherchée pour elle-même, mais pour son caractère glacial), un carrousel perpétuel, une suite de rebondissements, de pirouettes qui interdisent au lecteur de se trouver jamais à l'aise. Sternberg n'est pas un de ces écrivains qu'on apprend par cœur et dans l'univers desquels on aime à trembler ou à se trouver. Dans le monde de Sternberg, il n'y a pas de place pour l'émotion ; c'est un monde dans lequel vous pouvez avancer solitaire, mais où vous ne percevrez jamais l'écho de vos pas. On a parlé de feux d'artifices à propos de Sternberg, mais c'est une erreur. Il s'agit plutôt de cristaux de neige, de fleurs, de glace, à coup sûr de rien qui puisse réchauffer. Et en un siècle où l'intimisme béat et le pessimisme sentimental assaisonnent largement une planète vite attendrie, c'est une excellente chose.

On comprend, dans ces conditions, que Sternberg ait très largement le culte de l'artificiel. Il y a chez lui une aversion innée pour tout ce qui est chaud, vivant et qui échappe à la beauté d'une régularité et d'un contrôle parfaits. Il manifeste au contraire une admiration profonde pour tout ce qui est minéral et inéluctablement prédéterminé, le mouvement des planètes et des étoiles, la giration des galaxies, comme si cette détermination absolue opposée à l'agitation fébrile de la vie consacrait une sorte de dignité et de valeur. Cette admiration est poussée à son paroxysme lorsqu'elle porte sur des objets fabriqués, parfaitement artificiels, parfaitement abstraits de la nature et abstraits de l'homme.

Sternberg est, sans nul doute possible, l'homme de la ville. Il n'est à son aise que sur des allées goudronnées, qu'entre des falaises de ciment, que dans les boyaux carrelés de la ville où rugit le plus parfait des monstres de métal, le métro, non pas qu'il s'y sente chez lui, mais précisément parce qu'au sein de la ville, il est plus parfaitement détaché et froidement observateur. Il en va de même pour son humour. L'humour des choses inanimées, des trajectoires prédéterminées que suivent les étoiles, c'est le hasard. Le démon de Maxwell peut faire brusquement bouillir un point d'un verre d'eau jusque-là parfaitement tiède ; c'est improbable mais cela se peut ; et le démon est le hasard. De même, l'humour de Sternberg est fondé sur l'imprévisible, le gratuit, sinon le démentiel. La logique et le hasard, quoique apparemment contradictoires, se complètent dans l'esprit de Sternberg parce qu'ils excluent radicalement toute humanité.

Voilà ce qu'est Sternberg, ou du moins, ce que je pense qu'il est. Et cela se traduit dans ce qu'il écrit, dans sa logique, dans son attitude à l'égard du monde inanimé de l'artificiel et du monde écœurant de la vie, à tel point que je pense qu'il vaudrait mieux, peut-être, le reproduire lui-même, en une édition de luxe, aux exemplaires numérotés, plutôt que de persister à imprimer ses livres. Mais il est vrai que l'on ne commencera à fabriquer des robots de son modèle que dans cinquante ans.

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Sa logique, sa façon de pensée, ou, si l'on préfère, le mode d'emploi de ce robot, Sternberg les a donnés dans sa Géométrie dans l'impossible. C'est la déroute de l'ordinaire en même temps que le piège de l'habituel, mathématiquement formulés.

Rien de plus ordinaire qu'un affamé, rien de plus habituel qu'un homme-sandwich ; mais lorsqu'un affamé engloutit un homme-sandwich, nous quittons l'habituel et l'ordinaire, sans pourtant les perdre de vue, pour plonger dans un domaine peuplé de gens qui ont si bien raté leur existence que la mort les rate toujours, de machines dont l'unique but est de s'ennuyer, sillonné de routes taillées en pointe par la perspective, mais qui — cela ne se voit que lorsqu'il est trop tard — vont réellement en se rétrécissant au point d'enserrer un camion dans un mortel étau d'arbres.

Si l'on veut, Sternberg prend perpétuellement le réel au sérieux, mais ne tient jamais le sérieux pour vrai, à la façon du reste des meilleurs cartoonists pour qui il a une grande admiration.

