Gérard Klein : préfaces et postfaces
Edward Whittemore : le Codex du Sinaï
Robert Laffont • Ailleurs et demain, mars 2005
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Certaines œuvres, certains romans mais aussi des nouvelles, échappent au domaine de la science-fiction, si extensive que soit la définition qu'on donne de cette espèce littéraire.
Cependant elles semblent par construction destinées surtout aux lecteurs de science-fiction, voire parfois à eux seuls, tant elles échappent aux conventions habituelles de la littérature dite générale. Elles développent en général une sorte d'élaboration rationnelle poussée jusqu'aux frontières de l'absurde, voire du délire paranoïaque, tout en s'affirmant avec une jubilation ironique comme de la fiction.
En d'autres termes, elles renoncent avec allégresse aux séductions du mentir-vrai, de la vraisemblance et de la copie plus ou moins conforme de la réalité commune, pour exalter les saveurs plus fortes de l'invention débridée, de l'histoire énorme, de la tall story des Anglo-Saxons. Elles sont trop incroyables pour se réclamer du réalisme et trop logiques pour procéder de l'onirique ou du fantastique. Bien entendu elles font grincer les dents des lecteurs académiques et mettent parfois du temps à s'imposer. On ne peut pas les prendre au sérieux et pourtant elles sont tragiquement sérieuses par ce qu'elles révèlent de l'absurdité irrémédiable de la condition humaine.
Leur nombre est trop grand, bien qu'elles soient rares, pour qu'on puisse ici faire plus qu'en citer quelques exemples. Ainsi dès l'Antiquité, l'Histoire véridique de Lucien de Samosate. Plus près de nous, les Cinq livres de François Rabelais. Tout un versant de l'œuvre de William Shakespeare dont évidemment la Tempête. Sans doute ce chef-d'œuvre trop méconnu de Sterne, Tristram Shandy. Bien entendu l'Alice au pays des merveilles et De l'autre côté du miroir de Lewis Carroll. Et aussi Kafka, et les Fictions et autres contes énigmatiques de Jorge Luis Borges. Il y a, bien sûr, le V. de Thomas Pynchon et l'Ada de Vladimir Nabokov. Plus près encore, le Pendule de Foucault d'Umberto Ecco. Et dans le présent presque immédiat le Cryptonomicon de Neal Stephenson et la Conspiration des ténèbres de Théodore Roszak. C'est à cette cohorte étrange qu'appartient le Quatuor de Jérusalem, d'Edward Whittemore qui comprend le Codex du Sinaï, Jérusalem au poker, les Ombres du Nil et la Mosaïque de Jéricho.
Tous ces livres diffèrent les uns des autres mais un fil rouge les parcourt comme jadis les cordages de la marine anglaise. C'est d'une manière ou d'une autre (et les manières varient fort ce qui laisse entier le plaisir de leur découverte) l'idée d'une autre réalité aux couleurs plus fortes que celles de la nôtre, d'une histoire secrète, voire d'un complot, en fait imaginaire ou objet d'une suspicion ironique. L'énigme et la manipulation sont les ressorts de l'intrigue mais se confondent dans le texte la manipulation supposément dévoilée et celle dont le lecteur est l'objet ravi. Le fait littéraire prime sur la mimésis supposée. Impossible de prendre au sérieux ces textes et ces auteurs et pourtant ils sont terriblement sérieux dans ce qu'ils nous révèlent des faux-semblants du monde et de notre insondable propension à la crédulité.
Ainsi le Quatuor de Jérusalem apparaît comme une sorte d'uchronie où les évènements qui servent de repères appartiennent bien à notre histoire mais où les fils de cette histoire sont tenus par des personnages plus grands que nature et aussi fascinants qu'invraisemblables. Vous croyez savoir qui a écrit collectivement la Bible, texte qui unit et sépare tout à la fois les croyants des trois religions du Livre, (une série de prêtres, de poètes et d'historiens). Eh bien vous allez avoir une révélation sismique. Vous pensez que des factions ou des minorités intolérantes se disputent depuis des siècles et tout spécialement au nôtre la Ville trois fois sainte de Jérusalem. Pas du tout : elle est l'enjeu d'une partie de poker. Vous avez admiré la grande pyramide de Chéops, sur place ou par images interposées. Mais vous ignorez que son sommet recèle un studio parfaitement équipé où s'est joué plusieurs fois le sort du monde.
Le tout décrit d'une plume sûre, précise, enjouée, tragique et parfois aussi intolérable dans son atrocité que la réalité qu'elle évoque.
Edward Whittemore est un personnage presque aussi étonnant que ses créations. Né en 1933 dans une famille assez aisée et presque historique de la Nouvelle Angleterre, diplômé de l'université de Yale en 1955, il fut d'abord officier dans le corps des Marines et servit au Japon. Il fut alors approché par la CIA, apprit le japonais en catastrophe et travailla pour l'Agence pendant plus d'une dizaine d'années, en Extrême-Orient, en Europe puis au Moyen-Orient. C'est cette expérience qui lui fournit la matière de ses romans, celle de l'Extrême-Orient pour le premier, Quin's Shangaï Circus (1974) et celle du Moyen-Orient pour les quatre suivants, le Codex du Sinaï (1977), Jérusalem au poker (1978), les Ombres du Nil (1983) et la Mosaïque de Jéricho (1987), les quatre derniers formant le Quatuor de Jérusalem qui manifeste une connaissance approfondie de l'histoire complexe et troublée de cette partie du monde et en particulier de la Palestine.