Ses théorèmes de la Géométrie dans l'impossible sont en fait des légendes sans dessins. C'est une mise en évidence de l'absurdité du monde, le monde n'étant pas pour Sternberg absurde parce qu'il n'a pas de sens, mais parce qu'il en possède trop qui finissent par s'exclure et se dévaloriser mutuellement.

Aussi rien n'est plus éloigné de la plaisanterie ou du canular que la logique de Sternberg. Ses découvertes sont plus grinçantes que drôles, insolites plutôt que comiques, et le rire qu'elles éveillent a un son discordant.

Cet humour est un humour de robot, si l'on y regarde d'un peu près. Il résulte d'une volonté d'enfermer les choses dans les mots qui les expriment ; c'est un humour abstrait qui naît d'une association inattendue, qui abandonne bientôt la réalité pour se poursuivre sans fin dans le domaine parfois vaporeux des concepts. De même que les personnages des meilleurs cartoonists américains, Steinberg et Partch, les réflexions de Sternberg sont linéaires et abstraites.

Quant à l'insolite, il naît du hasard le plus pur. On sait qu'on peut donner des mots à mélanger à un cerveau électronique et qu'il en tire les assemblages les plus réjouissants, du type « Les vagues mortes enjambent les nuages ». Mais parce que Sternberg est un robot extrêmement perfectionné, il est pourvu d'un dispositif d'élimination des phrases sans intérêt, dépourvues de toute intelligibilité ou simplement anodines. Il a poussé cette méthode à son aboutissement logique dans son étonnant "Vingt mille lieues sous l'avenir", encore inédit, dans lequel il est impossible de trouver une demi-page qui soit logiquement nécessitée par le texte précédent. La désarticulation, pour ne pas dire la désintégration, de l'action, est totale : les gags s'enchaînent les uns aux autres avec un mépris total de l'ordre ou de l'antériorité, de l'espace ou du temps. Car le temps lui-même n'est pas épargné. Il semble n'être pour Sternberg qu'une succession d'instants, ou encore qu'un perpétuel élargissement du présent. Cela explique sans doute l'absence d'action continue ou d'action tout court dans les histoires de Sternberg, absence allant de soi, puisqu'une action implique un passé, un présent, un devenir, et qu'il ne connaît que l'actuel : le temps des phrases de Sternberg est un présent qui se déplace, non pas un déplacement des personnages dans le présent.

Cette désagrégation est une façon d'affirmer la liberté totale en face de la fatalité morne de l'ordinaire. Car cet humour, cet insolite, ce goût des jeux du hasard résultent d'une ferme volonté de rendre le monde intéressant. La réalité est épouvantablement morne et ennuyeuse, et si l'on y regarde de près, avec l'œil détaché d'une machine, la vie n'est que répétition et monotonie. Mais c'est l'homme, se complaisant dans la médiocrité, qui impose aux faits d'être ennuyeux. Ce que la Géométrie dans l'impossible nous raconte, au fond, c'est la vengeance des faits, la rébellion des objets contre la tyrannie humaine. Les ombres refusent d'obéir à leur propriétaire, les reflets s'en vont faire un tour, la mort prend des vacances, et les machines décident de se reposer.

Et cette permanente vengeance des faits et des choses que l'homme ennuie et qui s'expriment par la plume du robot Sternberg, explique peut-être son inextinguible besoin d'expression. Sternberg écrit très vite, trop vite parfois, parce que ses idées chevauchent bien plus rapidement que ne s'abattent les touches de sa machine à écrire. Les éditeurs, interloqués par ses manuscrits, hésitent. Peu importe. Sternberg s'éditera lui-même. J'ai sous les yeux plusieurs des plaquettes polycopiées qu'il répandit de par le monde. La plupart, qu'il s'agisse du Petit précis d'histoire du futur ou du Journal de mon futur passé, sont introuvables, car d'autres, toujours, leur succèdent. Le Petit silence illustré est la pararevue de cette paralittérature en ces temps de parapsychologie. Elle s'est infiltrée jusque dans la Bibliothèque Nationale, où elle sera, n'en doutons pas, le grain de sable qui se glisse dans les rouages.

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Cette sympathie d'un robot pour les choses réellement inanimées serait presque touchante si l'on pouvait parler de sentiments à propos de cristaux. Car il est bien évident que ce goût affirmé de Sternberg pour les choses régulières, qui s'oppose à sa relative répulsion vis-à-vis des êtres vivants, se porte tout d'abord sur les minéraux, et sur cette colossale cristallisation irrégulière qu'est une ville.

Cela se manifestait déjà dans la Géométrie ; il y était question de villes immenses et désertes, et au-delà même de ce qui était dit, la ville était peut-être le seul lien de ces textes étrangement divers ; sa présence était silencieuse mais inévitable, elle était là en tant que murs, que rues grises et pluvieuses, en tant que caves, en tant que toits, fenêtres et rideaux tirés, en tant que fatalité mathématique des numéros pairs et impairs des maisons. La ville était le personnage dont on ne parle pas, le cadavre dans l'armoire.

Dans le Délit, postérieur d'un an à la Géométrie, la ville fait une entrée fracassante. On la sentait venir. Ses fondations étaient déjà prêtes, mais elle n'avait pas encore jailli du sol. Voilà qu'en une nuit, c'est fait. Au bout de cette nuit, le héros du Délit découvre une réalité « bien plus effrayante que le cauchemar » dont il venait de sortir.

On peut définir le Délit, comme la marche d'un coupable à travers une ville entièrement déserte, abandonnée, sans qu'il sache pourquoi, peut-être parce que « depuis des années la ville avait été désignée comme champ d'expérience de l'explosion du gaz atomique ». C'est peut-être un délire, c'est peut-être un cauchemar, mais c'est effroyablement réaliste, à la fois réaliste et abstrait. C'est une ville vue par des yeux qui se sont dépouillés de l'ordinaire enveloppe de l'ennui. C'est un labyrinthe qui n'est au fond qu'un désert compliqué.

Car la fascination qu'exercent le minéral et l'inanimé, l'intemporel sur Sternberg, trouve sa solution logique dans le désert ou dans l'espace. L'espace ou le désert de Sternberg ne sont pas des réalités épiques, ils sont bien plutôt des négations abstraites. Ils plaisent à Sternberg, beaucoup plus par tout ce qu'ils excluent que par tout ce qu'ils peuvent contenir. Ils sont l'image même de la stérilité, ils sont purs de toute humanité. À la limite, ils ne peuvent pas être décrits. Ce n'est sans doute pas un hasard que la première nouvelle de Jacques Sternberg publiée dans Fiction se soit appelée "le Désert", et qu'elle ait mis en scène des extra-terrestres instantanément détruits par le bruit de la vie, par le bruit d'un avion, lorsqu'ils commettent l'imprudence de se poser sur la Terre.

Mais cet espace, ce désert, ce temps, il faut bien les meubler, faute de quoi ils demeureraient ternes et sans profondeur, même brillant de leur éclat métallique. Aussi Sternberg n'hésite-t-il pas à imaginer dans la plus pure tradition de la science-fiction toutes sortes d'êtres qu'il pare des qualités des minéraux, ou encore. auxquels il accorde les pouvoirs de l'absurde qu'il avait énumérés dans la Géométrie dans l'impossible. Dans sa nouvelle "le Navigateur", l'une des plus intéressantes qu'il ait écrites en matière de science-fiction, nous assistons à un véritable carrousel de planètes composées de caoutchouc, de mica, de diamant, de goudron, et d'êtres-phantasmes dont les formes effarantes éclatent devant nos yeux stupéfaits. Il y est même question des Actuphages. Des Actuphages de la planète Actur. Mais les Actuphages ne sont pas comme les autres, ils n'ont ni la propreté du diamant ni la netteté de l'acier, ils sont hésitants, ils sont belliqueux, ils sont écœurants. Les Actuphages sont les hommes. Et leur destruction est une mesure de salubrité publique pour les habitants de la galaxie.