Apparemment, il quitta la CIA au début des années 1970 et renoua avec une ancienne ambition, devenir un écrivain, au besoin dans le dénuement. Il vécut en Crête, réapparut à New York en 1972 ou 1973, puis s'installa à Jérusalem sur la fin des années 1970, revenant régulièrement à New York où il occupa une série de pied-à-terre et passant souvent l'été dans la vaste demeure que sa famille possédait dans le Dorset, dans l'État du Vermont. On dit aussi qu'il fut directeur d'un journal en Grèce, salarié d'une fabrique de chaussures italienne, et qu'il travailla au Bureau des Narcotiques de la ville de New York quand Lindsay en était le maire. La vérité est qu'il tâchait de survivre tout en écrivant.
Marié deux fois et deux fois divorcé alors qu'il servait dans les Marines et travaillait pour la CIA, il passe pour avoir été un grand séducteur, toujours accompagné de femmes belles et généralement artistes. Son arrière-grand-père avait été un pasteur presbytérien et son arrière-grand-mère avait écrit des romans sentimentaux à l'usage des jeunes filles pauvres et c'est sans doute de ces travaux littéraires qu'étaient venus l'aisance de la famille, la demeure victorienne et son mobilier d'époque.
Whittemore ne renoua pas avec cet aspect de la tradition familiale puisque, lorsqu'ils furent publiés, tous ses romans furent des échecs commerciaux aux États-Unis bien que son talent ait été comparé par la critique à ceux de Carlos Fuentes, de Thomas Pynchon et de Vladimir Nabokov. Mais il conserve des admirateurs fervents.
Edward Whittemore est mort en 1995, des suites d'un cancer de la prostate diagnostiqué trop tard, alors qu'il travaillait à une nouvelle œuvre demeurée inachevée, et il repose près de la demeure familiale, dans le Vermont [1] .
Indépendamment du plaisir qu'il prendra, je l'espère, à découvrir l'univers baroque et uchronique du Quatuor de Jérusalem, le lecteur français y trouvera peut-être l'occasion de réévaluer l'opinion peu flatteuse qu'il se fait le plus souvent de la CIA et des services de renseignement en général. Car à lire ses romans, à défaut de ses notes de synthèse, Edward Whittemore apparaît comme un remarquable analyste qui connaissait son Moyen-Orient sur le bout du doigt même s'il tire ici son histoire du côté de la métaphore et de l'imaginaire. Et ses employeurs n'étaient donc ni naïfs ni ignorants. On sait du reste, au moins depuis John Le Carré, que les services de renseignement aiment assez les écrivains. Ils ont le don qu'il faut pour compléter les lacunes de l'information recueillie et l'imagination nécessaire pour inventer des coups particulièrement tordus.
La plus tragique ironie de cette histoire parallèle à la nôtre, qui va du début du dix-neuvième siècle à la Guerre des Six Jours, est que ses trois protagonistes, un Juif Arabe né sous les pharaons qui ne sait plus s'il est juif ou arabe ni qui il est du reste, un Irlandais catholique fuyant la répression anglaise, et le fils d'un improbable Lord Anglais, Plantagenêt Strongbow, duc du Dorset, qui fait du trafic d'armes pour le compte de la Hagannah et a adopté un nom juif, partagent une utopie commune, réconcilier juifs, arabes et chrétiens dans une Jérusalem pacifiée après tant de siècles d'invasions, de massacres et d'oppressions. Cette utopie, car comment lui donner un autre nom sinon celui d'uchronie, subit en ce tout début du XXIe siècle la violence d'un déni qu'il est difficile de ne pas trouver inscrit dans l'œuvre de Whittemore. Celui-ci désirait sans aucun doute une telle fin heureuse et savait qu'il ne la verrait pas.
Il en voyait un moyen voire un impossible passage obligé dans une démystification de la Bible, commune aux trois religions du Livre, ici découverte avec une violence peu ordinaire et aussitôt supprimée par un prodigieux anachorète albanais émergé lui aussi d'une zone de fracture entre civilisations.
C'est une autre image de l'histoire que vous allez découvrir, à la lisière du conte façon Simbad, de l'histoire secrète, de l'espionnage et de l'actualité.
La lecture de Whittemore a fait surgir en moi un vieux souvenir qu'on me permettra d'évoquer. C'était à Alger, pendant la guerre. J'y connaissais un homme singulier dont j'ai oublié le nom, un Levantin aux origines mystérieuses et qui n'aurait pas déparé le Quatuor. Il servait d'intermédiaire et d'informateur aux deux camps au moins, et sans doute à quelques autres, et il prétendait pouvoir dire si tout allait bien ou mal dans les Casbahs à la rotondité du ventre des ânes. Une après-midi du printemps ou de l'été 1962, à la terrasse d'un café de la rue d'Isly, nous avons écouté à quelques-uns, fascinés, cet homme nous raconter par le menu avec une effrayante érudition, depuis la préhistoire, l'enchaînement des catastrophes, des guerres, des atrocités qui ravagèrent le Maghreb aussi loin qu'on remonte. Et de conclure cette fresque, sur notre question presque incrédule, « Mais pourquoi ? », par cette réponse péremptoire et inattendue :
« C'est le sel, monsieur, c'est le sel. Cette terre est imprégnée de sel ».
Le sel de la mer, le sel gemme des profondeurs du désert, le sel répandu par les Romains sur les murs arasés de Carthage, le sel purificateur, indispensable à la vie, et stérilisant.
Whittemore aurait peut-être aimé être des nôtres, du moins à entendre ce discours.
Peut-être en était-il.
Notes
[1] Toutes ces informations ont été extraites des préfaces et postface qui accompagnent la récente réédition des cinq romans d'Edward Whittemore par Old Earth Books.