Cette attitude vis-à-vis du monde minéral, et par contraste vis-à-vis des humains, autorise un rapprochement qui n'est peut-être pas gratuit. Dans son roman Sanctuary, Faulkner met en évidence les défauts de l'un de ses héros, Popeye, gangster de son état, en le décrivant avec des termes empruntés à la mécanique. Par exemple « Il avait cette qualité vicieuse et sans profondeur du fer blanc ». Mais chez Sternberg, l'inverse est la règle. Les adjectifs empruntés aux métaux ou au vocabulaire technique décrivent des qualités. Faulkner, que Sternberg admire, est tourné vers le passé ; Sternberg évolue dans un monde historiquement contemporain de celui de Faulkner, mais dans lequel les valeurs se trouvent exactement renversées. Ce qui est défaut pour le premier est déjà une qualité pour l'autre. Et ce n'est pas une coïncidence. C'est seulement la preuve de la disparition d'une conception de l'homme remplacée par une autre.

Ainsi, lorsque Sternberg fait la différence entre l'homme et l'objet, c'est pour bien mettre en évidence l'insuffisance de l'homme eu égard à l'objet. La vie ne peut se racheter qu'en redevenant cristal, ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être.

Dans une nouvelle remarquable de Sternberg, "Quoi ? ", parue dans la Géométrie dans la terreur, la confusion entre l'homme et un objet devient totale et dramatique. Le pilote d'un astronef tombe sur une planète et les habitants de ce monde l'étudient avec un vif intérêt. La façon de vivre de ces êtres est du reste purement incompréhensible pour l'homme, il n'y a pas d'odeur sur ce monde, rien que des formes géométriques et parfaites et des bruits réguliers et obsédants ainsi que des couleurs vives. Et ces êtres finiront par tenter une expérience décisive avec l'homme, ils le pousseront dans un abîme pour le voir s'envoler ; sachant qu'il est venu du ciel, ils l'ont pris pour un astronef.

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Ce point de vue du cristal ne laisse aux humains dans les histoires de Sternberg qu'une place bien spéciale : celle de l'aberration. Les humains ne sont pour lui que des erreurs, des minéraux ratés, des parasites. Devant la vanité des humains, leur laideur, leur mollesse, leur barbarie, le robot demeure écœuré. Il n'y a nul espoir d'améliorer jamais ces êtres répugnants et querelleurs. Il n'y a qu'une seule chose à faire : les détruire. Et au hasard de ses nouvelles ou de ses romans, Jacques Sternberg s'acharne sur l'espèce humaine. Dès "un Beau dimanche de printemps", il présenta l'équivalent des humains sur Mars comme des parasites repoussants et veules, tandis que dans leurs cavernes souterraines, les vrais Martiens se préparaient à détruire en une seule nuit les envahisseurs venus de la Terre. Dans "le Navigateur", la Terre est enfumée comme l'on fait d'un nid de rats. Dans "les Conquérants", les humains belliqueux et destructeurs trouvent sur le lieu de leur triomphe ce qu'ils n'attendaient pas, la contagion de la mort, et suivent de près leurs innocentes victimes.

Ce dégoût de l'homme, et plus précisément de l'homme en tant qu'être physique soumis à toutes sortes de servitudes et esclave de la monotonie de ses réactions, éclate mieux que partout ailleurs dans "Vingt mille lieues sous l'avenir". Le héros, qui est considéré par l'auteur comme un être au fond tout à fait normal, anodin, subit tout ce qui peut arriver de pire, au sens sternbergien du terme, à un humain ; il naît et meurt plusieurs fois, il est constamment pris au mot ou encore il prend les choses au pied de la lettre, il bascule constamment dans le fossé toujours approfondi de son incapacité à sortir de lui-même. Le saugrenu ne peut pas l'atteindre, il est humain. Il devrait être secoué d'un rire homérique ou frappé d'une incurable tristesse en face de ce monde dément, mais il ne réagit pas, il ne remarque rien. Il est de naissance sourd et aveugle. Il est muré dans son petit monde humain d'ambitions, de plaisirs, de luttes et de malheurs. L'immensité glaciale de l'univers ne saurait l'émouvoir ; heureusement, car il ne se relèverait jamais de la grande frayeur des espaces infinis.

C'est du moins une interprétation des "Vingt mille lieues sous l'avenir". Il en est peut-être d'autres, mais celle-là trouve sa place dans le contexte sternbergien. N'était-ce pas déjà le même thème qui se trouvait développé dans "le Petit précis d'histoire du futur", qui fit un certain bruit lorsqu'il parut dans Cellules grises. Dans cette désolante histoire de l'humanité à naître, les hommes s'entredéchirent, ratent leurs expériences, construisent et détruisent avec la même rage folle, sans jamais la moindre lueur d'intelligence, comme de répugnants insectes occupés à miner le sol qui les porte. Mais les Vénusiens les attendent, qui, pour le plus grand bien de l'univers, détruiront les quelques survivants de la folie des hommes.

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Car il fallait en arriver aux Vénusiens, ou aux Martiens, ou aux Sconges, ou au Navigateur, à tous ces êtres qui appartiennent à la faune de la science-fiction, mais qui surtout se ressemblent étrangement, en ce sens qu'ils sont radicalement et définitivement inhumains, abhumains. Ce ne sont pas des surhommes puisqu'ils se situent en dehors de l'humain, c'est-à-dire en dehors de toutes les faiblesses et de toutes les lâchetés. Ce sont des êtres froids, splendides, aux yeux de glace, sûrs d'eux ; ce sont des robots, véritables maîtres d'un monde mécanique, immense et multiple, trop vaste, trop net, et trop désert pour l'homme, d'un monde de science-fiction qui se confond peut-être avec le monde réel que l'homme refuse de voir, le monde dans lequel la Terre n'est qu'un point infime, et dans lequel les choses importantes sont les étoiles qui brûlent, rougeoient, les galaxies qui tournoient, les électrons qui s'évadent des noyaux atomiques ou qui parcourent les nerfs de cuivre d'une machine parfaite. C'est un monde sans bavures et sans à peu près. Un monde méticuleusement ordonné, celui, après tout, que nous découvrons lorsque nos yeux abandonnent les fumées sales des cheminées et se portent sur le ciel nocturne. Et l'homme, fragile et inadapté vis-à-vis de ce monde qui le tolère à peine, a commis la monstrueuse erreur de s'en croire le maître. Les Vénusiens, les Martiens ou les Sconges ne rient pas de cette erreur, car le rire est la manifestation d'un plaisir humain qu'ils ignorent, mais ils en suppriment inexorablement les causes ; ils indiquent à l'homme cette « sortie qui est au fond de l'espace ».

Les microbes, un beau jour, sans prévenir, se mettent brusquement à grossir, si bien que toute l'eau des villes, puis celle des fleuves, puis celle de la mer enfin, se transforment en une masse protoplasmique et gélatineuse. Il n'y a devant cette invasion d'autre solution que la fuite ; encore les retardataires seront-ils dévorés vifs par les microbes affamés. Mais où fuir ? La Terre entière est infestée. Les survivants, peu nombreux, se concertent et décident d'essayer de gagner une autre planète, d'abord pour sauver leur peau puisque c'est ce à quoi tiennent le plus les humains, et ensuite pour maintenir dans les siècles à venir le flambeau de la vie, de l'humanité et de la civilisation.

Ils partent donc, et partout ils sont repoussés. Non pas qu'on leur fasse la guerre ; nulle part ils ne rencontrent de population hostile ; mais sur chaque monde qu'ils explorent, ils ne rencontrent qu'une étrangeté mortelle. Ils s'étaient crus les maîtres du monde et la raison d'être de l'univers, et, tandis qu'ils s'amenuisent, ils s'aperçoivent qu'ils n'en étaient qu'un accident, toléré par erreur ou par hasard.

Jusqu'au jour où les Sconges arrivent. Les humains ne doutent pas que la présence des Sconges va tout arranger. Leur forme est humaine, donc rassurante, et si leur beauté et leur froideur sont inquiétantes, elles valent mieux que l'anonymat de l'espace ou que l'incompréhensible nature des planètes De fait, les Sconges s'occupent des humains rescapés et les emmènent sur leur monde. Mais là les humains ne peuvent trouver le sommeil, et au bout de longs jours d'agonie, ils meurent jusqu'au dernier, de fatigue. Et les Sconges respirent.

Car ç'avait été un piège d'un bout à l'autre, ils avaient semé les germes des microbes géants dans l'eau de la Terre et ils savaient que l'univers entier serait définitivement hostile à l'homme. Ils avaient minutieusement prévu cette « sortie au fond de l'espace », et ils n'avaient pas, en l'orchestrant, le moindre remords, seulement l'impression de nettoyer un coin de l'univers où, trop longtemps, une vieille toile d'araignée avait été oubliée. Ils savaient parfaitement pourtant que les Terriens étaient des êtres humains.

« Mais cette notion d'humain, c'était précisément ce qui dégoûtait le plus les Sconges. »

Tout le livre a été écrit pour cette phrase. Encore faut-il l'expliquer. Il est intéressant, à cet égard, de remarquer que la haine que Sternberg semble porter à notre temps qu'il déchire à belles dents en maintes nouvelles sarcastiques, s'accompagne d'un incoercible besoin de ce temps. Sternberg est sans doute possible le personnage d'une seule époque, la nôtre, ou plutôt celle qui va être, plus extrême encore, faite de l'extermination de masse et des camps de concentration aussi bien que des merveilles de la technique et des surfaces nickelées des cerveaux électroniques. Il y a de tout cela dans la Sortie est au fond de l'espace. L'homme a donné l'exemple du pire et du meilleur. Les robots le jugent maintenant et le condamnent comme il s'est condamné lui-même. Et le plus terrible pour l'humaniste, ce personnage égotiste et anthropocentriste, est peut-être que cette condamnation suivie de cette exécution ne tire pas à conséquences.

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Mais l'homme une fois détruit, la vie continue. Celle des robots. Et il ne faut pas les négliger. Ils sont faits à l'image de l'univers de Sternberg. Ce sont des cristaux, dotés à la fois d'une parfaite logique interne et d'une perpétuelle fortuité. Deux des personnages de la Sortie est au fond de l'espace bénéficient quelque peu de l'indulgence de Sternberg. C'est qu'ils possèdent à un certain degré ces qualités : Diegher, qui a organisé le départ des rescapés en fusées, ressemble un peu à Orson Welles, par son caractère entier et par son attitude génialement désordonnée ; Wiana est un étrange personnage féminin que Sternberg décrira sans doute plus longuement un jour ou l'autre, sous ce nom ou sous un autre, car il semble lui tenir à cœur. À eux deux, ils constituent ce que l'espèce humaine comporte de plus précieux aux yeux de Sternberg, ils sont à la fois totalement logiques et totalement instinctifs. Ils ignorent les contraintes autant que les faux-fuyants. Ils n'ont pas à vouloir être. Ils sont et ils agissent, à moins que la passivité ne soit leur état naturel. Ils n'ont pas cette allure malsaine de faux animal et de demi-dieu qu'il plaît à l'homme de se donner.

L'esthétique de ce monde de robot est dénuée de toutes contingences. Dans "Comment vont les affaires ? ", une gigantesque usine de savon, sorte d'entité mécanique composée de rouages et d'ouvriers, installée sur toute la surface d'une planète, finit par prendre goût à la fabrication du savon, au point qu'elle y met tout son art, toute sa puissance, tout son temps, qu'elle néglige la quantité au profit de la qualité, qu'elle ne produit plus qu'une savonnette par mois, puis par an, puis par siècle. Peu importe, la fabrication du savon est devenue un art puisqu'elle n'a plus d'utilité, plus de sens immédiat autre que la satisfaction de l'artiste.

La beauté des personnages de Sternberg, humains ou robots, est comparable à celle de ces colonnes naturelles de pierre, sculptées par le vent, qui dominent certains déserts de la Terre, et qui sont le résultat mathématique d'un hasard implacable et du jeu inexorable de lois physiques, une seule et même chose. Qui donc osait dire que le hasard est l'antithèse de la beauté, puisque les paysages que les hommes admirent en sont le produit ? Ainsi Sternberg, au travers de l'extrême artificiel, retrouve-t-il peut-être l'extrême naturel, mais un naturel dont l'homme s'était détourné. Or, c'était de l'homme que Sternberg voulait s'évader ; il a examiné les humains et pesé son écœurement. Il connaît maintenant les limites de sa prison. Il l'abandonnera demain en se penchant sur ses frères les robots.